La peur du surnaturel

Par Dominique Tassot

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Résumé : Dans la vision biblique du monde, tous les être remontent au Créateur comme à leur source et ne sauraient se comprendre sans lui. En apparence, cette vision des choses s’est vue éclipsée par une vision scientifique du monde, dans laquelle désormais tout s’explique sans jamais faire appel à une cause surnaturelle. L’histoire de la Terre en constitue un cas emblématique : la géologie prétend tout interpréter sans la moindre allusion au Déluge biblique, irruption majeure dans le train-train quotidien des causes secondes, les seules admises dans la « théorie tranquille » de Charles Lyell. Mais ce rejet de la cause première est irrationnel, pur acte de détestation du Père et surtout refus d’une finalité inscrite cependant dès la création de tous les êtres. De ce refus d’une cause surnaturelle, il s’ensuit que nous perdons l’intelligence du monde qui nous entoure, si tant est qu’ « en toutes choses – selon le mot de La Fontaine – il faut considérer la fin ».

            Il  y a un quart de siècle, l’auteur de ces lignes se présentait à l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle) pour y déposer le titre d’une revue. Il s’agissait de s’assurer que ce titre n’était pas déjà pris, afin d’en réserver l’usage avant de lancer l’impression. Cette procédure, aujourd’hui informatisée, fut alors l’occasion d’une conversation avec une préposée aux brevets et dépôts de marques. À l’énoncé du titre « Science et Foi », cette charmante personne commença par croire qu’il s’agissait d’une revue médicale : elle avait compris « Science et Foie » ! Le quiproquo étant levé, et restant devant « Science et Foi », elle eut cette réaction : « Çà, c’est original ! » En poussant un peu, pour elle, on aurait presque pu breveter la formule s’il avait été admis de breveter les noms communs.

            Cette anecdote est hautement significative de l’état de laïcisation des esprits. La foi, et tout ce qui l’accompagne, est perçue comme relevant d’un univers stratosphérique que la science – en prise, elle, avec le réel – ne rencontrerait jamais. Plus généralement, le surnaturel, loin d’être reçu comme le tréfonds explicatif de tout ce qui existe, fait l’objet d’une suspicion qui trahit la peur : s’il est évoqué dans les cercles intellectuels, il dérange.

Les rationalistes encartés sont pourtant très peu nombreux. L’Union rationaliste compte tout au plus 300 membres, même si l’on y trouve des savants distingués.

Mais cette minorité agissante exerce une influence disproportionnée sur les milieux scientifiques : c’est elle la gardienne de l’orthodoxie naturaliste. On l’a bien vu lorsque Guy Berthault intervint au cours d’un congrès de la Société géologique de France, à Lille, en 1993. Il y projetait une vidéo, intitulée « Expériences fondamentales de stratification »[1],  dans laquelle on voyait une lamination se produire lors du dépôt d’un mélange intime comportant de gros grains (noirs) et de petits grains (blancs). Pierre Julien, professeur de sédimentologie à l’université du Colorado, y commentait, avec son sympathique accent canadien, les formules de mécanique expliquant le phénomène. Deux géologues réagirent vivement contre la présentation. Peu après, Claude Babin, de l’université Claude Bernard de Lyon, dénonça chez Guy Berthault., un « danger créationniste », la menace d’un retour au Déluge ! La cause fut entendue et, au lieu de s’interroger à haute voix sur les effets nécessaires des transgressions et régressions marines, la Société Géologique de France s’empressa de tourner la page.

Ici encore, un réflexe psychologique avait joué, mais un réflexe conditionné, la réaction prévisible du scientifique professionnel face à la moindre allusion à la Bible : baisser le rideau, éviter toute communication entre des univers qui doivent rester séparés. Impératif catégorique ! Mais impératif irrationnel, d’autant plus injustifiable que l’intuition du savant ne se reconnaît par ailleurs aucune limite, ouverte qu’elle fut à la pomme de Newton comme au serpent de Kekulé[2]. Certes, des géologues utilisent à l’occasion le mot « déluge », par exemple lorsque la rivière Bijou Creek, au Colorado, le 19 juin 1965, fut submergée après deux jours de pluies torrentielles, lesquelles déposèrent, sur plusieurs centaines de mètres de largeur, environ trois mètres de sédiments variés, comportant des strates superposées et même d’épaisses strates inclinées formées alternativement de sables et de boue[3].

On ne peut donc plus dire que ces formations si différenciées (épaisses ou fines, horizontales ou inclinées) correspondent à autant de couches déposées successivement.

Et la reproduction expérimentale d’un tel phénomène par Guy Berthault méritait bien que les géologues passassent un peu de temps à en discuter sereinement.   

sédimetation

Certes, la publication de l’épisode de Bijou Creek par Edwin McKee prit le titre de Bijou Creek Flood, mais le mot « déluge » (en anglais flood) ne fut intronisé ici que parce que la chose était absente : un brave petit déluge cantonné dans l’espace et dans le temps, sans aucun risque d’évoquer le spectre importun du Déluge biblique.[4] 

En quoi donc le Déluge est-il si dérangeant, ce Déluge qui ne gênait ni Ambroise Paré (qui lui attribuait les fossiles), ni Leibniz[5], ni le Racine des Plaideurs (« Passons au Déluge ! »), ni Cuvier, fondateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie ? Réponse : il s’agit d’une intervention divine dans le train-train quotidien de l’histoire humaine. Dieu s’y montre pour ce qu’Il est : Celui qui, ayant créé toutes choses, en dispose à Sa guise. Celui aussi qui se cache comme un petit enfant : pour qu’on le cherche, mais surtout pour qu’on le trouve ! Si donc l’humanité lui tourne le dos, il finit par se montrer. La tradition orale d’Israël, consignée dans le Livre du Juste, rapporte que l’homosexualité fut la cause immédiate du Déluge. Évidemment, nous savons que ce Déluge d’eau ne reviendra pas (Gn 8, 21), mais Dieu tient en son pouvoir bien d’autres façons de se manifester.

Le surnaturel fait peur au pervers qui s’est détourné de sa propre nature : celle qu’il a reçue en naissant (natura vient du verbe latin nascor, naître), celle qui, même défigurée par la faute  originelle, nous constitue comme autant d’images – fussent-elles imparfaites – de Dieu, appelées donc à lui ressembler.

Le refus du concept de Création ex nihilo s’avère ainsi une autre facette de cette peur des intelligences confrontées au surnaturel.

La méthode Coué est sans doute excellente, mais elle rencontre ses limites. Répéter : « Je me sens bien ; je me sens bien ! » a certainement des effets stimulants, déclenchant des ressorts insoupçonnés de la vix medicatrix naturæ, mais il vient un moment où l’idéalisme se mue en irréalisme[6].

On plaindra donc ceux qui, à la suite d’un athée célèbre, croient tordre le cou au surnaturel en affirmant qu’il n’existe pas : « La question du surnaturel, écrivait en effet Renan, est pour nous tranchée avec une entière certitude, par cette seule raison qu’il n’y a pas lieu de croire à une chose dont le monde n’offre aucune trace expérimentale. Nous ne croyons pas au miracle comme nous ne croyons pas aux revenants, au diable, à la sorcellerie, à l’astrologie[7]. » Et encore : « Ce n’est pas d’un raisonnement, mais de tout l’ensemble des sciences modernes que sort cet immense résultat : il n’y a pas de surnaturel[8]. » Or, sorti du monde des mathématiques (où les êtres sont entièrement contenus dans la définition qu’on en donne), il est extrêmement difficile de prouver que quelque chose n’existe pas. Car les faits ne se démontrent pas ; ils se constatent. La subtile Intelligence à l’œuvre dans la Création, l’harmonie du Cosmos, la finalité universellement agissante chez les êtres vivants, suscitent notre émerveillement, en appellent à notre méditation, mais ne peuvent contraindre notre raison.

Quoi de plus frustrant, en apparence, que d’accepter que les choses soient comme elles sont ? Quoi de plus séduisant qu’une théorie nous persuadant qu’il suffit d’attendre pour voir les êtres se perfectionner d’eux-mêmes et que l’homme, lui-aussi, va se perfectionnant ? En ce sens, la vision évolutionniste met un point d’orgue au naturalisme qui avait peu à peu conquis les intelligences depuis le XVIe siècle. Devenu, croit-il, comme « maître et possesseur de la Nature » (Descartes), l’homme contemporain a calé entre Dieu et lui un vaste édredon où il gigote à son aise, sans plus avoir à se préoccuper de dire « merci ! ».

On sentait encore jadis la nécessité d’une « chiquenaude initiale » ; nous avons désormais deux mots qui en dispensent : Big-bang, puis Évolution. Selon le mot de Dawkins : « Darwin a permis aux athées d’être intellectuellement satisfaits[9]. » Mais il s’agit d’une satisfaction à bon marché. Car l’évolution graduelle est impossible, puisque les supposés intermédiaires (ces fossiles introuvables…), n’étant pas fonctionnels, n’auraient pu survivre.

De plus, l’invraisemblable évolution par sauts demande le même acte de foi que la Création, à la différence que l’Évolution exigerait cet acte à chaque instant et ce sur des millions d’années : fidéisme à répétition, qui finira par fatiguer ses sectateurs !

Le principe d’économie des causes, universellement admis, ne prêche-t-il pas pour une seule Création, faite une bonne fois pour toutes, posant d’emblée dans l’être un univers hyperfonctionnel et super-complet, constitué d’espèces harmonieusement interdé-pendantes et complémentaires ? Face à ce concept d’une Création unique, concept simple, adéquat au réel et cohérent avec l’idée de lois pérennes dans la Nature, quelle crédibilité accorder à une multiplication de chiquenaudes macro-évolutives aléatoires ? Et s’il a fallu que Dieu s’en chargeât, comme l’imaginent les évolutionnistes théistes, combien de fatigues inopinées pour Celui qui avait cru pouvoir se reposer le Septième Jour ?

Mais toutes ces pensées irrationnelles, dépourvues de cohérence théorique comme d’indices pratiques, sont le prix à payer pour rejeter le Dieu de la Genèse, le Dieu qui a créé ex nihilo l’univers complet que nous connaissons, sans demander l’aval des théoriciens, à sa manière à Lui, qui nous dérange car elle paraît trop simple à nos intelligences encombrées.

Une autre composante de la peur du surnaturel est le refus de l’inerrance biblique. On admet à la rigueur que ce texte vénérable soit parsemé de perles étincelantes, d’intuitions fulgurantes qui signent une vague « inspiration divine ».

Mais que tout le texte original, mot par mot, ait été produit d’emblée à l’intention des hommes de tous les temps et de tous les pays, sans pouvoir jamais être contredit par toute vraie science, même à venir, voilà encore un trait surnaturel qui ne « passe » pas, qui dérange notre complexe de supériorité. Or tel est bien le cas : les références scripturaires aux os en témoignent.

À maintes reprises, la Bible associe les os et la santé : « Mes os sont brûlés par la fièvre » (Jb 30, 30) ; « Guéris-moi, Seigneur, mes os sont agités ! » (Ps 6, 3) ; « Ma vigueur succombe à la misère et mes os se rongent » (Ps 31, 11) ; « Cela sera bienfaisant pour tes muscles et rafraîchissant pour tes os » (Pr 3, 8), etc. De telles affirmations pourraient surprendre. Les os n’envoient pas de signaux douloureux et leur seul rôle visible est mécanique : le squelette semble uniquement servir d’ancrage aux muscles pour soutenir le corps et le mettre en mouvement.

Or on sait aujourd’hui que la moelle osseuse, occupant l’espace central creux qui allège l’organe sans diminuer sa résistance (comme dans les poutres et profilés métalliques), est aussi l’un des lieux où sont produites les innombrables cellules du système immunitaire, notamment les globules blancs (leucocytes). Il y a ici une convergence hautement improbable entre ce texte millénaire et la science la plus récente. Cette agitation dans les os (Ps 6, 3 et 31, 11), qui n’est pas mécanique, correspond bien à la mise en branle des réactions de défense contre les agents pathogènes. “Agiter” est d’ailleurs le sens propre du verbe grec ταράττω tarattô, qui a parfois été traduit par “ronger”.

Mais il y a plus. Le système immunitaire fonctionne par identification entre le “soi” et le “non-soi” : il laisse agir le premier et neutralise le second par destruction ou enrobage. Le Français Jean Dausset a reçu le prix Nobel en 1980 pour avoir découvert le « système HLA»[10]  qui opère cette identification. Ce système d’antigènes permet de reconnaître chaque individu : il décide en particulier des rejets lors d’une greffe. Il est transmissible à la descendance, ce qui amène les chirurgiens à prendre certains tissus chez les proches parents de l’opéré.

Or le mot hébreu עצם  ‘étsem, qui veut dire “os”, signifie également  ipse : “soi, soi-même” (vocalisé ‘atsmi ou ‘atsmo); c’est exactement la même racine. La Bible fait d’ailleurs des os un témoin de l’hérédité et de l’identité au même titre que la chair : « Pour le coup, c’est l’os de mes os ! » (Gn 2, 23) ; « N’es-tu pas de mes os [עצמי atsmy] et de ma chair ? » (2 S 19, 14) ; « Tous mes os [עצמתי  atsmothay] me diront : Seigneur, qui est comme toi ? » (Ps 35, 10).

Cet exemple des os nous montre comment Dieu est capable d’exprimer en termes très simples des notions scientifiquement vraies, même si les connaissances biologiques nécessaires pour comprendre en détails comment opèrent les processus immunitaires sont réservées aux spécialistes, vu leur extrême complexité. On sait que les très grands savants – comme le chimiste Linus Pauling, prix Nobel et auteur d’un manuel renommé – sont parfois capables d’exposer très simplement les faits de leur science, tandis que la plupart des scientifiques parviennent difficilement à sortir de leur jargon technique.

Pourquoi Dieu, qui est lui-même Source du savoir comme de la chose à connaître, ne pourrait-il pas y parvenir et nous donner dans la Bible des indications qui, rigoureusement exactes sur le plan scientifique, n’en restent pas moins intelligibles pour tous ceux auxquels elles sont adressées ? 

Ainsi l’univers ne se comporte pas comme un paquet d’atomes zigzagant au hasard dans l’espace ; il nous est intelligible parce qu’il relève d’une Intelligence créatrice. Or agir intelligemment, c’est agir en vue d’une fin. L’univers se présente donc comme un hymne à la gloire de Dieu, comme une invitation à discerner dans les réalités matérielles un reflet de réalités immatérielles. Tous les efforts pour ne pas voir le monde tel qu’il est, pour le réduire au format de la plate vision que nous en donne la science seule, pour en écarter les réalités spirituelles – seules à même, pourtant, de satisfaire nos véritables aspirations – ne font que rejouer pour notre génération incrédule la première tentation, celle qui eut lieu dans le jardin d’Éden. L’orgueil consiste cette fois-ci à mettre sa confiance dans les productions humaines, les théories notamment, plutôt que dans la Parole de Dieu.

Or Dieu crée par la Parole : « Il a parlé et tout a été créé » (Ps 148, 5). Celui qui a créé la nature ne va pas se plier à ce que nous en connaissons, puisque c’est de Lui qu’elle tire à la fois son être et son sens ! À l’encontre du refus orgueilleux du surnaturel, vient la confiance, la foi, qui nous ouvre non seulement le monde de la grâce, mais aussi ce monde matériel qui nous captive (dans les deux sens du mot). Oui, selon le mot de saint Paul : « C’est par la foi que nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, le visible provenant ainsi de l’invisible. » (Hb 11, 3) 

Refuser l’invisible revient à rejeter la finalité et donc l’accès à l’intelligibilité du monde. Ô laïcisme, où donc est ta victoire ?       

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[1] Cette vidéo est visible sur le site sedimentology.fr.

[2] Cf. Le Cep n°45, octobre 2008, pp. 4-5.

[3] McKEE, Edwin, “Flood deposits, Bijou Creek, Colorado, June 1965”, in Journal of Sedimentary Petrology, sept. 1967.

[4] Indirectement, le risque existait bien : cette publication eut un effet décisif sur la pensée de Guy Berthault. Si en effet une pluie locale provoque en quelques heures plusieurs mètres de dépôts sédimentaires variés, alors le principe – accepté intuitivement – que les strates superposées relèvent de plusieurs dépôts successifs distincts s’en trouve infirmé, si bien que l’extra- polation entre les 3 mètres de Bijou Creek en 24 heures et les 2000 mètres du Grand Canyon au cours des mois du Déluge biblique s’impose presque naturellement.  

[5] LEIBNIZ, G. W., Protogæa. De l’aspect primitif de la terre et des traces d’une histoire très ancienne que renferment les monuments mêmes de la nature (1693), rééd. Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993, pp. 26-29.

[6] Anecdote. Un lointain cousin, à l’occasion d’une traversée de l’Atlantique en paquebot, vit un jour à l’affiche une conférence du célèbre docteur Coué. Malheureusement la conférence dut être annulée : c’est que le Dr Coué avait le mal de mer !

[7] RENAN, Ernest, Vie de Jésus (1863), rééd. Paris, le Seuil, 1992, p. 12.

[8] RENAN, L’Avenir de la Science. Pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1890, p. 47.

[9] DAWKINS, Richard, The Blind Watchmaker, Harlow, Longman, 1996,

p. 6.

[10] De l’anglais Human Leucocyte Antigen. Jean Dausset avait fait cette découverte en 1958.

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