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Par : Roy Le Mgr Alexandre

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Les préjugés des historiens des religions1

Mgr A. Le Roy2

Résumé : L’objectivité de la science commande au chercheur de mettre de côté ses préjugés. Mais, dans les sciences humaines, l’objet et le sujet se confondent. Si bien que ce n’est plus le recul critique qui réglera l’objectivité, mais l’ouverture à l’autre, le désintéressement et l’humilité, qui sont autant de vertus morales. Les historiens des religions – il s’agit ici de ceux d’avant 1914, mais il sera facile d’extrapoler –, souvent rationalistes, échafaudent donc sur le phénomène religieux des théories tronquées à cause de leur refus du surnaturel. Semblablement, le présupposé évolutionniste fausse inévitablement la représentation des religions dites « primitives », puisqu’il conduit les historiens à écarter les faits qui ne cadrent pas avec la théorie.

En général, l’impartialité a manqué aux historiens des religions. Le but visé, et d’ailleurs avoué, par nombre de chercheurs est, en effet, en accumulant ensemble croyances, pratiques, mythes, traditions, superstitions, cultes, magie de tous les peuples et de tous les temps, de montrer que toutes les religions se ressemblent, que toutes se valent, que toutes s’expliquent et qu’aucune ne peut avoir la prétention de s’imposer comme expression surnaturelle de la vérité. Ainsi réunies et confondues dans une sorte de musée, chacune avec son étiquette, elles peuvent servir de sujet d’étude à qui s’intéresse aux choses de la psychologie ; mais, pratiquement, les religions doivent être peu à peu remplacées par la Religion, qui restera, si l’on veut, comme une auguste aspiration vers l’idéal…

Ce sera même beaucoup mieux : car un idéal sans dogme, sans morale, sans obligation ni sanction, ne peut vraiment gêner personne… Et, guidés par cette espérance, nous voyons nos explorateurs, la lampe en main, se suivre en de longs et pénibles circuits, cherchant dans la nuit du passé la bonne théorie qui les délivrera d’une religion positive, obligatoire et souveraine.

D’après les uns, tout pourrait s’expliquer par l’ignorance primitive, la terreur de l’inconnu, les troubles de la conscience, la grandeur des phénomènes atmosphériques, les inventions intéressées des prêtres :

Primus in orbe deos fecit timor, ardua cœlo

Fulmina dura caderent3

— C’est étrangement rabaisser et méconnaître la Religion et l’Humanité, répond une autre école : il y a là autre chose qu’émotion et impression. Le phénomène religieux est un fait social. I1 s’explique et se justifie par la nécessité de la vie en commun, variant suivant les milieux, les pays, les populations, les degrés de civilisation, mais s’imposant à tous les groupements humains. C’est la solution des sociologues.

— Hypothèse inadmissible, leur dit-on d’autre part : car le phénomène religieux précède le pacte social, et ne le suit pas. « Il faut chercher l’origine des religions dans la psychologie4. » La psychologie nous expliquera tout : l’homme a tiré de son propre fonds ses croyances, ses pratiques, sa morale, son organisation religieuse, en commençant par les éléments les plus simples pour évoluer sans cesse, et, comme la nature humaine est partout identique, partout aussi la religion se répète, « en se reproduisant à l’infini comme les images que se renvoient deux miroirs opposés5 ».

Beaucoup d’autres théories ont été mises en avant : aucune, jusqu’à présent, ne s’est imposée.

C’est ce que M. A. Réville appelait, il y a déjà plus de vingt ans, les a priori de l’Histoire des Religions.

Et après avoir condamné ceux de ces a priori qu’il estimait condamnables, il nous demandait d’admettre les siens : les siens consistant, avant tout, à écarter de cette étude aussi bien « l’hypothèse d’une révélation primitive de la vérité religieuse à l’humanité » que celle d’une tradition ou « transmission régulière et continue de souvenirs, remontant aux origines de l’espèce et devant nous servir de critère pour interpréter des traditions parallèles et divergentes ».

Au fond, ce dogmatisme philosophique qui, tout en reprochant sévèrement son parti-pris au dogmatisme d’en face — je veux dire le théologique —, impose une intransigeance toute pareille, ce dogmatisme est commandé par ceci : la peur du surnaturel… Pas de surnaturel en histoire, et pas de surna­turel en religion ; pas de miracle, et pas de mystère. Telle est la loi qui, d’après toute l’école matérialiste et rationaliste, doit dominer la science de l’Histoire des Religions, comme toutes les autres sciences.

I1 est évident que si tout est matière dans le monde, nous aurions tort d’y chercher le surnaturel. Mais tout est-il matière, et de quel droit mettre cette hypothèse philosophique à la base d’une science qui doit, loyalement, comme toute autre science, rechercher des faits, les grouper et essayer, en les expliquant, d’en tirer les conclusions qu’ils comportent?

Et quant à l’école rationaliste, dès lors qu’elle admet la possibilité du surnaturel, ne voit-elle pas qu’elle est obligée d’admettre la possibilité de ses manifestations et, par conséquent, la possibilité de leur contrôle ? En fait, comme l’a très bien remarqué Brunetière, « la négation du surnaturel est, selon toute apparence, la négation de la loi de l’histoire, et la négation du surnaturel dans la nature est, sans ombre d’hésitation ni de doute, la négation de la liberté de Dieu. L’histoire, du reste, n’a qu’à enregistrer les faits dûment constatés par le témoignage. Y mêler un principe gratuit de métaphysique kantienne et naturaliste… on ne le peut faire sans contredire la raison elle-même et, précisément, « la loi de l’histoire6».

Le surnaturel écarté — c’est l’opération nécessaire et préliminaire —, par quoi le remplacer ? Il y a l’évolution.

« L’évolution, écrit M. Salomon Reinach comme conclusion axiomatique d’une de ses conférences, l’évolution est la loi des études sur l’humanité, parce qu’elle est la loi de l’humanité elle-même 7. » De fait, l’idée de l’évolution, introduite par Lamarck et Darwin dans les sciences naturelles, a peu à peu pénétré les autres domaines, la physique, la biologie, la philosophie, l’histoire et même la théologie8.

Ne nous étonnons donc pas de la trouver ici, et de la trouver dans son application la plus doctrinaire et la plus brutale. Il faut d’abord admettre que l’homme est sorti de l’animal, lequel, évoluant lentement, a pris peu à peu conscience de lui-même, s’est intellectuellement perfectionné et, à une époque qu’il est impossible d’établir, même approximativement, a commencé à manifester des préoccupations religieuses. Cette religion initiale dut être, dans ces conditions, extrêmement vague et grossière, et comme le type de l’humanité primitive se retrouve, autant qu’on peut le retrouver, dans nos sauvages actuels, la religion de nos sauvages doit avoir, de toute nécessité, ce double caractère. Et c’est précisément ce que l’on nous montre en réunissant des faits sans nombre, en les groupant, en les expliquant…

Ce travail, nous essaierons aussi de le faire. Mais dès maintenant, nous sera-t-il permis d’émettre cette simple réflexion — car nous y reviendrons bientôt — que, en faisant de cette hypothèse, ainsi comprise, et a priori, la loi qui doit régir tout le reste, on commence, il semble, par où l’on devrait finir !

Le principe de l’évolution en religion, si séduisant et si commode, ne saurait être un principe directeur : on ne peut l’admettre qu’à titre de conclusion, s’il est démontré par les faits.

Dira-t-on que ces faits, précisément, ont été collectionnés soigneusement et en immense quantité par des hommes comme Tylor et Spencer, et Frazer, et Bastian, et Réville, et tant d’autres ? Alors, nous demanderons à ces auteurs si la science consacre vraiment ce procédé étrange qui consiste à mettre en relief ceux des faits capables d’étayer une théorie, et à taire soigneusement ceux qui lui sont contraires… Or, ce reproche, dont la gravité ne saurait échapper à personne, est malheureusement celui qu’on peut faire à tous les historiens des religions que nous venons de citer. C’est ce que, avec une trop rare indépendance d’esprit, constate un savant dont l’autorité ne peut être contestée, Andrew Lang : « Pendant, écrit-il, que l’anthropologie fixait obstinément ses regards sur des totems, des momies vénérées, des esprits adorés et des fétiches soigneusement conservés, elle n’a nulle part, que l’on sache, fait des recherches sur les idées religieuses plus élevées et plus pures des sauvages. On a passé par-dessus, avec un mot qui les attribuait à la crédulité des missionnaires ou à des influences chrétiennes9. »

Dans cet art de grouper les faits, H. Spencer s’est particulièrement distingué : quoiqu’il ait trouvé, dans les relations des voyageurs, parfois à la même page, des témoignages aussi authentiques et aussi probants en faveur de formes religieuses plus élevées relativement à d’autres plus basses, il tait les premières, et ne s’attache qu’à « la canaille des dieux et des fétiches ».

Ainsi, à peu près, fait Tylor, et ainsi Frazer.

C’est à ce dernier qu’Andrew Lang, encore, adresse ces questions embarrassantes. « Pourquoi M. Frazer ne cite-t-il et ne réfute-t-il pas les rapports de témoins si funestes à sa théorie, pendant qu’il les utilise pour d’autres endroits ? Pourquoi affecte-t-il de les ignorer en ces points ? Je ne puis pas comprendre cette méthode.

Quand un historien a une théorie, il lui cherche aussi des faits qui pourraient lui être contraires ; le chimiste et le biologiste, de même, ne manquent pas de mentionner les cas défavorables à leur système10. »

Et l’honnête Andrew Lang de conclure : « Avant tout, notre science doit être scientifique. Elle ne saurait fermer les yeux devant les faits, uniquement parce que les faits ne cadrent pas avec ses hypothèses sur la nature des choses ou de la religion : elle doit faire valoir aussi bien les faits qui vont à l’appui de ses théories, que ceux qui les contredisent. Et non seulement il ne lui est pas permis de fermer les yeux devant cette évidence, mais elle doit la rechercher avec soin, elle doit aller en quête de ce que Bacon appelle les instanciæ contradictoriæ[instancescontradictoires] : car, s’il y en a, la théorie qui n’en tient pas compte est vaine. »

Ces caractéristiques et justes reproches paraissent avoir été entendus de l’autre côté de la Manche. Ils ne l’ont guère été sur le continent, où le christianisme, religion positive, obligatoire et absolue, reste pour plusieurs le point de mire que doit viser la science nouvelle.

1 Repris de : LE ROY Alexandre, cssp., La religion des primitifs, Paris, Beauchesne, 1925, p. 19-26.

2 Supérieur général (1896-1926) des Pères du Saint-Esprit, ou spiritains : cssp. .

3 « Les dieux dans le monde sont d’abord nés de la crainte, quand, terrible, du ciel, la foudre tombait… » Ce vers de STACE (Thebais, III, 661 B) est en réalité emprunté à PÉTRONE. La même pensée est longuement développée par LUCRÈCE dans son De Natura Rerum.

4 REINACH Salomon, Cultes, Mythes et Religions, 2 vol., Paris, 1906.

5 HUBERT Henri, Introduction au manuel des Religions, de Pierre Daniel CHANTEPIE de LA SAUSSAYE, édit. franç.

6 BRUNETIÈRE Ferdinand, Discours de combat. Dernière série : lesdifficultés de croire, t. 3, 1907, p. 312-214.

7 REINACH, op. cit.,, II, p. 11.

8 Il s’en faut, d’ailleurs, que tous les savants soient d’accord sur la portée de cette loi. Le physiologiste René QUINTON a écrit : « L’évolution résulte-t-elle, comme le veut Darwin et surtout Lamarck, d’une tendance vers un progrès indéfini ?

« Je réponds positivement : Non.

« L’évolution a pour but le maintien de l’intensité vitale des origines et n’en a pas d’autres. »

C’est, comme on le voit, un point de vue tout autre et d’une tout autre portée que celui qui nous est proposé d’ordinaire.

9 LANG Andrew, “The Making of Religion”, p. 256, dans Anthropos, fasc. 2, 1908, p. 364.

10 A. LANG, « Magic and Religion », 56-57, dans Anthropos, 1908, p. 365.

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