Accueil » L’impossible « éthique » scientifique

Par Dominique Tassot

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Résumé : Il y a longtemps que la morale et la science se regardent en chiens de faïence. L’esprit des Lumières prétendit subordonner les mœurs à la raison, mais c’était surtout pour écarter la férule de l’Eglise. Il fallait encore une morale pour le peuple et quand, en 1910, on requit Emile Durkheim pour l’élaborer, ce fondateur de la sociologie dut donner sa langue au chat : comment la seule raison pourrait-elle ériger une « morale démontrée » au-dessus de toutes les consciences individuelles, si diverses dans leurs appétits et leurs lubies ? Aujourd’hui on voudrait donc une « éthique » contrôlant une science qui commence à faire peur.
L’histoire de Maurice Allais, incapable de faire discuter ses résultats expérimentaux par l’«establishment » scientifique, fait bien voir le problème : dès lors que le souci de vérité ne régit plus le comportement des hommes de science, il est impossible de leur imposer une règle supérieure : en réalité, l’intégrité intellectuelle est une vertu véritable et exigeante, et l’éthique ne restera qu’un mot, tant qu’elle ne découlera pas d’une morale révélée et rendue par là intangible.

En 1910, craignant la régression morale qui pourrait suivre la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le gouvernement français chargea Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie, d’élaborer une « morale laïque » : indemne donc de tout « préjugé » religieux, et fondée sur les seuls axiomes de la science. Un an plus tard, Durkheim rendit son tablier ; mais cet aveu d’impuissance reste aussi peu étudié que peu connu. C’est ainsi qu’un demi-siècle durant, les manuels de morale utilisés par les « hussards noirs de la République »1, souvent anticléricaux pourtant, continuèrent d’enseigner le Décalogue aux enfants : ne pas tuer, ne pas voler et ne pas mentir. Cette page transitoire est désormais tournée. L’ordre moral est même devenu un spectre qu’il faudrait refouler au nom de l’épanouissement personnel.

Du haut en bas de la société civile et de l’Etat, « pas vu, pas pris » demeure ainsi le seul grand principe universellement reconnu et pratiqué, principe qui n’est au fond que la négation de toute morale véritable.

Mais la science, direz-vous, soumise qu’elle est à la règle supérieure de la vérité, doit bien échapper à cette déliquescence quasi universelle !..

Telle ne fut pas la conclusion de l’inhabituel colloque scientifique auquel assistèrent cinq membres du CEP le lundi 22 mai dans les anciens locaux de l’Ecole Polytechnique à Paris. Inhabituel à plus d’un titre. D’abord, par l’âge du personnage central, Maurice Allais : il est rare de voir un passionné de quatre- vingt quinze ans convier les contradicteurs à un débat public sur des travaux de physique qu’il mène depuis un demi-siècle. Preuve qu’il est possible de vieillir sans devenir sénile : l’an passé encore, M. Allais découvrait une interprétation du résultat des observations interférométriques de Michelson2 et ce qu’il appelle ses treize découvertes en physique expérimentale s’échelonnent de 1950 à 2005, dont huit depuis 1997.

Paradoxalement, c’est son Prix Nobel de Sciences Economiques, décerné en 1988, qui lui a redonné le goût, l’énergie et les moyens de reprendre ses expériences de physique, interrompues, on le verra plus loin dans ce numéro, par l’ostracisme des pontes de la théorie de la relativité. Et c’est ici le second aspect inhabituel du colloque : en apparence Maurice Allais, sorti major de l’Ecole Polytechnique en 1921, ingénieur général du Corps des Mines, professeur invité d’économie à l’Université de Virginie en 1959, puis professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paris, fait partie de l’élite nationale. Mais tout est relatif, ce qui l’amène à écrire : « Si ma motivation avait été l’influence et le succès, ma carrière devrait être considérée comme un immense échec, et je ne pourrais qu’en ressentir une très grande amertume.»3

En effet, mû par « le désir de comprendre », Maurice Allais imaginait que ses découvertes intéresseraient les milieux scientifiques ou, si elles étaient fausses, qu’elles feraient l’objet d’une réfutation. Ses expériences sur le pendule paraconique, menées de 1954 à 1960 avec plusieurs collaborateurs dans des centres de recherche officiels, avaient été observées par plus de dix membres de l’Académie des Sciences et devaient déboucher en 1959 sur deux prix scientifiques : le prix Galabert de la Société Française d’Astronautique et le prix de la Gravity Research Foundation (U.S.A.). Mais les résultats ne « collaient » pas avec les calculs théoriques. Il fallait donc choisir entre les faits et la théorie. Dans sa naïveté de l’époque, Allais crut que les faits l’emporteraient. Mais en 1960, Albert Caquot4 avertit Allais des réactions négatives : comme ces expériences signalaient les équinoxes, elle remettaient en cause le troisième postulat de la Relativité : « Il est impossible de déceler le mouvement de la Terre sur son orbite par des expériences purement terrestres ». Accepter les faits observés à Saint-Germain et à Bougival obligeait donc, à tout le moins, à mettre un bémol sur la théorie alors attribuée à Einstein. C’était écorner la statue de l’homme mythique dont on avait fait un demi-dieu. C’était surtout remettre en cause ce que Maurice Allais nomme les « vérités établies ».

Autre particularité de ce colloque : la lutte pour obtenir la salle. Quand la Société Française de Physique eut vent du projet, elle s’y opposa de toutes ses forces et l’affaire dut remonter jusqu’au ministre des Armées pour être tranchée, s’agissant de locaux publics affectés à la recherche scientifique. On pourrait croire que la physique, science « dure », est un domaine de pure rationalité, débarrassé des passions humaines puisque le calcul mathématique y règne en maître. Alors pourquoi empêcher un vieillard de rendre compte de faits expérimentaux déjà publiés dans la littérature scientifique ? La soumission aux faits n’est-elle pas la règle suprême et le trait particulier qui fonde l’autorité de la science ? Or la réalité, on le voit, est fort différente. « Les faits sont éternels, les théories sont mortelles », aime à répéter Maurice Allais.

Mais les théories ont de puissants défenseurs qui ne souhaitent pas qu’elles meurent. Il faut alors, inévitablement, empêcher la diffusion des faits et interdire le débat. Comme en politique, les enjeux de pouvoir font passer la vérité au second plan. Les concordances de phases observées par M. Allais en 1958 entre les déviations de visées sur mires observées à Saint-Germain-en-Laye (phénomène optique) et les composantes périodiques des mouvements du pendule paraconique fonctionnant au même moment à Bougival (phénomène mécanique) ne s’expliquent que par l’existence de l’éther : le vide n’existe donc pas ; il y a un milieu vibrant supportant les ondes lumineuses, les ondes électromagnétiques et la gravitation.

Or la théorie de la relativité s’est fondée sur le refus de l’éther (dit de Fresnel). Les faits commentés par M. Allais sont donc éminemment dérangeants.

Dans l’exposé épistémologique clôturant le colloque, Philippe Bourcier de Carbon remarquait : « Si l’on estime que les faits dérangeants doivent être ignorés, on supprime la possibilité de tout débat et l’on bloque le progrès des connaissances. Or ce sont les observations expérimentales qui doivent écarter et condamner les théories ».

Mais comment rétablir la liberté de contester les théories des sciences physiques ? Car la science proprement dite s’accompagne aujourd’hui de technologies, d’industries et d’investissements à long terme. « Une nouvelle vision peut remettre en cause des enjeux à 30 ans, comme on le voit dans le domaine de l’énergie ; et la science est prisonnière de ces enjeux financiers, industriels et médiatiques. » Pour filtrer les idées nouvelles, outre la cooptation des responsables dans les centres de recherche, le procédé le plus sûr est, depuis 30 ans, celui des « referees » anonymes.

Toute publication dans une revue savante est soumise à un « comité de lecture » dont les délibérations restent secrètes et dont la composition est inconnue. Opacité totale des décisions prises, donc ; mais les scientifiques se sont soumis à cette férule arbitraire, car quiconque s’y opposerait perdrait toute chance d’être publié (publish or perish). A ce point qu’en Allemagne, environ 220 chercheurs et universitaires ont constitué un collectif anonyme dénommé « Müller ».

Domicilié chez un ingénieur retraité, ancien directeur du Bureau des Brevets,  « Müller » vient d’écrire une lettre ouverte à tous les députés et journalistes pour demander la liberté de publication dans les sciences*.

Mais changera-t-on les mœurs en imposant des procédures ? Si le souci de la vérité ne règne pas d’abord à l’intérieur de l’homme de science, comment une règle extérieure pourra-t-elle cantonner à sa juste place l’intérêt personnel ?

La grandeur morale consiste, à un moment donné, à savoir se lever pour dire non, quoi qu’il arrive. L’intégrité, c’est d’abord le courage de ses convictions. Si l’étude des sciences y prédispose intellectuellement, par le goût du raisonnement rigoureux, elle ne fera jamais surgir cette vertu d’un autre « ordre » (selon le mot de Pascal).

Dans les commissions autorisant la mise sur le marché des médicaments (AMM), on a prétendu éviter les « conflits d’intérêts » en faisant aux membres l’obligation de signaler leurs liens éventuels avec des laboratoires pharmaceutiques. Mais cette mesure est plus hypocrite que réelle, et comment en serait-il autrement ? Que vaut l’abstention de celui qui sait que la majorité du comité votera « pour » ?

Et le problème ne date pas des 30 ans de règne des « referees » anonymes ! L’exigence de soumission aux faits , la relativisation de ces constructions de l’esprit nommées « théories », l’examen de conscience visant à écarter les idéologies conscientes ou diffuses, le mépris de la célébrité, sont autant de véritables vertus, au même titre que le désintéressement. Or toutes les vertus se tiennent. En 1959, lors de la réédition pour son centenaire de L’Origine des Espèces de Darwin, le préfacier, W.R. Thompson, Directeur du Commonwealth Institute of Biological Control, écrivait placidement : « Le succès du darwinisme s’est accompagné du déclin de l’intégrité scientifique. C’était déjà vrai avec les déclarations de Haeckel et les arguments obliques et histrioniques de Thomas H. Huxley. »

Selon le New Scientist du 30 avril dernier, un épidémiologiste grec, Jean Ioannidis, professeur à l’Ecole de Médecine Ioannina, a pu analyser que plus de la moitié des conclusions publiées dans la littérature médicale sont fausses : « échantillon trop réduit, étude mal conçue, biais dû au chercheur, rapport « sélectif » et autres problèmes se combinent pour que la plupart des résultats de recherches soient faux. Et même de grandes études bien conçues ne sont pas toujours exactes, si bien que les scientifiques et le public doivent se méfier des découvertes publiées.5»

Ioannidis déclare : « Nous devrions accepter l’idée que la plupart des résultats de recherches seront réfutés un jour. Certains seulement seront reproduits et validés. La reproduction des études a plus d’importance que la découverte initiale6. »

Et quand un thème est l’objet d’une forte concurrence entre les équipes de chercheurs, on peut prédire une proportion bien plus élevée de résultats faux ou faussés. Déjà en 1830, Charles Babbage, le précurseur dont les machines à calculer automatiques anticipaient sur les ordinateurs, distinguait trois niveaux de fraude scientifique : la « retouche », la « petite cuisine » et le « faux ».

Ce constat quelque peu désabusé ne doit pas nous abattre, mais nous éclairer. Non, la science ne sort pas toute casquée du cerveau humain comme Minerve de la tête de Jupiter : notre science est humaine, donc faillible, et l’on ne saurait la bien comprendre en négligeant d’étudier la sociologie des milieux scientifiques, le financement de ses programmes ou les motivations de ses chercheurs. Or ces informations essentielles sont toujours absentes des publications.

L’intégrité scientifique n’est qu’un cas particulier de souci de servir la vérité, et la vérité ne se trouvera pas en tournant volontairement le dos à Celui qui est la Vérité. L’inventivité, l’inspiration et le génie technique ont fleuri à souhait dans l’Europe chrétienne et là où survit encore la même ouverture d’esprit, fondée sur la liberté de penser7 et la confiance en Dieu.

En revanche l’Islam et le communisme ont toujours induit, peu à peu, une régression technologique chez les malheureux peuples conquis par la force8.

Haeckel avait prétendu, en 1897, remplacer la morale révélée par une « morale démontrée », comme Auguste Comte imaginait de faire des savants les prêtres de l’ère positive. L’échec de ces prétentions insensées doit nous convaincre, a contrario, qu’une restauration morale authentique précédera nécessairement la reprise d’un véritable progrès scientifique et technique.

Car le progrès constant des sciences appliquées ne doit pas nous masquer le tarissement des découvertes fondamentales depuis un siècle. Nous vivons encore sur la lancée de trois grandes inventions : l’électricité, la T.S.F. et la photographie. Comme aime à l’écrire Maurice Allais, à la suite d’un célèbre chef d’état, « ce ne sont pas des chercheurs qu’il nous faut, mais des trouveurs. »9

Ici s’arrête le pouvoir des politiques, des financiers  ou des gourous : l’inspiration ne relève ni du travail, ni de la force, mais de l’esprit ; et « l’Esprit souffle où Il veut »(Jn 3,8).

1 Selon le mot de Péguy qui admirait ces instituteurs de l’école laïque attachés à éduquer des hommes autant qu’à leur apprendre à lire et à compter (et c’est peut-être pourquoi ils y réussissaient également, preuve que la culture ne va pas sans un minimum de vertu !).

2 En 1881 (puis en 1887 avec Morley), Michelson avait mesuré un déplacement relatif de la terre dans l’éther voisin de 8 km/s, donc très inférieur aux 30 km/s correspondant à son orbite annuelle autour du soleil.

3 M. Allais, Libres débats sur la théorie de la relativité, document du 10 mai 2006, p. 89

4 Membre de l’Académie, spécialiste en résistance des matériaux, Albert Caquot calcula notamment l’immense Christ Rédempteur de béton armé, bras étendus, qui domine la baie de Rio de Janeiro.

* http://www.ekkehard-friebe.de

5 Kurt Kleiner, Most scientific papers are probably wrong, 30 août 2005, New Scientist.com, news service.

6 Public Library of Science Medecine (DOI / 10.1371/journal.pmed.020124)

7 A ne pas confondre avec l’absurde « liberté de pensée » qui consiste à rejeter tout étalon de vérité, et la subordination de l’intelligence aux faits.

8 On objectera peut-être le cas du Chili : en 1970 en effet, la coalition menée par Salvador Allende est arrivée au pouvoir par la persuasion électorale. Mais cette exception apparente confirme la règle : n’ayant pu instaurer un régime policier à cause de ses alliés démocrates-chrétiens, il fut renversé au bout de 3 ans.

9 De là le dicton : « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherche ! »

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