Accueil » La structure de la Genèse

Par Claude Eon

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Résumé : L’exégèse moderne est marquée par la « théorie documentaire », qui considère la Bible comme une agglomération tardive de plusieurs fragments distingués selon le nom donné à Dieu. Or une autre hypothèse explique bien mieux les particularités de la Genèse. Elle est due à P.J. Wiseman, un archéologue amateur qui, ayant participé aux fouilles de Mésopotamie, publia en 1936 ses Nouvelles Découvertes en Babylonie sur la structure de la Genèse. Pour lui le mot toledoth (« Voici la génération de… », qui apparaît à 11 charnières du texte, est un colophon : cette formule qui figurait à la fin de chaque tablette cunéiforme pour en donner le titre, le contenu et souvent l’auteur ou le propriétaire. Or les passages qui se terminent par toledoth (suivi du nom d’un patriarche) ne contiennent que des événements dont ce patriarche a été témoin.
Une seule exception : la « tablette » de la Création (Gn 1,1 à 2,4) qui n’est pas signée puisque son auteur n’a pu l’écrire que par ouï-dire, ou plutôt qui est signée par « le ciel et la terre ». On trouve aussi des répétitions qui correspondent à la méthode en usage pour « relier » entre elles les tablettes consécutives d’un long récit.
Ces découvertes de P.J. Wiseman, on le voit, sont fondamentales et suffisent à montrer la mise par écrit ancienne, l’historicité et l’authenticité du plus notable récit de l’histoire humaine.

Au début du film Le Cercle des Poètes disparus, le professeur de poésie invite ses élèves à déchirer les pages d’introduction à la poésie figurant dans leur manuel. Cette sage mesure devrait être appliquée à quasiment toutes les « introductions » aux Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Toutes, en effet, ou à peu près, sont inspirées par les désastreux principes de l’exégèse moderne, ou plutôt moderniste.

Ainsi, dans son Introduction à la Genèse, la Bible Osty nous assure que « le document yahviste, le document élohiste et le document (ou Code) sacerdotal sont les trois grandes sources qui entrent dans la composition de l’ouvrage; ainsi s’en expliquent les multiples aspects. Des fragments plus ou moins considérables de ces œuvres ont été conservés, juxtaposés ou combinés par des rédacteurs; etc. »

Ce commentaire s’inspire de la  » théorie documentaire » en vogue dans l’exégèse moderne. Cette théorie fut en fait inventée par Jean Astruc qui, en 1753, publia anonymement à Bruxelles un ouvrage intitulé Conjectures sur les mémoires originaux dont il parait que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse. L’auteur était médecin du roi et professeur de médecine à la faculté de Montpellier. Il avait remarqué que dans les 35 premiers versets de la Genèse seul le mot Elohim était employé alors que du verset 2:4b au 3:24 Dieu était appelé Yahvé Elohim, sauf lorsque Satan utilisait le mot Dieu. Astruc prétendait que ces morceaux devaient avoir été écrits par des auteurs différents, car, si Moïse lui-même avait écrit ce texte, nous devrions lui attribuer cette singulière variation du nom divin.

Telle fut l’origine de la dissection documentaire en fragments du livre de la Genèse. Au cours du 19ème siècle la théorie documentaire fut adoptée avec enthousiasme par l’exégèse libérale protestante de H. Graf (1815-1869) et Julius Wellhausen (1844-1918) qui distingua quatre sources principales du Pentateuque: les sources Yahviste, Élohiste, Deutéronomique et Sacerdotale. Ainsi on prétendit que l’auteur utilisant le mot Elohim était l’auteur d’un document dit élohiste, que l’écrivain utilisant Yahvé était l’auteur d’un autre document dit yahviste. Mais puisque certains versets manifestement écrits par une seule personne contenaient les deux noms de Dieu, il fallut inventer un autre rédacteur: le deutéronomiste. Enfin il fut décidé qu’un dernier document avait été écrit 1000 ans après Moïse : le document sacerdotal. C’est ainsi que la Genèse fut découpée en une série confuse de fragments et d’auteurs, selon le mot utilisé pour désigner Dieu.

Les critiques sont, malgré tout, obligés de reconnaître que ce découpage rompt la séquence logique et même grammaticale du texte! Toute la théorie documentaire repose donc sur la supposition fragile qu’un auteur n’utiliserait qu’un seul et même nom pour désigner Dieu. Cette exégèse du texte ressemble assez à un travail de boucher, taillant sans vergogne des morceaux ensuite recollés mais devenus méconnaissables. Wellhausen lui-même reconnaissait que le résultat de cette dissection n’était qu’ « une agglomération de fragments. » Malgré quoi, son Histoire d’Israël (1878) lui attribua une place dans les études bibliques « comparable à celle de Darwin en biologie. »

Les exégètes du 19ème siècle ne pouvaient pas deviner que les fouilles archéologiques et les progrès de la linguistique allaient permettre une toute autre approche de la structure et de la paternité de la Genèse. Au 20ème siècle, en effet, la découverte et le déchiffrement de très nombreuses tablettes en Mésopotamie, où de vastes bibliothèques furent mises au jour, permirent de comprendre les méthodes de composition des scribes. Ce fut le privilège d’un amateur, P.J. Wiseman, de participer à des fouilles en Mésopotamie en compagnie de professeurs illustres. Grâce à une connaissance de première main de ces travaux, il se trouva parfaitement équipé pour ré-examiner la structure de la Genèse.

En 1936 il publiait New Discoveries in Babylonia about Genesis, puis Clues to Creation in Genesis. En 1985, son fils, lui-même archéologue, republiait les travaux de son père sous le titre de Ancient Records and the Structure of Genesis. À la décharge des partisans de la théorie documentaire, il faut reconnaître que s’ils avaient connu les anciennes méthodes d’écriture ils seraient sans doute parvenus aux mêmes conclusions que Wiseman. On doit tout de même constater que ces découvertes archéologiques déjà anciennes n’empêchent pas nombre d’exégètes actuels de les ignorer et de lire la Genèse comme s’il s’agissait d’un livre tardif.

Le trait caractéristique du récit de la Genèse est « qu’il est construit de la manière la plus antique en utilisant un cadre de locutions répétées. »

Ces locutions, qui forment le squelette structurant la Genèse, sont de deux sortes: les colophons1 et les répétitions (catch-line phrases), les premiers étant les plus importants.

Les colophons.

Les documents écrits en Mésopotamie étaient généralement gravés sur une pierre ou sur des tablettes d’argile. C’était l’usage pour les scribes d’ajouter à la fin du récit, un colophon indiquant le titre, la date et le nom de l’auteur ou du possesseur, ainsi que d’autres détails sur le contenu de la tablette. La méthode du colophon n’est plus en usage de nos jours, cette information étant transférée à la page de titre. Mais dans les documents anciens, le colophon avec ses importantes informations, était ajouté d’une manière très distincte. Par exemple, le colophon terminant l’un des récits mythologiques babyloniens de la création dit:  » Première tablette de…après la tablette…Mushetiq-umi…Une copie de Babylone; écrite comme son original et collationnée. La tablette de Nabu-mushetiq-umi [5ème] mois Iyyar, 9ème jour, 27ème année de Darius. »

Les colophons sont la clé permettant de comprendre la structure de la Genèse. Pour celle-ci, la phrase la plus significative est  » Voici l’histoire de… » que l’on peut aussi traduire par « voici la génération de… » Cette formule est utilisée onze fois dans tout le livre. Les traducteurs de la Septante la trouvèrent si importante qu’ils donnèrent à l’ensemble du livre le titre de Genèse, traduction du mot hébreu pour « génération. » Wiseman, quant à lui préfère le mot hébreu pour génération : Toledoth (de la racine Yalad).

Occurrences de la formule « toledoth » dans la Genèse :

  • 2:4 Voici l’histoire du ciel et de la terre
  • 5:1 Voici le livre de l’histoire d’Adam
  • 6:9 Voici l’histoire de Noé
  • 10:1 Voici la postérité des fils de Noé
  • 11:10 Voici l’histoire de Sem
  • 11:27 Voici l’histoire de Tharé
  • 25:12 Voici l’histoire d’Ismaël
  • 25:19 Voici l’histoire d’Isaac
  • 36:1 Voici l’histoire d’Esaü, qui est Edom
  • 36:9 Voici la postérité d’Esaü, père d’Edom
  • 37:2 Voici l’histoire de Jacob

Les commentateurs de la Genèse ont, de tout temps, remarqué cette répétition de la formule. Beaucoup, cependant, même chez les exégètes récents, semblent ne lui attacher aucune importance, faute d’avoir compris son rôle et sa signification. La raison en est simple, comme l’explique Wiseman. Le toledoth terminant de nombreuses sections de la Genèse commence « comme cela est fréquent dans les documents anciens, par une généalogie ou un registre établissant des relations familiales étroites. » Ce qui a conduit les commentateurs à associer la phrase toledoth, « Ceci est la génération de… » à la liste généalogique qui suit. Ils ont donc supposé que ce toledoth est une préface ou une introduction. Il est pourtant manifeste que le toledoth n’est parfois suivi d’aucune généalogie. C’est que, dit Wiseman, « l’histoire de la personne nommée dans le toledoth a été écrite avant cette formule et certainement pas après. » Et il cite l’exemple classique du second toledoth, « Voici le livre de l’histoire d’Adam » (5:1) après lequel nous n’apprenons rien de plus sur Adam, sauf l’âge de sa mort. De même en Genèse 25:19, après la phrase « Voici l’histoire d’Isaac » ce n’est pas l’histoire d’Isaac que l’on trouve, mais l’histoire de Jacob et d’Esaü.

Les commentateurs n’ont pas compris ces anomalies alors qu’elles s’expliquent très facilement dès que l’on sait que le toledoth n’est pas une introduction à l’histoire du personnage, mais qu’il s’agit d’un colophon terminal. Le toledoth désignait une histoire, généralement l’histoire d’une famille dans ses origines. On pourrait traduire par  » voici les origines historiques de… » Il est donc évident que dans la Genèse il en va de même et qu’il n’est nullement question de parler des descendants du personnage mentionné.

Dans le Nouveau Testament il n’y a qu’un seul colophon, en Matthieu 1:1 : » Généalogie de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham » qui est une liste de tous ses ancêtres.

Puisque la méthode d’écriture de la Genèse reflète si exactement les méthodes de composition de l’antiquité primitive, on peut en conclure à l’authenticité des récits du livre.

En Genèse 5:1 on lit « Voici le livre de l’histoire d’Adam. » Ici le mot hébreu sepher est traduit par « livre », ce qui signifie récit écrit. Les Septante d’ailleurs ont également traduit le premier toledoth (en 2:4) par : « Ceci est le livre des origines du ciel et de la terre. » Il faut en effet, bien comprendre que les « livres » de l’antiquité étaient des tablettes, et que les tout premiers faits relatés par la Genèse étaient écrits et non, comme on l’affirme souvent, transmis oralement à Moïse. En outre il faut savoir que le nom de la personne figurant à la fin du toledoth se réfère à l’auteur ou au propriétaire de la tablette plutôt qu’à l’histoire de la personne nommée. Ainsi, par exemple, « Voici l’histoire de Noé » ne signifie pas nécessairement « ceci raconte la vie de Noé » mais plutôt ceci est l’histoire écrite ou possédée par Noé. Le toledoth ou colophon est réellement comme une sorte de signature d’un contemporain des évènements relatés. Dans cet exemple, on pourrait traduire par « signé Noé. »

Pour résumer sur le colophon ou toledoth :

  • C’est une phrase finale de tout document et elle renvoie donc à un récit qui a déjà été écrit;
  • Les premiers récits ont été écrits
  • Il se rapporte normalement à l’auteur de l’histoire ou au propriétaire de la tablette.

La Genèse comprend donc les tablettes suivantes possédées par la personne dont le nom figure dans le colophon:

  • Tablette 1 : 1:1 à 2:4 Voici l’histoire du ciel et de la terre
  • Tablette 2 : 2:5 à 5:2 Ceci est le livre des origines d’Adam
  • Tablette 3 : 5:3 à 6:9 a Voici l’histoire de Noé
  • Tablette 4 : 6:9 b à 10:1 Voici l’histoire des fils de Noé
  • Tablette 5 : 10:2 à 11:10 Voici l’histoire de Sem
  • Tablette 6 : 11:10 à 11:27 Voici l’histoire de Tharé
  • Tablettes 7-8 11:27 à 25:19 Voici l’histoire d’Ismaël et d’Isaac
  • Tablettes 9-11 25:19 à 37:2 Voici les histoires d’Esaü et de Jacob

On remarquera que seule la première tablette ne comporte pas de signature personnelle.

C’est ainsi que le compilateur des documents primitifs, traditionnellement considéré comme étant Moïse, a clairement indiqué la source de ses informations et nommé les personnes qui possédaient les tablettes utilisées. Contrairement, donc, à ce qu’imaginaient les Graf / Wellhausen, les sources de la compilation du livre de la Genèse, ne sont pas du tout des récits très postérieurs à Moïse, mais bel et bien des documents contemporains des évènements qu’ils relatent et signés. Il est donc exact que la Genèse est une compilation de multiples sources, mais très antérieures à Moïse ; et si le livre exprime, en effet, de nombreux « styles », il ne montre pas pour autant une pluralité d’auteurs dans sa forme finale, contrairement à ce que croient les exégètes.

Deux faits confirment l’interprétation de Wiseman :

  • Il n’existe aucun exemple d’un fait rapporté que le signataire n’ait pas pu écrire à partir de sa propre expérience ou d’une information absolument fiable.
  • Il est frappant que les histoires s’arrêtent, dans tous les cas, avant la mort du personnage nommé, bien que, le plus souvent, l’histoire se poursuive presque jusqu’à la date de la mort, ou jusqu’à la date déclarée de la composition écrite.

Il ne peut pas résulter d’une simple coïncidence que chacune de ces sections, ou série de tablettes, ne contienne que ce que le personnage nommé à la fin a pu écrire par une connaissance directe. Quiconque écrivant, ne fût-ce qu’un siècle après ces Patriarches, n’aurait ni pu ni voulu écrire ainsi. On voit donc que la formule clé « Ceci est signé par… » constitue le véritable cadre utilisé par le compilateur pour les documents ayant servi à la construction de la Genèse. Il est donc bien inutile de chercher les sources du livre : le compilateur s’est lui-même chargé de nous le dire.

Les répétitions.

Il existe une autre preuve que ces anciens récits furent initialement écrits sur des tablettes. Dans l’ancienne Babylone, explique Wiseman, la taille des tablettes utilisées dépendait de la quantité de texte à y inscrire. Lorsque la taille du texte nécessitait plusieurs tablettes il était habituel

  1. de donner un « titre » à chaque tablette
  2. de recourir à une répétition (catch-line) afin d’assurer la lecture dans le bon ordre.

Il ne faudrait pas s’étonner de ne pas retrouver dans le texte de la Genèse ces aides à la lecture que le compilateur, Moïse, avait sous les yeux. Cependant, on trouve dans la Genèse de nombreux exemples de tels raccords, ce qui prouve que la compilation eut lieu très tôt, à partir des tablettes primitives.

Exemples de ces raccords:

  • 1:1 « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre »
  • 2:4 « Voici l’histoire du ciel et de la terre… »
  • 2:4  » quand ils furent créés »
  • 5:2 « lorsqu’ils furent créés »
  • 6:10 « Sem, Cham et Japheth
  • 10:1 « Sem, Cham et Japheth
  • 10:32 « après le déluge
  • 11:10 « après le déluge
  • 11:26 « Abram, Nachor et Aran
  • 11:27  » Abram, Nachor et Aran
  • 25:12 « fils d’Abraham
  • 25:19 « fils d’Abraham
  • 36:1  » qui est Edom
  • 36:8  » Esaü est Edom
  • 36:9  » Voici la postérité d’Esaü père d’Edom
  • 36:43  » C’est là Esaü, le père d’Edom

Selon Wiseman, « la répétition frappante de ces phrases exactement là où les tablettes commencent et finissent, sera appréciée à sa juste valeur par les savants habitués aux méthodes des scribes de Babylone, car cette disposition était celle qu’on utilisait pour lier les tablettes ensemble. La répétition de ces raccords, précisément dans les versets attachés au colophon, ne peut pas être une pure coïncidence. Ils sont restés enterrés dans le texte de la Genèse, et leur signification est passée inaperçue ».

Titres et datation des tablettes.

Sur les tablettes cunéiformes le titre était le premier mot du texte. De même les hébreux donnèrent comme titre aux cinq premiers livres de la Bible les premiers mots de chaque texte. C’est ainsi qu’ils appelèrent la Genèse « Bereshith », le mot hébreu pour « au commencement. » Lorsqu’un texte nécessitait deux ou plusieurs tablettes, les premiers mots de la première tablette étaient répétés dans le colophon (ou page titre) des tablettes suivantes, un peu comme le titre du chapitre est répété en tête de chaque page d’un livre moderne. Grâce à cette répétition il était facile de relier toutes les tablettes de la Genèse.

Wiseman montre encore que certaines tablettes étaient datées. Au début, les scribes terminaient par une formule telle que « année pendant laquelle fut creusé le canal Hammurabi », et ce n’est que plus tard que nous trouvons la datation par l’année du règne. Dans la Genèse on trouve un exemple de datation à la fin de la seconde série de tablettes (de 2:5 à 5:2), en 5:1, où il est écrit « Voici le livre de l’histoire d’Adam, le jour où Dieu créa l’homme. » Dans d’autres cas la tablette était datée par l’indication du lieu de résidence de l’auteur au moment de la rédaction du colophon, et ces dates étaient toujours contiguës à la phrase finale « Voici l’histoire de… » Par exemple en 25:11 « et Isaac habitait près du puits de Lachai-Roi« ; en 36:8: « Esaü s’établit dans la montagne de Séir« ; en 37:1: « Jacob s’établit dans le pays où son père avait séjourné dans le pays de Chanaan« .

Que ces traits caractéristiques de l’écriture cunéiforme soient encore visibles dans la Genèse montre la pureté du texte et le soin avec lequel il nous a été transmis. Ils prouvent aussi qu’ en ces âges reculés les textes furent écrits sur des tablettes d’argile et que ces tablettes formant une série de Genèse 1:1 à 37:1 furent bien assemblées dans l’ordre où nous les disposon aujourd’hui.

L’histoire de Joseph.

La longue section finale de la Genèse, de 37:2 à 50:26 ne se termine pas par un colophon. Pourquoi donc ? Parce que cette partie de la Genèse est surtout l’histoire de Joseph en Égypte. Le récit commence par: « Joseph, âgé de dix-sept ans … » et se termine par « …et on le mit dans un cercueil en Égypte. » Nous sommes passés de Babylone, ou du moins de l’influence babylonienne, à l’Égypte, où, très vraisemblablement, l’histoire de Joseph fut écrite sur du papyrus. Puisque les Égyptiens n’utilisaient pas le colophon, son absence à la fin du récit de Joseph est tout à fait en harmonie avec la théorie des toledoths.

Les différents noms de Dieu.

Comme nous l’avons vu, l’utilisation de différents noms pour désigner Dieu dans la Genèse constituait pour la théorie documentaire la base de ses constructions exégétiques. La plus grande difficulté vient de Exode 6:3 où il est dit: « Je suis YHWH. Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme Dieu tout-puissant, mais sous mon nom de YHWH je ne me suis pas fait connaître à eux.« 

Et cependant, il y a de nombreux exemples dans la Genèse où les patriarches désignent Dieu par YHWH. Les critiques se sont donné beaucoup de mal pour expliquer cette contradiction apparente: comment, en effet, les différents auteurs (supposés) de la Genèse, qui avaient certainement sous les yeux le verset 6:3 de l’Exode, ont-ils pu donner à Dieu un nom anachronique dans la Genèse ?

Il ne peut y avoir le moindre doute que les tablettes emportées par Abraham depuis sa cité de Ur en Chaldée étaient écrites en cunéiforme. Lorsque le compilateur de la Genèse entra en possession de ces tablettes il trouva sur certaines d’entre elles l’équivalent de « Dieu » en cunéiforme, et dans d’autres l’équivalent de El Shaddai, Dieu tout-puissant, nom sous lequel Il se désigna à Abraham, Isaac et Jacob, selon Exode 6:3. Le compilateur de la Genèse avait devant lui les archives des Patriarches où de nombreuses tablettes contenaient l’expression « El Shaddai » en cunéiforme. Le compilateur avait donc un problème très spécial : maintenant que Dieu s’était défini « Je suis celui qui suis« , YHWH, quel nom fallait-il donner à Dieu pour la transcription des tablettes anciennes ? Ce nom de YHWH avait été annoncé aux enfants d’Israël en Égypte et était révéré par eux. L’ancien nom de « El Shaddai » Dieu Tout-Puissant avait été corrompu par son attribution à plusieurs autres « dieux ». La solution la plus simple était de traduire par YHWH. Ainsi s’explique très simplement la présence de YHWH dans la Genèse sans avoir recours à un fouillis de documents embrouillés écrits par des auteurs inconnus, comme le font les exégètes modernes, ni à une trahison du sens littéral de Exode 6:3.

Le premier chapitre de la Genèse.

Toute l’interprétation biblique documentaire procède d’une volonté de « mythologiser » la Bible en lui incorporant de force des éléments tirés des mythes babyloniens ou égyptiens qui sont, en réalité, totalement étrangers à l’esprit hébreu. Il suffit de comparer, séquence par séquence, le récit de la création selon la Bible et selon les tablettes babyloniennes.

  • Bible : Lumière
  • Babylonien : Naissance des dieux, leur rébellion et menacés de destruction
  • Bible : atmosphère, eau
  • Babylonien : Tiamat se prépare à la bataille
  • Bible : terre
  • Babylonien : les dieux sont convoqués et se plaignent amèrement à la végétation de leur menace de destruction
  • Bible : Soleil et lune
  • Babylonien : Marduk promu au rang de dieu, il reçoit ses armes pour combattre. Il bat Tiamat, la coupe en deux et fait ainsi le ciel et la terre
  • Bible : poissons et oiseaux
  • Babylonien : poème astronomique
  • Bible : animaux terrestres
  • Babylonien : Kingu qui incita Tiamat à se rebeller est enchainé et, comme punition, ses artères sont tranchées et l’homme créé de son sang.

Il est évident que la Bible ne doit absolument rien aux tablettes babyloniennes malgré les efforts des commentateurs pour nous convaincre que l’auteur, quel qu’il soit, de ce passage de la Genèse, a emprunté ses idées aux mythes mésopotamiens.

L’abîme primitif.

Presque tous les commentateurs modernes de la Bible affirment que « tehom » le mot hébreu pour abîme que l’on trouve en Genèse 1:2, est identique au mot accadien « tiamat« , nom du dragon des ténèbres que Marduk tua dans un violent conflit avant la création du monde. Ainsi dans la note de la Bible Osty on lit: « L’Abîme (tehom) des eaux…Le terme dérive de Tiamat, personnification de la Mer dans le poème babylonien de la création… » Cependant, un brillant linguiste, le Professeur A.S. Yahuda2, écrit:  » L’assurance avec laquelle cette affirmation est avancée et l’obstination avec laquelle elle est soutenue ne reposent sur aucun fait philologiquement fondé, puisque, en dehors de la similarité de sons entre tehom et tiamat, aucune autre preuve d’une telle identification ne peut être avancée. »

Seule l’emprise des tendances mythologisantes peut expliquer l’obstination pour une interprétation qui a si peu d’arguments en sa faveur. Le mot tehom, dit Yahuda, ne signifie rien d’autre que l’eau primordiale, cet océan qui remplit le chaos. Le mot tehom devrait être rapproché philologiquement non pas de tiamat, mais d’un autre mot accadien, tamtu , mot qui revient souvent dans de nombreux mythes avec le sens d’océan primitif, exactement comme tehom et non pas comme la personnification d’une divinité comme tiamat.

Le récit du Déluge.

Si la théorie des toledoth est vraie, alors comment expliquer que dans le chapitre 7 de la Genèse les commentateurs de l’école documentaire aient pu identifier deux comptes-rendus du Déluge entrelacés dans le texte de ce chapitre, et même trois dans le cas d’Astruc ? Ce chapitre 7 fait partie, comme on l’a dit, de la quatrième série de tablettes, écrites ou possédées par les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japheth et signées par eux. La théorie des deux, ou trois, auteurs présumés s’appuie sur les répétitions des versets 18, 19 et 20:

  • « Les eaux crûrent et devinrent extrêmement grosses sur la terre (18)
  • « Les eaux ayant grossi de plus en plus, couvrirent toutes les hautes montagnes (19)
  • « Les eaux s’élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes (20)

ainsi que dans les versets 21, 22 et 23:

  • « Toute chair qui se meut sur la terre périt (21)
  • « …tout ce qui a souffle de vie dans les narines mourut (22)
  • « Tout être qui se trouve sur la face du sol fut détruit (23)

Or, la conclusion de la tablette nous informe que plus d’une personne fut responsable de la rédaction: « Ceci est l’histoire des trois fils de Noé » (10:1). Et l’examen du texte montre clairement qu’il fut écrit par plusieurs témoins oculaires de la catastrophe.

Les critiques documentaires ont accordé beaucoup d’attention à ce récit du Déluge car ils y voient la « preuve » d’un emprunt à la mythologie babylonienne. Bien qu’ils aient eu raison de voir plusieurs comptes-rendus dans le récit, ils se sont complètement fourvoyés sur l’identification des véritables auteurs.

Deux récits de la création.

L’ignorance de la nature des sources à partir desquelles le livre de la Genèse fut compilé, a conduit les commentateurs modernes à écrire des choses telles que « le second chapitre est plus ancien que le premier » ou « l’ordre de la Genèse est erroné« , ou encore « il y a deux récits de la création, chacun écrit des siècles après Moïse. » Pour l’école documentaire le premier chapitre a été mis par écrit par un auteur inconnu, ou par un atelier d’auteurs, au 8ème siècle environ avant J.C. Les arguments présentés dans le présent article devraient suffire à faire litière de ces affirmations.

Mais, se demande Wiseman, est-ce que le récit du premier chapitre lui-même donne un indice quelconque sur la date de sa rédaction ? A quoi il répond que, en dehors des datations par le colophon habituel, « il existe plusieurs indices qui peuvent nous aider à préciser la place chronologique du premier chapitre de la Genèse dans l’Ancien Testament. » Et il en donne la liste suivante :

  1. Aucun anachronisme : « il ne contient pas la moindre référence à quelque évènement postérieur à la création de l’homme et de la femme et à ce que Dieu leur dit. » Au contraire, la version babylonienne de la création, par exemple, fait référence à des évènements d’une date relativement tardive, comme la création de Babylone.
  2. Universalité : toutes les références de ce chapitre « sont universelles dans leur application et illimitées dans leur étendue. » Nous ne trouvons mention « d’aucune tribu, nation ou pays particuliers, ni d’aucunes idées ou coutumes purement locales. Tout se réfère à la terre entière ou à l’humanité sans mention de race. »
  3. Simplicité : le soleil et la lune, par exemple, sont désignés simplement par « le plus grand et le plus petit luminaire » (1:16). Il est bien connu que l’astronomie est une des plus anciennes branches du savoir. Dès les temps les plus anciens les babyloniens avaient déjà donné leur nom au soleil et à la lune.
  4. Brièveté : comparé aux très longues séries de six tablettes pour le récit babylonien de la création, la Bible n’utilise qu’un quarantième du nombre de mots.

Wiseman pense que cette unique tablette ne comportant pas le colophon habituel est le récit de la création fait par Dieu Lui-même à Adam. Comme Adam ne racontait pas dans ce texte des évènements qu’il avait vus par lui-même, il ne pouvait pas le signer, bien qu’il en fût certainement matériellement le rédacteur. Ce texte de 1:1 à 2:4 constitue ainsi le premier livre du monde, et son auteur n’est autre que Dieu Lui-même.

La totalité des références du chapitre 1er ne se retrouve pas dans la seconde tablette (de 2:4 à 5:1). Dans cette seconde série on trouve des notes historiques, les rivières sont nommées, comme le sont les pays. Les minéraux sont détaillés. Ceci, pensons nous, est l’histoire d’Adam racontée par lui-même. Ce n’est pas une répétition du récit du chapitre 1er et il n’est pas plus ancien, comme voudraient nous le faire croire les « exégètes. » L’auteur donne davantage de détails sur la création du premier homme; le Jardin est planté; les indications géographiques de l’Eden sont fournies; les animaux sont nommés, etc. La tablette de la série 2 est complètement différente du chapitre 1er par le style et le contenu et semble avoir été écrite longtemps après.

D’Adam à Moïse.

Nous ne connaissons pas l’étendue de l’écriture avant le Déluge mais, si notre thèse est exacte, nous connaissons quelque chose des méthodes littéraires employées. La forme originelle des anciennes tablettes était tenue pour si sacrée que les copistes et traducteurs ultérieurs la conservèrent dans leurs nouveaux textes.

Les histoires d’Adam et de Noé (et sans doute celles des autres Patriarches d’avant le Déluge) furent préservées dans l’Arche puis apportées dans le monde post diluvien par les fils de Noé, qui, d’après les sources compilées par Ginzberg3, possédait des livres.

Les histoires sacrées, qui subirent des traductions et de possibles translittérations, furent apportées de Mésopotamie par Abraham et sa famille et restèrent en Canaan le temps de leur séjour. Elles furent augmentées par chaque génération. Finalement, lorsque Jacob émigra en Égypte il emporta ces histoires avec lui. Certaines copies parvinrent presque certainement dans les archives égyptiennes où Joseph avait accès. Plus tard, Moïse eut lui aussi accès à ces archives et à toute la sagesse de l’Égypte (Actes 7:22).

Le compilateur aura résumé les histoires de ses ancêtres, rédigeant des notes pour le bénéfice de ses contemporains. Par exemple, le nom de certaines localités de Canaan avait changé depuis le temps d’Abraham et ainsi le compilateur devait indiquer le nouveau nom de l’ancien site. Dans Genèse 14 on en trouve plusieurs exemples:

  • Versets 2 et 8: Bala qui est Segor
  • Verset 3 : la vallée de Siddim, qui est la Mer Salée
  • Verset 7 : la fontaine du Jugement, qui est Cadès
  • Verset 15: Hoba, qui est à gauche de Damas
  • Verset 17 : la vallée de Savé; c’est la vallée du Roi

Il semble que le compilateur condensa fortement les textes de ses ancêtres. Les séries originelles d’Isaac ou d’Ésaü, par exemple, étaient certainement beaucoup plus longues que ce qui nous en a été conservé dans la Genèse. Le compilateur ne garda que ce qui lui paraissait pertinent et utile à ses lecteurs. Mais nulle part dans l’Écriture n’existe la moindre suggestion que Moïse ait le premier mis par écrit les récits et généalogies de la Genèse.

Dans ce livre lui-même on ne trouve aucune assertion relative à Moïse du même genre que celles qui sont répétées si souvent dans le reste du Pentateuque, « le Seigneur dit à Moïse… » Selon Wiseman, l’absence de cette phrase dans la Genèse est certainement une indication claire que lorsqu’elle est utilisée dans les autre livres de Moïse, c’est de façon authentique et exacte, le texte étant conservé dans sa pureté.

La manière dont le Nouveau Testament parle des livres de Moïse est également remarquable. « C’est un exemple significatif de la précision avec laquelle les références aux auteurs sont faites dans la Bible. » Bien que le Christ et les Apôtres citent souvent la Genèse jamais ils ne disent que Moïse est l’auteur de la phrase citée. Mais quand la citation provient de l’Exode jusqu’au Deutéronome, on lit dans le Nouveau Testament « Moïse dit… »

Les livres les plus vieux du monde.

En conclusion, on peut dire que la Genèse est composée d’une série de plusieurs des plus vieux livres du monde. Le Dr. Charles Taylor4, linguiste convaincu par Wiseman, a identifié les « neuf volumes » suivants qui sont à la source du livre de la Genèse :

  • I Le livre de Dieu, récit de ses actions au commencement de tout (Gen. 1:1 à 2:4a)
  • II Journal d’Adam, recoupant parfois le volume I (2:4b à 5:2)
  • III L’arbre et le journal de la famille de Noé (5:3 à 6:9a)
  • IV Dossier des fils de Noé sur le Déluge (6:9b à 10:1)
  • V La dispersion et la Table des Nations de Sem (10:2 à 11:10a)
  • VI L’arbre de la famille de Tharé (11:10b à 27a)
  • VII La biographie d’Abraham, par Isaac, avec l’arbre de la famille d’Ismaël en appendice (11:27b à 25:19a)
  • VIII La biographie d’Isaac et de ses descendants, par Jacob, y compris l’autobiographie de Jacob, avec les arbres de la famille d’Ésaü en deux appendices (25:19b à 37:2a)
  • IX La biographie de Joseph et de ses frères, par Moïse (37:2b à 50:26).

Conclusion.

La première publication de Wiseman remonte à 1936, à Oxford. Elle n’a, semble-t-il, fait l’objet d’aucune réfutation. Non, elle fut tout simplement ignorée par les savants exégètes qu’aucune donnée ne saurait distraire de leurs élucubrations. La théorie documentaire est maintenant complétée, si l’on peut dire, par une « théorie des fragments » qui voit dans le Pentateuque une mise en forme de multiples traditions véhiculées de manière indépendante, et par la « théorie des compléments » qui postule l’existence d’un seul document de base, ensuite retouché par adjonction de textes complémentaires. Il est clair que les idées de Wiseman vont à l’encontre de toute cette pseudo exégèse qui n’est qu’une machine de guerre destinée à réduire la Bible au rang des mythologies païennes. Il leur faut donc maintenir à tout prix : (1) le principe d’une écriture tardive des textes dont la qualité de témoignage est ainsi affaiblie ; (2) le principe d’une transmission orale, d’avant l’écriture, avec toutes ses possibilités d’embellissement, et (3) l’origine du texte dans les mythologies païennes, mais jamais l’inverse. Dans ces conditions comment croire à l’existence d’un auteur unique, ici Moïse, inspiré par Dieu pour la rédaction d’un texte jouissant ainsi de l’inerrance ? Avec une telle exégèse des sources de la Révélation, la théologie n’a plus de fondement solide, ce qui semble précisément le but de toute cette manœuvre: « libérer » la théologie.

En montrant que l’écriture est contemporaine des premiers instants de la civilisation, que tous les principaux personnages de la Genèse ont écrit eux-mêmes leur histoire et que tous ces documents sont parvenus dans les mains de Moïse qui en a assuré la mise en forme que l’on connaît, Wiseman ruine à la base les hypothèses des « exégètes » patentés. Suivez le conseil donné au début du présent article: déchirez l’introduction au livre de la Genèse dans votre exemplaire de la Bible et appréciez la Parole authentique de Dieu.

(Cet article est une adaptation de l’article « The Toledoths of Genesis » par Damien F. Mackey, qui lui-même s’inspirait de P.J. Wiseman dont le livre « Ancient Records and the Structure of Genesis » est quasi introuvable…).

1 Le colophon est la note finale d’un ouvrage écrit, fournissant les références de cet ouvrage et donnant des indications relatives à son impression.

2 Yahuda A. The Language of the Pentateuch in its Relation to Egyptian (Oxford, 1933).

3 L. Ginzberg, The Legends of the Jews, Vol V (Philadelphia, 1955) pp. 196-197

4 Dr. Charles Taylor, The Oldest Science Books in the World, Assembly Press (1984)

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