Accueil » Comment certains pays sont devenus riches et d’autres pays restent pauvres. Considérations sur la crise économique actuelle

Par Eon Claude

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Claude Eon1

Résumé :Une nation n’est véritablement riche que si elle sait produire en abondance les biens matériels nécessaires à tous ses membres, en préservant les biens supérieurs de la personne, de la famille et de la Cité. Or le capitalisme qui a permis à certains pays d’accéder à cette abondance, est aujourd’hui en panne, notamment parce que les théories économiques enseignées ne tiennent pas compte des leçons de l’Histoire Le libre-échange vise un équilibre uniformisateur, alors que le développement relève de l’esprit d’entreprise et de l’emploi intelligent des divers facteurs contribuant à l’efficience de chaque nation. Deux économistes ont récemment affiné notre compréhension du développement. La vénézuélienne Carlota Perez, en particulier avec Technological Revolutions and Financial Capital (2002), a montré le rôle des innovations techniques dans les 5 cycles de progrès décisifs qui sont nés en 1771, 1829, 1875, 1908 et 1971. Michel Porter (Harvard), avec L’avantage concurrentiel des nations (1990), en étudiant rétrospectivement 10 économies développées, a su classer sous 4 titres les conditions dont seule la synergie permet le développement (facteurs de production [dont le niveau des savoirs], composition de la demande, complémentarité des industries, structure et stratégie des entreprises). Ces deux auteurs retrouvent, en le précisant, le diagnostic qu’Antonio Serra (1613) avait porté lorsqu’il étudia les raisons pour lesquelles sa ville de Naples était pauvre malgré ses ressources naturelles, alors que Venise était riche. C’est que les rendements croissants permis par l’industrie abaissent les coûts de production et dégagent ainsi une marge qui peut être partagée entre le producteur, le consommateur et la nation. La tiers-mondisation à laquelle nous assistons (en France notamment) n’est pas inéluctable, mais le redressement dans les idées économiques semble un préalable indispensable.

Considérations sur la crise économique actuelle

Richesse, pauvreté, sous-développement, sont au cœur même de la pensée économique.

Celui que l’on peut considérer comme le ‘père fondateur’ de l’économie classique, Adam Smith, publiait en 1776 sa célèbre « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations ». Certains l’avaient précédé, d’autres, nombreux lui ont succédé dans cette recherche et nous pourrions penser que tant d’efforts intellectuels auraient abouti à une richesse universelle. Hélas, il n’en est rien. Aujourd’hui, au XXIe siècle, environ 80 % de la population mondiale demeurent très pauvres. Presque la moitié des hommes essaient de survivre avec moins de 2 dollars par jour, à comparer à environ 100 dollars aux Etats-Unis. Le revenu par tête dans les 20 pays les plus riches est 37 fois celui des 20 pays les plus pauvres. Manifestement, la plupart des pays n’ont pas réussi à faire que le capitalisme instauré à la fin du XVIIIe siècle, profite à leurs habitants. Et même dans les pays dits riches, de grandes inégalités persistent. En France, en 2010, 8,6 millions de personnes (14,1% de la population) vivent en-dessous du seuil de pauvreté, soit 964 euros par mois. La lancinante question demeure: « Comment les pays riches sont-ils devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent-ils pauvres » 2

Pour commencer, il faut comprendre comment fonctionne notre système économique. Quelle est sa logique interne ? Quelles sont les conditions du développement économique, pourquoi certains pays ont-ils mieux réussi que d’autres ? Pour répondre, il faut interroger à la fois la théorie et l’histoire économiques. La « science » de l’économie n’est nullement une science expérimentale, mais l’histoire économique est très riche d’enseignements. Il est fort regrettable que l’enseignement n’accorde pas plus d’attention à leur synergie.

Définissons d’abord ce qu’est la richesse d’une nation. Une nation peut être dite riche lorsqu’elle assure :

  1. La fourniture permanente à ses habitants, normalement en nombre croissant, de suffisamment de biens matériels et de services assurant la satisfaction des besoins croissants qui accompagnent le développement de la culture (ou civilisation);
  2. Si bien que, avec un nombre significatif de gens modérément riches, une large et vigoureuse classe moyenne fait sentir sa présence dans la société où
  3. Est assurée pour tous, même aux classes les plus pauvres, une subsistance humaine décente correspondant au niveau donné de culture, excluant la misère permanente
  4. Tout cela, tout en préservant les biens supérieurs implicites de la personnalité humaine, de la famille et de la société politique.

Il découle de cette définition que la richesse ne saurait être exprimée par un nombre unique, puisqu’il faut absolument tenir compte de la répartition de la richesse à l’intérieur de la nation. Et cependant, la seule expression de la richesse universellement adoptée est le PIB par habitant. Malheureusement le PIB n’est pas un indicateur de la richesse créée: il exprime seulement la dépense de tous les agents économiques. Mesdames, tout le travail que vous faites à la maison n’est pas considéré comme une création de richesse ; mais si vous engagez une soubrette pour le faire, le PIB s’accroît d’autant ! Le pire est qu’une très forte proportion du PIB est fournie par l’État, dont les services non marchands sont évalués à leur coût3. Il faut donc reconnaître que nous n’avons pas de mesure réelle et utile de la richesse d’un pays, mais seulement une approximation grossière. Une distorsion supplémentaire se produit lorsque l’on compare le PIB par habitant de différents pays. Comment comparer des niveaux de prix différents exprimés dans des monnaies différentes ? La transformation en dollars des USA, généralement adoptée, est une opération hasardeuse.

Capitalisme

Nous parlons ici de la croissance dans le cadre du capitalisme actuel. Non pas que ce système constitue un idéal ; il peut être critiqué, contesté, mais ce serait un tout autre débat. Il est vrai que sa formation au XVIIIe siècle s’est faite par la conjonction des « Lumières » écossaises (Hutcheson, Hume, Smith), du presbytérianisme calviniste et de l’idéologie Whig issue de la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 que la franc-maçonnerie, réorganisée à cette époque, devait répandre dans le monde entier.

Une société est dite capitaliste lorsqu’elle confie son système économique à la responsabilité de l’homme d’affaires privé. Ceci implique la propriété privée des moyens de production et la production pour un profit privé. Bien que ne faisant pas partie de la définition, il faut y ajouter le crédit bancaire, essentiel pour le fonctionnement du système capitaliste.

Le capitalisme est bien plus qu’un système économique, c’est un système social qui ne peut pas – ainsi d’ailleurs que toute autre forme d’organisation sociale – être jugé seulement sur ses résultats économiques. Il faut aussi tenir compte des succès (ou des échecs) sociaux et culturels. Même ses résultats purement économiques ne sont pas susceptibles de mesure exacte, encore moins, on l’a vu, d’expression par un chiffre unique (revenu par habitant, par exemple) parce qu’il faut tenir compte de la dispersion des revenus et du qualitatif. Son caractère spécifique est d’être en constante évolution: un capitalisme stationnaire est une contradiction. La figure centrale du système est l‘entrepreneur. Sa fonction essentielle n’est pas simplement de gérer l’existant, mais surtout de créer, d’innover. Citons ici l’économiste qui a, sans doute, le mieux compris et exprimé l’essence du capitalisme, Joseph Schumpeter (1883-1950) :

« L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objetsde consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste. »4 « L’ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives… constituent d’autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l’on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme: c’est en cela que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter5. »

Cette conception de l’économie est en opposition totale avec les fondements de l’économie classique, inspirés de la physique newtonienne, tels qu’on les trouve dans les Principles of Economics (1890) d’Alfred Marshall (1842-1924). La théorie classique cherche à définir les conditions d’une « concurrence parfaite », d’un équilibre parfait. Elle suppose une information parfaite de tous, des rendements d’échelle constants et une totale divisibilité de tous les facteurs de production. Une des conséquences de cette vision idyllique est que toutes les activités sont équivalentes : un cireur de chaussures à Quito et IBM sont tous deux des « firmes représentatives ». On obtient certes de magnifiques équations d’équilibre, dont le seul défaut est de n’avoir aucun lien avec la réalité. Le problème est que ces modèles imités de la physique, et qui ont monopolisé le discours, tendent précisément à exclure les facteurs qui créent la richesse: concurrence imparfaite, innovations, synergies entre secteurs de l’économie, économies d’échelle et de gamme et présence d’activités économiques qui possèdent ces facteurs.

Il y a ainsi deux façons bien différentes de comprendre le monde de l’économie et les causes de la richesse ou de la pauvreté des nations. La théorie économique néo-classique ne s’intéresse pas particulièrement à la croissance. La crise de 1929 avait constitué une première épreuve pour la théorie et Keynes était venu lui apporter une bouée de sauvetage. Son remède principal consistait à inviter l’État à dépenser davantage: redoutable conseil que les politiciens de tous bords se sont empressés de suivre avec gloutonnerie. Cela a fonctionné tant bien que mal jusqu’en 1973, jusqu’au premier choc pétrolier, marquant la fin de l’énergie bon marché. Depuis cette date, les injections monétaires dans l’économie et les accumulations de dettes ont eu des rendements décroissants. Les masses monétaires et les dettes ont explosé sans obtenir la croissance désirée. Malgré cela, les gouvernants s’accrochent à la théorie keynésienne et ne s’intéressent qu’à la stimulation de la demande – tout en prenant éventuellement des mesures qui ne peuvent que la tuer. Les plus lucides reconnaissent leur désarroi ; récemment le Président de la FED de Dallas a déclaré : «  La Banque centrale des États-Unis (la FED) n’a absolument aucune idée de ce qu’il convient de faire pour sortir l’économie américaine de l’ornière.

La vérité est que personne au sein du Comité de politique monétaire de la FED ou de la Banque centrale ne sait réellement ce qui entrave l’économie. » Il conclut en disant :  « Personne ne sait ce qui marchera pour remettre l’économie sur la bonne voie. » Ces propos stupéfiants ne sont guère rassurants…

À la décharge des politiciens, il faut reconnaître que la théorie économique néo-classique, amendée par Keynes, ne leur apporte aucune aide. Cependant, depuis les années 1980, dans le sillage de Schumpeter, une nouvelle discipline économique se développe, consacrée aux conditions du développement économique. À cet égard les travaux de la Vénézuélienne Carlota Perez méritent une mention toute particulière.

Carlota Perez

Schumpeter pensait qu’il y avait une relation entre les innovations techniques et les cycles économiques longs de type Kondratiev. C’est cette idée que la vénézuélienne C. Perez a explorée depuis les années 80 avec de nombreux articles et un livre remarquable Technological Revolutions and Financial Capital (2002) dans lesquels elle montre la relation entre les innovations et le développement économique.

En 240 ans, il y a eu 5 révolutions technologiques: la première fut « la révolution industrielle » à partir de 1771 avec l’introduction des machines pour les usines de textile et la construction de tout un réseau de canaux. À partir de 1829,ce fut l’âge de la vapeur, du charbon, du fer et des chemins de fer. En 1875 débuta l’âge de l’acier et de l’ingénierie lourde (électrique, chimique, civile et navale) lorsque l’acier de haute qualité, bon marché, rendit possible la construction de chemins de fer transcontinentaux, de navires à vapeur rapides et du télégraphe transocéanique. En 1908 la Ford modèle T inaugura l’âge de l’automobile, du pétrole, de la pétrochimie et de la production de masse. Enfin, en 1971 l’invention du microprocesseur est à l’origine de la révolution contemporaine dans l’information, la communication et la télécommunication. La prochaine révolution sera sans doute l’âge de la biotechnologie, de la bioélectronique, de la nanotechnologie…

Chacune de ces grandes révolutions traverse deux phases durant chacune de 20 à 30 ans.

La « période d’installation » est le moment de la « destruction créatrice » selon Schumpeter : c’est la bataille entre l’ancien et le nouveau paradigme, lorsque l’investissement se concentre sur les nouvelles technologies, à la fois pour installer les nouvelles industries et infrastructures et pour moderniser les industries parvenues à maturité. Pendant cette période de nouvelles infrastructures sont mises en place: canaux, chemins de fer, grands ports, réseaux électriques, autoroutes, pipelines, lignes aériennes, internet, etc. Pendant l’installation, l’investissement est dirigé par la finance bientôt saisie par l’ivresse et se livrant alors aux pires excès spéculatifs. La finance se détache de l’économie réelle et engendre une inflation des actifs concernés, un “boom” qui se termine par un effondrement brutal. La prospérité de « l’âge doré » est caractérisée par une polarisation des revenus et par les changements de fortune des sociétés, des industries, des régions et des nations.

Ces années d’euphorie se terminent immanquablement par une récession: 1793-1797; 1848-1850; 1890-1895; 1929-1943; 2007 -??

Ensuite la période de déploiement est celle de « l’âge d’or »: le grand saut de l’Angleterre après la révolution industrielle, le “boom” victorien, la Belle Époque, les Trente Glorieuses. Ces périodes de prospérité sont déclenchées par les politiques mises en œuvre pour vaincre la récession. C’est l’époque de la large application du nouveau paradigme favorable à l’innovation et à la croissance pour toute l’économie. Les bénéfices sociaux sont largement répartis, renversant la polarisation de la période d’installation. L’investissement est gouverné par le capital productif, généralement soutenu par la politique du gouvernement et par un système financier mieux réglementé. Cette période se termine par la maturité de la révolution technologique et de ses bienfaits, par l’épuisement de son potentiel d’innovation et de productivité, et par la saturation des marchés. Tout ceci crée les conditions pour que le capital financier cherche d’autres emplois, tels que l’investissement dans des pays lointains et le financement de nouvelles technologies potentiellement révolutionnaires. Et le cycle recommence.

Pourquoi ce schéma ? Parce que la dynamique de l’économie repose sur l’interaction entre deux agents différents et complémentaires: le capital financier et le capital productif. Celui-ci est le véritable créateur de richesse.

Il est fixe et étroitement associé à l’information, au savoir. Son objectif est le long terme, il est le mieux placé pour porter la croissance à l’intérieur du paradigme en vigueur.

Le rôle du capital financier est de réallouer la richesse, il est flexible et mobile et son objectif est le court terme. Il peut massivement réorienter les ressources et « forcer » la diffusion du nouveau paradigme.

Cette séparation et le fait que les changements technologiques se produisent par révolutions sont à la racine des mouvements pendulaires du capitalisme entre l’installation et le déploiement, et retour. Lorsqu’une révolution technologique atteint la maturité, le capital productif devient conservateur. Le capital financier s’échappe alors, soutient les nouveaux entrepreneurs, détruit autant qu’il le peut le cadre institutionnel, surinvestit dans les nouvelles infrastructures et utilise les nouvelles technologies pour inventer de nouveaux instruments de spéculation financière. Lorsque la bulle éclate, l’État doit intervenir activement pour réglementer la finance et favoriser le capital productif lequel peut alors diriger l’expansion en utilisant le potentiel de croissance et d’innovation.

Les études de Carlota Perez 6 sont vraiment très instructives et la leçon à en tirer pour notre propos est que la croissance économique et la richesse qui normalement l’accompagne ne sont pas du tout, dans notre système capitaliste actuel, un long fleuve tranquille. Dans la mesure où l’innovation est LE moteur du système, les conséquences décrites ci-dessus sont inéluctables.

Productivité et Compétitivité

C’est l’incantation quotidienne des politiciens et des hommes d’affaires. Il n’est pas sûr que les politiciens sachent très bien ce que cela signifie et implique. Nous allons donc commencer par définir ces termes.

Au sens micro-économique, la compétitivité exprime la capacité d’une entreprise à rivaliser, croître et être profitable sur le marché. Mais au sens macro-économique, il y a grande divergence d’opinions sur sa signification.

Pour notre part nous définirons la compétitivité comme la capacité d’une nation à produire et distribuer des biens et services dans une économie internationale, en concurrence avec les biens et services produits par les autres nations, tout en élevant le niveau de vie de sa population.

Compétitivité n’est pas la même chose que productivité ou efficience. Bien qu’il soit difficile d’être compétitif si vous n’êtes pas efficient, même en ayant une forte productivité il n’est nullement évident que d’être le producteur le plus efficient d’un produit objet du commerce international, rende un pays vraiment compétitif, c’est-à-dire capable d’élever son niveau de vie. Certains producteurs et certaines nations très efficients, au moins dans certains domaines, sont désespérément pauvres. Ils sont efficients pour des produits qui n’apportent pas de compétitivité au sens d’augmentation des revenus, de la richesse. Par exemple, Haïti est le plus efficient producteur de balles de base-ball: les ouvriers gagnent 30 cents par heure. Malgré leur supériorité, ils ne sont pas compétitifs au sens macroéconomique d’élévation du niveau de vie.

Une productivité relativement ou absolument élevée ne donne pas forcément la compétitivité. L’élément clé de la compétitivité est la concurrence imparfaite, et c’est elle qui empêche l’égalisation des prix des facteurs (chère à la théorie néo-classique et argument capital en faveur du libre-échange7). Le fait qu’une firme soit compétitive au sens microéconomique, ne signifie pas que son activité rende plus compétitive la nation où elle se trouve. Être le plus efficient dans les « mauvaises » activités ne conduit pas au développement économique. C’est vrai aussi pour les choix individuels de carrière! Le balayeur municipal « le plus efficient » n’a pas les mêmes perspectives économiques que l’ingénieur.

L’idée même qu’une nation puisse se hisser à un niveau de vie plus élevé par sa compétitivité contredit les présupposés de la théorie néo-classique. En effet, dans un monde peuplé de “firmes représentatives” n’ayant pas de rendements croissants, le mot de compétitivité n’a aucun sens. Celle-ci est produite par des causes que la théorie élimine a priori.

La compétitivité n’existe que dans un monde de concurrence imparfaite et d’économies d’échelle, c’est-à-dire de rendements croissants. Dans le monde de la théorie néo-classique, la richesse nouvelle créée est supposée se traduire par une baisse des prix. Si l’information est parfaite (également accessible pour tous) et qu’il n’y a pas d’économies d’échelle, il n’y a pas d’autre conséquence possible à l’augmentation de la production. L’augmentation de capital employé par travailleur augmente la production et ceci se diffuse dans l’économie sous forme de prix plus bas. Adam Smith et Ricardo l’affirment explicitement: l’amélioration des techniques entraîne une baisse des prix.

Mais en réalité, avec les progrès de la technologie une nation peut devenir riche de deux manières. L’une est le mécanisme de Ricardo, la baisse des prix. L’autre est le partage des bénéfices dus à la nouvelle technologie entre des profits plus élevés, des salaires plus élevés, et des revenus taxables plus élevés. Avec le premier système (Ricardo), seuls les consommateurs sont avantagés. Avec le second, le producteur (firme et nation) conserve une part importante des bénéfices provenant de la meilleure productivité. On peut alors parler de compétitivité (c’est ce que les économistes appellent la « rente différentielle ou industrielle »). L’objectif de la stratégie compétitive est de repérer les industries (ou services) dans lesquelles de fortes rentes industrielles existent. L’augmentation du revenu national provient essentiellement de l’appropriation de cette rente. Dans un monde où il y a des rendements croissants d’échelle, une information imparfaite et de fortes barrières d’entrée pour toutes les industries importantes, la recherche de la rente est le facteur décisif de la croissance économique et de la compétitivité. Être compétitif dans une industrie où règnent information parfaite, parfaite divisibilité des facteurs de production et pas d’effet d’échelle, conduit à la pauvreté, quel que soit le niveau de productivité (Haïti). C’est souvent le cas des pays producteurs de matières premières.

Le protectionnisme des hautes technologies (high tech) fait partie de cette recherche de la rente. Celle-ci est aussi au cœur des mécanismes qui empêchent l’égalisation du prix des facteurs dans le monde et c’est pourquoi la globalisation se traduit par une plus grande inégalité des revenus.

Dans l’UE, plus de 60% des territoires reçoivent des subventions à cause de leur sous-développement. Le marché européen devait conduire à de grandes économies d’échelle. En fait on constate une concentration de la production créant moins de centres et davantage de périphéries, augmentant d’autant le besoin de redistribution.

L’augmentation des salaires que permet la nouvelle technologie va se diffuser dans l’ensemble du marché, parce qu’il y a des limites à l’écart possible entre les salaires dans un même pays. La productivité des coiffeurs n’a sans doute pas beaucoup augmenté depuis Aristote et cependant la rémunération des coiffeurs dans les pays industrialisés a bénéficié des hausses de salaires des ouvriers de l’industrie. Ceci explique pourquoi le salaire du chauffeur de bus en Allemagne est beaucoup plus élevé que celui du chauffeur en Bolivie, alors qu’ils font le même métier.

Pour résumer: le secret de la richesse des nations, dans le système capitaliste en vigueur, c’est de développer les activités susceptibles de bénéficier d’inventions, d’innovations permettant des rendements croissants qui autorisent des augmentations des profits et des salaires accompagnées de baisses de prix. Ainsi producteurs et consommateurs seront-ils gagnants.

Index qualitatif des activités économiques

Indices qualitatifs des activités économiques

Des activités économiques différentes ne peuvent absorber de façon profitable que des quantités très différentes de connaissance et de capital. Vous ne pouvez pas élever le niveau d’expertise et de salaire d’un ramasseur de laitues à celui d’un ingénieur en informatique. Parce que le niveau d’expertise pour les deux professions est différent. Pour le ramasseur de laitues, cela ne changera qu’avec la mécanisation du ramassage. C’est la seule possibilité pour lui, mais son job aura changé. Ceci est vrai pour une nation comme pour un individu.

Le système néo-classique a été conçu au XVIIIe siècle au moment de la naissance de nouvelles technologies qui allaient trouver dans l’essor industriel leur plein épanouissement. Il y avait alors un excédent de population agricole qui trouva dans l’industrie naissante un heureux débouché (si l’on passe sur quelques horreurs). À partir de Ford et du taylorisme, la production de masse permit, grâce à l’augmentation des salaires dans l’industrie rendue possible par les progrès de la productivité, un formidable progrès économique. Mais elle exigeait une fuite en avant et une recherche de débouchés dans des pays que l’on se gardait bien d’industrialiser. Il suffisait de leur chanter les vertus du libre-échange : je vous achète vos matières premières et vous m’achetez mes produits manufacturés. Mais un beau jour certains de ces pays-débouchés ne se contentèrent plus d’acheter nos produits, ils voulurent profiter de notre technologie pour les fabriquer eux-mêmes (cas des USA). Il fallut donc partager notre savoir-faire et donner gratuitement le fruit de nos innovations. Le ralentissement de la croissance (dont nous allons voir les causes dans un instant) rendait le poids de la main d’œuvre prohibitif dans les pays avancés. Pour pouvoir continuer la production de masse la seule solution était la délocalisation. Nous voyons maintenant le revers de cette médaille: chômage et impôts.

Aujourd’hui, le fait nouveau est que l’activité manufacturière, l’industrie, ne représente plus, dans les économies avancées, qu’une faible contribution au PIB de ces pays:

USA 13%, UK 11%, France 11%,

Allemagne 19 %, Japon 20% Corée 28%, Chine 32%

Cela veut dire que les activités susceptibles de bénéficier des rendements croissants sont beaucoup plus limitées qu’auparavant.

Désormais ce sont les services qui contribuent pour plus de 70% au PIB des nations industrialisées. Or les services (commerce, banques, juristes, santé, enseignement…) n’offrent pas les mêmes possibilités d’économies d’échelle que l’industrie. En outre, les chômeurs de l’industrie ne sont pas facilement adaptables aux demandes éventuelles des services en raison de leur haute qualification. La situation est bien différente de celle du XIXe siècle où il était facile de mettre un ouvrier agricole devant une machine dans un atelier ou une usine. Cela veut dire que le mécanisme de hausse des salaires de l’ère industrielle est cassé, le système de création de richesse ne marche plus. Nous sommes devant une crise de système économique (la politique d’injection monétaire pour relancer l’économie est vouée à l’échec) et non devant une crise de conjoncture. Évidemment, les montagnes de dettes n’arrangent rien, mais la dette n’est pas la cause principale de la crise actuelle8.

La situation n’est cependant pas désespérée ! Mais il faut comprendre comment s’obtient la compétitivité d’une nation.

Les causes de succès d’une industrie ou d’un État

Le Professeur d’Harvard Michael Porter a, pendant quatre ans, conduit une étude sur dix économies avancées9 et sur plusieurs industries typiques de ces nations. Il a aussi analysé le problème de la compétitivité dans les services. Le résultat est publié dans un livre, traduit en français sous le titre de L’avantage concurrentiel des nations10 (883 pages) considéré comme « la Bible » du développement économique.

L’avantage compétitif d’une industrie ou d’un État tient à quatre sortes de conditions étroitement liées entre elles et se renforçant mutuellement par un effet de synergie. Cet avantage dépend aussi du hasard, de la chance et surtout de la politique du gouvernement en agissant sur telle ou telle condition du succès.

M. Porter, exprime par un losange (qu’il appelle le « diamant ») les quatre pôles de facteurs agissant sur la compétitivité, les vecteurs orientés soulignant l’interrelation existant entre tous ces facteurs, sans oublier le hasard et le gouvernement.

Première condition: les facteurs de production

Ce sont les « intrants » nécessaires à la production, c’est-à-dire le travail, les ressources naturelles, le capital et l’infrastructure. Les dotations du pays (ressources naturelles, main d’œuvre bon marché, etc.) sont évidemment importantes, mais les facteurs les plus importants pour la croissance de la productivité ne sont pas hérités mais créés par la nation. La quantité des facteurs est moins importante que le taux de leur création, amélioration et adaptation aux différentes industries.

Les facteurs de production comprennent les ressources humaines (quantité et qualité), les ressources physiques (terres, eau, minéraux, climat, accessibilité), le niveau de savoir scientifique et autre, le capital (facilité de mobilisation, coût), l’infrastructure (transports, santé, habitat : tout ce qui rend un pays désirable). Les nations qui réussissent sont celles qui sont particulièrement bonnes pour créer les facteurs importants et surtout les améliorer par l’innovation. Il faut pour cela des mécanismes spécialisés: systèmes d’éducation, apprentissage, instituts de recherche privés et publics. C’est un effort permanent. Le rôle du secteur privé dans la création des facteurs est indispensable pour obtenir la compétitivité. Les firmes sont les mieux placées pour savoir quelles sont les meilleures conditions de succès dans leur secteur. Les organes gouvernementaux sont notoirement lents et incapables d’identifier les besoins nouveaux des industries.

Deuxième condition: la demande

La qualité de la demande, plus encore que sa quantité, est décisive pour la compétitivité. Trois attributs sont importants: sa composition, sa taille et son type de croissance, et les mécanismes par lesquels les préférences de la demande nationale sont transmises aux marchés étrangers.

La composition de la demande détermine la façon dont les firmes perçoivent, interprètent et répondent aux besoins des acheteurs. La nation obtient un avantage compétitif dans les industries pour lesquelles la demande donne aux entreprises une image claire et précoce des besoins. C’est aussi un avantage lorsque les acheteurs font pression sur les entreprises en les poussant à l’innovation et à la supériorité de leurs produits par rapport aux produits étrangers. Le marché national a normalement une influence disproportionnée sur la capacité des entreprises à comprendre et à interpréter les besoins des clients (communications).

  1. Structure de la demande, ses segments. Pour la plupart des industries, la demande est segmentée: p. ex. avions d’affaires / avions de ligne. La taille du segment est importante pour l’économie d’échelle. Conséquence: les petites nations peuvent être compétitives dans certains segments importants pour le pays mais d’importance moindre dans d’autres pays (le percement de tunnels, en Suisse).
  1. Sophistication et exigence des acheteurs.
  2. Avantage lorsque la demande nationale anticipe sur celle des autres. La tailledu marché intérieur peut constituer un avantage si elle conduit à des économies d’échelle en encourageant les entreprises à investir largement dans des usines modernes, dans le développement de la technologie et les améliorations de productivité. La présence de nombreux acheteurs constitue un élément favorable à l’innovation. Un taux de croissance élevé favorise les investissements en améliorant la confiance.

L’internationalisation de la demande intérieure peut se produire de différentes manières. Si les clients sont des multinationales, ils préfèrent souvent traiter avec les fabricants de leur pays d‘origine (Caterpillar). Autres méthodes: stages de formation, aide économique et relations politiques…bref, tout ce qui contribue à rendre désirables par les étrangers les produits nationaux.

Troisième condition: industries complémentaires compétitives.

La force de la Suède dans les produits en acier (roulements à bille) a bénéficié de sa compétence dans les aciers spéciaux. La force de certaines industries (semi-conducteurs) donne un avantage aux autres firmes du pays. Le succès de la Suisse dans l’industrie pharmaceutique a été dû à un succès préalable dans la teinture. Le “leadership” de l’Italie dans la bijouterie d’or et d’argent tient en grande partie au fait que d’autres firmes italiennes produisent les 2/3 des machines à fabriquer les bijoux. L’avantage le plus important tiré de la présence de fournisseurs nationaux est dans le processus d’innovation. Les fournisseurs aident les firmes à découvrir de nouvelles méthodes et créent les occasions pour appliquer de nouvelles technologies. Il est bien préférable d’avoir un fournisseur national que de dépendre d’étrangers. Les industries apparentées sont celles avec lesquelles les entreprises peuvent partager ou coordonner leurs activités ou celles dont les produits sont complémentaires. Exemples:

Nation Industrie Industrie apparentée

Danemark laiterie, brasserie enzymes industriels Allemagne chimie encre d’imprimerie

Italie éclairage ameublement

Singapour services portuaires réparation navale

Le succès national dans une industrie est spécialement vraisemblable si le pays a un avantage compétitif dans un certain nombre d’industries apparentées, surtout celles qui sont importantes pour l’innovation.

Quatrième condition: structure et stratégie des entreprises, concurrence.

Chaque pays a son style de management: entreprises familiales (Italie) ou bien grosses structures (Allemagne) ; relations patronat/ salariés; attitude envers l’étranger…

  1. Stratégie et structure des entreprises nationales. Elles varient avec chaque nation: Italie, entreprises souvent familiales, taille moyenne, très flexibles. Succès dans éclairage, ameublement, chaussure (niches). Allemagne, haute direction d’ingénieurs, hiérarchie, discipline, un peu de lourdeur. Succès dans optique, chimie, machines complexes. Succès du modèle japonais dans les années 80. Partout: importance des relations direction/employés. La « culture d’entreprise » exprime ces différences.
  2. Buts. Les buts des sociétés dépendent de la structure du capital (actionnaires concentrés ou dispersés) et du rôle réel du Conseil d’administration. Ils dépendent aussi de la motivation des individus qui gèrent: rémunération, prestige, fiscalité, goût du risque. En tant qu’entrepreneurs leur attitude est capitale. En Angleterre, travailler dans l’industrie donne un statut inférieur à celui de membre du clergé, fonctionnaire, militaire…En France, le fonctionnaire reste un idéal pour beaucoup !

Importance d’un engagement soutenu en capital et en hommes. Du point de vue de l’économiste, la mobilité est un avantage. Mais cela suppose que la productivité des ressources dans une industrie est une donnée constante. En réalité, l’innovation peut très vite changer la situation. Mais l’innovation exige un effort permanent d’investissement en capital et en hommes.

  1. Concurrence nationale. Forte corrélation entre vigoureuse concurrence et créativité, et maintien d’un avantage compétitif dans une industrie. Erreur de croire que la concurrence est du gaspillage.

Les nations ayant une position dominante ont souvent une forte concurrence locale, même pour des industries avec de grandes économies d’échelle : pharmacie en Suisse, chimie en Allemagne. L’économie d’échelle vient du succès à l’étranger. La concurrence engendre une pression en faveur de l’innovation et de l’amélioration des produits ou des procédés. C’est pourquoi la formation d’entreprises nouvelles est vitale pour obtenir l’avantage compétitif, soit par création, soit par diversification.

Rôle du hasard. Il crée des discontinuités favorables au changement dans la position concurrentielle. Il peut venir de la guerre, de décisions politiques, de découvertes…Le choc pétrolier a eu un effet bénéfique au Japon qui a pris des mesures draconiennes d’économies d’énergie.

La nation ayant le meilleur « losange » sera sans doute la mieux placée pour exploiter le hasard.

Invention et esprit d’entreprise sont au cœur de l’avantage concurrentiel. Et c’est l’ensemble de l’environnement qui en stimule ou exténue la présence. Par exemple, l’insuline a été découverte au Canada, mais ce sont le Danemark et les États-Unis en ont tiré le plus grand profit.

Rôle du gouvernement.

Le gouvernement n’est pas un cinquième facteur. Son véritable rôle consiste à influer sur les quatre conditions de la croissance. Son influence peut être positive ou négative. Sur la production, il influe par ses subventions, sa politique envers les marchés financiers, envers l’éducation, etc. Il est souvent un acheteur important de produits nationaux: pour la défense, les télécommunications…Il peut influencer les industries complémentaires de bien des manières, par exemple par le contrôle de la publicité ou la réglementation de certains services. Enfin, sur la stratégie des firmes, leur structure et forme de concurrence, il intervient par la réglementation du marché financier, la politique fiscale et la législation anti-trust.

La politique du gouvernement peut être influencée, à son tour, positivement ou négativement, par tous les facteurs liés aux conditions de la croissance.

Il convient donc de compléter le losange par des traits en pointillé entre le hasard en haut et le gouvernement en bas en les reliant aux 4 pôles.

La leçon principale à retenir des travaux de M. Porter est que la croissance d’une économie résulte d’un grand nombre de circonstances et de décisions et surtout de leur cohérence. Il est totalement vain d’attendre d’une mesure unique et ponctuelle, ou d’une série chaotique de telles mesures, la solution du problème. Il est également erroné de tout attendre du gouvernement. Souvent, les gouvernements imposent des remèdes dont les effets secondaires et pervers n’apparaissent que plus tard.

Le Forum Économique Mondial

Les conditions de la croissance économique, telles qu’énoncées par M. Porter, sont à l’origine des travaux du Forum Économique Mondial (WEF).

Créée en 1971 par un groupe de chefs d’entreprises et d’associations industrielles européennes et dirigée par le Pr Klaus Schwab, alors professeur de politique de l’entreprise à Genève, cette institution indépendante est célèbre pour sa réunion annuelle à Davos. Elle publie chaque année un Rapport de compétitivité globale portant sur 144 économies (en 2012-13).Pour chaque pays est calculé un indice global permettant un classement mondial. Ainsi la France qui était au 18e rang en 2011 est passée au 21e en 2012. L’Allemagne est 6e, les USA 7e, le Royaume Uni 8e et le Japon 10e.

(http://reports.weforum.org/the-global-competitiveness-report)

La compétitivité est définie comme l’ensemble des institutions, des politiques et facteurs qui déterminent le niveau de productivité d’un pays. La compétitivité repose sur 12 piliers dont chacun comprend plusieurs critères. Au total 111 critères sont retenus. Cette analyse est le fruit des nombreuses études entreprises depuis les années 80 sur les causes de la croissance.

Les douze piliers: institutions, infrastructure, environnement macroéconomique, santé et éducation primaire, éducation supérieure et formation, efficience du marché des produits et services, efficience du marché du travail, développement du marché financier, adaptabilité à la technologie, taille du marché, sophistication des entreprises, capacité d’innovation.

Chacun des 111 critères pour chaque pays fait l’objet d’une évaluation et d’un classement par nation. La récapitulation sur une seule page de tous les critères d’un pays permet de voir rapidement les points faibles de ce pays. Voici, par exemple (page suivante), la situation de la France en 2012.

Un autre tableau, très instructif, montre le résultat de l’enquête menée auprès des entreprises du pays qui doivent, sur une liste de 16 critères, indiquer par ordre d’importance décroissant ceux qu’ils considèrent comme les plus pénalisants. Pour la France, les chefs d’entreprises ont indiqué dans l’ordre: 1) la règlementation du travail [le Code du travail est passé de 2 600 à plus de 3 200 pages entre 2005 et 2010! Près d’une page supplémentaire tous les 3 jours!] 2) l’accès au financement, 3) les taux d’imposition, 4) la règlementation fiscale [le CGI comprend 2 048 pages !] 5) l’insuffisante capacité à innover, 6) l’inefficience de la bureaucratie étatique. Un point très important à souligner est la grande corrélation entre les 12 piliers. Par exemple la capacité d’innovation sera difficile à obtenir sans une main d’œuvre bien éduquée et formée.

Bien qu’ils aient tous leur importance, ces piliers sont regroupés en 3 catégories en fonction du développement déjà atteint par chaque économie, car il est évident qu’ils n’ont pas la même importance pour tous. Le meilleur moyen d’améliorer la compétitivité du Cambodge n’est pas celui de la France (pas encore).

Les économies qui en sont au premier stade dépendent surtout des facteurs de base que sont une main d’œuvre peu qualifiée et des ressources naturelles. Les entreprises vendent des produits peu élaborés ou des matières premières et elles rivalisent par leurs prix. Leur faible productivité ne permet que de faibles salaires. À ce stade, la compétitivité dépend surtout du bon fonctionnement des institutions publiques et privées (pilier 1), de l’état des infrastructures (2), de la stabilité de l’environnement économique (3) et enfin d’une main d’œuvre en bonne santé et ayant un minimum d’éducation (4).

Lorsqu’un pays devient plus développé, la productivité augmente et les salaires également. L’efficience est alors le moteur du développement de ces économies. Elles doivent développer des procédés de production plus efficaces et améliorer la qualité des produits parce que les salaires sont élevés et qu’elles ne peuvent pas augmenter leurs prix.

À ce point, la compétitivité dépend d’une éducation et d’une formation plus poussée (pilier 5), de marchés efficients (6), d’un marché du travail satisfaisant (7), d’un marché financier développé (8), de la possibilité de recueillir les bénéfices des technologies existantes (9), et d’un large marché national et international (10).

Enfin, lorsque les économies atteignent le stade dans lequel l’innovation est le moteur, les salaires et le niveau de vie ont atteint un tel niveau qu’ils ne pourront s’y maintenir que si les entreprises sont capables de progresser avec de nouveaux produits ou services, de nouveaux procédés de fabrication, de vente et de gestion. À ce stade, les entreprises doivent bénéficier de nouvelles stratégies (11) et de nouvelles technologies (12).

Le rapport du WEF classe les différents pays selon les 3 stades de développement définis, mais il comporte aussi deux sous-catégories pour les économies en voie de transition. Cette analyse fine permet une comparaison utile entre les pays et surtout de déceler les progrès ou les reculs d’une année sur l’autre.

À partir de ces analyses de tous les facteurs de la compétitivité nationale et avec l’aide d’une théorie économique réaliste de la croissance, il est possible d’élaborer une politique économique appropriée pour chaque nation. L’intrusion de l’idéologie avec ses a priori, qu’elle soit libérale ou socialiste, ne peut que nuire au résultat recherché. L’histoire économique constate que depuis 1485 (Henry VII) tous les pays, sans aucune exception, ayant réussi leur développement économique ont pratiqué une politique que l’on peut qualifier de « mercantiliste »11 Cela est vrai de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Allemagne de Bismarck, du Japon du Meiji, de la France de Colbert, et dans une période récente de la Corée, de Singapour et autres météores asiatiques. Pendant près de trois siècles (1485-1750) le mercantilisme a assuré le succès économique de l’Occident. Vilipendé et caricaturé, souvent avec de mauvais arguments, par Adam Smith et ses successeurs, le mercantilisme a très mauvaise presse chez les économistes. Ceux-ci devraient pourtant admettre que certains théoriciens du mercantilisme avaient découvert les secrets de la croissance. Le cas d’Antonio Serra est, sans doute, exemplaire.

Antonio Serra et le mercantilisme

L’enrichissement de la nation et, accessoirement, le pouvoir de l’État, furent le souci dominant de quelques commerçants ou serviteurs de l’État depuis le milieu du XVe siècle jusqu’à la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle. Plutôt qu’aux auteurs anglais, nous allons nous intéresser à un auteur italien, Antonio Serra, auteur en 1613 d’un Breve trattato…destiné au vice-roi de Naples et des Deux-Siciles. « Je crois que l’on doit créditer cet homme, dit Schumpeter, d’avoir été le premier à composer un traité scientifique, bien que non systématique, des Principes de la Politique Économique. Pour l’essentiel, le traité concerne les facteurs dont dépend l’abondance non pas de monnaie mais de marchandises… Pendant plusieurs décennies, il n’y eut rien de comparable nulle part12. »

Serra, citoyen de Naples, se demandait pourquoi son pays, le royaume des Deux-Siciles, était pauvre malgré ses richesses naturelles importantes, alors que Venise, dépourvue de toute richesse naturelle, vivait dans l’opulence. Voilà le point de départ de sa réflexion. Elle est toujours d’actualité.

Il y a, dit Serra, deux catégories de facteurs déterminant le développement économique d’une nation, les naturelles et les accidentelles. Des premières nous ne parlerons pas, elles concernent l’existence de mines d’argent ou d’or. Les causes accidentelles se subdivisent en particulières et communes. Les causes particulières sont une agriculture florissante et une situation géographique favorable. Les causes communes sont celles qui doivent retenir notre attention.

Ces causes opèrent en synergie: divers facteurs indépendants et d’importance variable s’influencent mutuellement. Le facteur le plus important est la quantité d’industrie manufacturière. Elle ne dépend que du travail de l’homme. Serra introduit ici la notion essentielle (qui sera oubliée plus tard) des rendements croissants et décroissants. C’est la grande différence entre l’agriculture ou l’artisanat et l’industrie.

Celle-ci est unique parce que les coûts unitaires diminuent avec l’augmentation du volume de la production (rendement croissant), permettant une baisse des prix de vente.

Les rendements croissants de l’industrie induisent une plus grande division du travail. D’où l’accès à une plus grande part d’un marché lui-même en expansion, d’où des profits plus élevés pour l’entrepreneur et finalement pour la nation. Serra lie donc la distinction entre rendements croissants et décroissants à la théorie de la division du travail que l’on trouvait déjà chez Xénophon ( Ποροι ή περί προσοδων, Les Ressources ou des Revenus). Plus est grande la division de travail, plus la cité est riche. L’augmentation systémique du rendement est le principal argument de la politique mercantiliste d’augmentation de la population des cités et nations. Les mercantilistes – et les caméralistes en Allemagne – voyaient très bien que la possibilité de rendements croissants était liée à certaines activités qu’il fallait favoriser et soutenir, et non à d’autres.

Adam Smith abandonna complètement cette idée: pour lui tous les travaux se valent, seul compte le temps de travail: primauté du quantitatif sur le qualitatif. Finalement, production devient identique à échange. « Cette impossibilité [de faire une division du travail dans l’agriculture] est peut-être [!] la raison pour laquelle les progrès des puissances productives du travail dans cet art ne suivent pas toujours le même rythme que les progrès dans l’artisanat et l’industrie » (L 1, ch. 1). Ricardo enfoncera le clou. Le savoir et l’innovation perdent toute signification dans un système où le progrès technologique réduit la valeur d’échange d’un bien à la quantité de travail qui s’y trouve incorporée13. Si production et échange se dissolvent dans le vague concept de temps de travail, on perd toute une source de valeur, la mesure de la différence qualitative entre activités économiques. La conséquence de ces hypothèses de l’école néo-classique est que les prix des facteurs de production – capital et travail – tendront à s’égaliser dans un système de libre-échange. On peut dire que ce théorème fallacieux est le véritable fondement du système économique actuel, dont la racine se trouve dans l’égalité des activités économiques d’Adam Smith. Pas de différence entre le médecin et le plongeur dans le restaurant du coin.

La naissance de l’école néo-classique à la fin du XIXe siècle a donné le coup de grâce à la théorie du rendement croissant. (cf. Alfred Marshall : Principles of Economics).

L’économie tend à suivre la pente de moindre résistance mathématique ! On élimine de la science les deux moteurs de la croissance, l’innovation et les rendements croissants parce que c’est incompatible avec la théorie de l’équilibre, laquelle suppose une parfaite information de tous.

La deuxième cause commune est ce que Serra appelle le « grand commerce ». Ce qu’il entend par là, c’est l’importation de matières premières et l’exportation de produits finis. Ce fut la base de la formation des États modernes. Depuis Henry VII (1485), la croissance se fait par les exportations après industrialisation. La plus-value est ainsi effectuée par la main d’œuvre locale avec des rendements croissants, alors qu’on laisse à l’étranger les rendements décroissants (dans les colonies !). Le mercantilisme fut au fond (et historiquement) le moyen de formation de l’État par la substitution de l’industrialisation à l’importation.

À propos de Venise, Serra montre l’effet cumulatif des causes:  » Le nombre des industries bénéficie aussi à la cité; un facteur qui apporte beaucoup de gens ici, non seulement à cause des industries elles-mêmes (dans ce cas on leur attribuerait l’effet), mais aussi comme résultat de la simultanéité de ces deux facteurs ensemble, parce que l’un donne de la force à l’autre. La grande affluence due au commerce et à la situation géographique est accrue par les manufactures et celles-ci bénéficient de l’affluence due au commerce lequel bénéficie à son tour de cette même affluence de gens. » Voilà la première description de l’effet cumulatif des causes dans l’analyse économique, le cercle vertueux du « système national d’innovation. » Si Venise est riche c’est parce qu’elle a réussi à créer un assemblage d’industrie, d’innovation, de commerce et de population, grâce à un bon gouvernement, à la différence de Naples…

La troisième cause est donc la politique du gouvernement. Il faut souligner cette approche très pragmatique: pas de règles absolues et universelles. Leçon qui sera oubliée plus tard (FMI…). Expression d’une volonté, le gouvernement est finalement la plus puissante des causes, la cause efficiente de mise en œuvre des autres causes.

L’approche mercantiliste du problème de la croissance économique consiste dans un soutien à l’initiative individuelle et non pas dans une intervention unilatérale de l’État.

Sauf dans les cas où les barrières à l’entrée sont trop élevées pour l’individu: c’est alors la formule du capitalisme d’État, toujours en vigueur. « Le principal aspect caractérisant l’histoire de Venise est le rôle dominant de l’État dans la vie de la cité et la symbiose entre les secteurs publics et privés de l’économie, entre les intérêts publics et privés. » (Mueller). Contrairement à la main invisible de Mandeville et de Smith, cette tradition souligne l’importance de l’État jouant un rôle actif dans l’établissement des institutions et législations conduisant au développement économique (Chartes royales en Angleterre).

Serra a montré le chemin que doit suivre toute nation soucieuse de son développement. C’est d’ailleurs ce qu’on a vu avec la Corée, Taiwan, Singapour et, avant cela, au Japon (Meiji) et en Allemagne après 1870. Le mercantilisme a établi les fondations institutionnelles du capitalisme. Adam Smith a abandonné les synergies, l’innovation, les différences entre rendements croissants et décroissants. Nous avons ainsi perdu les effets dynamiques et systémiques de ce que l’on appelle aujourd’hui le système national d’innovation. Il faut mettre au crédit du mercantilisme la création des États-nations et la Révolution industrielle.

Conclusion

Essayons de synthétiser en quelques mots les conditions requises pour que les nations échappent à la pauvreté et au sous-développement.

La richesse ne tombe pas du ciel, ni des discours (électoraux et autres). Il faut d’abord la produire. On la partagera ensuite entre les travailleurs, les consommateurs, l’entreprise et l’État.

L’homme est à la fois producteur et consommateur, la théorie économique classique qui sacrifie le premier au second ne nous est d’aucune utilité. Nous voyons aujourd’hui le résultat d’une politique économique basée sur cette théorie (libre échange).

La distinction majeure entre les activités économiques concerne les activités à rendement croissant et à rendement décroissant. Pour les pays pauvres, le problème est de faire passer la main d’œuvre d’un secteur à l’autre.

Le moteur du progrès, c’est l’innovation (au sens très large: procédés, produits, gestion) qui est mise en œuvre par les entrepreneurs. Il faut les encourager et non les fusiller.

Le secteur industriel est irremplaçable, tout comme l’agriculture, même si les entreprises ne sont pas les plus efficientes du monde, c’est mieux que le chômage. Un certain protectionnisme est indispensable.

La richesse est la conséquence d’une compétition imparfaite et dynamique. L’équilibre économique permet de belles équations mais assure la mort de l’économie.

Le principe du libre-échange ne conduit pas à l’harmonisation des économies, mais à la ruine des plus faibles. N’oublions pas que le libre-échange fut une arme de guerre de la Grande Bretagne à partir du moment où sa supériorité industrielle lui garantissait le succès.14

Nous l’avons vu, souvenons-nous des 111 critères du Forum Éco Mondial, la croissance économique résulte de la synergie entre tous ces facteurs. La cohérence des choix politiques est capitale.

L’État a un rôle essentiel à jouer ; il est plus qu’un arbitre. Sa capacité de nuisance est également énorme.

L’économie réelle a une priorité absolue sur l’économie financière.

Toutes les nations qui sont devenues riches ont pratiqué le mercantilisme. Il devrait inspirer, au moins partiellement, la politique économique des nations, mutatis mutandis. Plusieurs études récentes ont montré la nocivité d’un libre échange systématique.15

Les circonstances modernes (écologie, ressources…) devraient inciter les consommateurs à revoir leur appétit de jouissance, leurs « besoins » et à modérer leurs appétits.

Enfin, pour importante que soit la richesse de la nation, il importe de remettre l’économie à sa juste place: « Nul ne peut servir deux maîtres car, ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.

Ne vous mettez donc point en peine, en disant: que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Car ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses et votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » (Mt 6, 24 et 31-33)

Liste des images présentes dans l’article.

  • image1: Indices qualitatifs des activités économiques
  • image2: Schéma d’action
  • image3: The competitiveness Index in detail

1 Claude Eon, diplômé de l’Institut d’Études politiques de Paris¸ a obtenu un MBA de l’Université Cornell (Ithaca, N.Y.)

2 Titre du livre d’Erik REINERT, Éd. du Rocher (2012) dont la lecture est indispensable.

3 Ndlr. Ce qui signifie qu’on les considère a priori comme une richesse, quelle qu’en soit l’utilité réelle.

4 Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Payot, édition 1951, p. 164.

5 Ibid. (souligné par nous)

6 Beaucoup de ses articles – en anglais – sont accessibles sur le site : carlotaperez.org.

7 Cf. le célébrissime article de Paul SAMUELSON : »International Trade and the Equalisation of Factor Prices » in The Economic Journal, vol 58, n° 230, juin 1948, pp. 163-184 ou sur le site : jstor.org.

8 Ndlr. La dette est cependant importante pour la mise en tutelle des gouvernements, mais cela est une autre question.

9 Danemark, Allemagne, Italie, Japon, Corée, Singapour, Suède, Suisse, Royaume-Uni, États-Unis.

10 Ed. Dunod : InterÉditions

11 On lira avec intérêt, dans les « Notes succinctes suggérées par la Théorie Générale » de Keynes, celle qui est consacrée au mercantilisme.

12 SCHUMPETER Joseph, Histoire de l’analyse économique, Éd. Gallimard, 1983, t. I, p. 275 ss.

13 Ndlr. Erreur reprise ne varietur par Marx.

14 Cf. Michel SARLON MALASSERT, “ Le protectionnisme aux frontières est-il absurde ?”, Le Cep n° 25, pp. 10-16.

15 Par exemple : FLETCHER Ian, Free Trade doesn’t work, US Business &Industry Council, 2011.

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