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Par Dominique Tassot

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Résumé : On trouve en couverture de chaque exemplaire du Cep cette exhortation de l’Apôtre : « tout reconsidérer dans le Christ ». Il ne s’agit pas seulement d’un devoir de piété filiale envers l’Auteur de nos vies ; il s’agit aussi d’une exigence intellectuelle. Le Verbe, par qui tout a été fait, détient ipso facto les clefs de la science des choses terrestres. Comprendre une créature, c’est – de quelque manière – rejoindre la Pensée qui l’a conçue. Newton, dans la Scholie générale qui accompagnait la seconde édition des Principia, insiste sur la « seigneurie » de Dieu gouvernant l’univers. L’athéisme « épistémologique », cette idée moderne selon laquelle il faut exclure de la science toute intuition ou tout présupposé issu d’un dogme ou d’un verset biblique, est donc profondément injurieux envers le Créateur ; il est aussi stérilisant.
L’homme en train de bricoler sa petite science dans son coin, dédaignant l’éclairage divin, se prive inévitablement des grandes intuitions divinatrices qui ont ouvert les voies à la science occidentale.

Avec ce numéro 40, Le Cep achève sa dixième année de publication. Si le nombre dix est un repère commode dans les civilisations qui comptent sur la base des doigts de la main, on ne lui reconnaît généralement pas une claire valeur symbolique comme on le fait pour 3, 7, 12 ou 50. C’est pourtant un nombre chargé du sens le plus ténu et le plus profond à la fois. Dès le début de sa vie publique dans le « sermon sur la montagne », Jésus-Christ énonce une de ses phrases les plus radicalement opposées à l’esprit de notre époque : « En vérité je vous le dis1, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, pas un iota ou un menu trait de lettre2 ne passera de la Loi que tout ne soit accompli. » (Mt 5,18)

Ce « iota » de nos traductions dut être un iod, la plus petite des lettres de l’alphabet hébreu, comme le point sur notre « i », et que les scribes de Babylone formaient en n’enfonçant dans la tablette d’argile que le coin anguleux du stylet à section triangulaire leur servant à composer les écritures « cunéiformes ».

Or le iod, dixième lettre hébraïque,3 est la première des lettres du Tétragramme Y H W H (le Nom propre de Dieu), symbolisant traditionnellement Dieu le Père, le Créateur, et ainsi la Pensée créatrice.

Il convenait donc de marquer cette dixième année par un regard rétrospectif sur les raisons de l’apparition du Cep.

Il n’est de prospective en effet que guidée par l’étude du passé ; et chaque revue, à l’instar de chaque être, se caractérise par sa différence spécifique : ces traits ou ces orientations particulières qui lui permettent d’ajouter sa petite pierre à l’édifice inauguré par Gutenberg.

L’être vivant se conserve en réagissant aux influences de l’environnement. Portés par la même rivière, le chien crevé s’abandonne au courant qui l’emporte au fil de l’eau; le chien vivant, lui, nage pour atteindre sa proie ou regagner la rive. Au milieu du courant de laïcisation qui entraîne les intelligences depuis plusieurs siècles, la pensée chrétienne s’est trop souvent « adaptée » dans le mauvais sens du terme, se transformant au risque de perdre son essence et abandonnant le terrain de la science à l’athéisme triomphant. Le teilhardisme a donné un bel exemple de cette capitulation sans combat, sacrifiant un par un tous les dogmes au mythe évolutionniste, pour reconstruire dans les nuées un leurre de mots ronflants. C’était choisir l’état provisoire d’une science mal fondée, contre ces phrases bibliques si riches de sens et inspirées, dont nous savons qu’elles ne « passent » pas. C’était inverser l’absolu et le relatif, attribuer aux productions de la raison humaine une qualité de certitude réservée à la seule mathématique.

Cette dernière en effet est une science commune à l’homme et à Dieu puisqu’Il « a tout réglé avec mesure, nombre et poids » (Sagesse 11,20) et que l’être mathématique, comme tout être de raison, s’épuise dans la définition qu’on en donne.

Mais dès qu’il s’agit de connaître le réel avec toute sa richesse, la finitude humaine apporte son lot d’incertitudes, d’erreurs d’appréciation, de présupposés inadéquats, ce qui paradoxalement permet à la science moderne d’être en perpétuel progrès. Car le progrès marque l’imperfection ; en revanche cette capacité à progresser signale chez l’homme la tension vers un ailleurs promis.

Devant le vaste panorama des civilisations qu’il avait étudiées, Oswald Spengler notait : « Toute science naturelle dépend d’une religion déterminée. »

Le scientisme, l’athéisme ou le Nouvel Âge, qui imposent aujourd’hui leur marque à notre environnement intellectuel, sont en réalité des religions, des visions exclusives englobant tous les aspects de l’existence et, de ce fait, incompatibles avec la vie chrétienne en général et la pensée chrétienne en particulier.

Qu’on veuille bien remonter à la source de ce dépérissement de la chrétienté : on l’apercevra dans l’abandon du concept central de la vision biblique de l’univers et de l’homme, celui de Création. Si la science a fait perdre au monde où nous vivons tant de son charme, de sa poésie et de sa spontanéité4, si nos sociétés avancent à grands pas vers un Meilleur des Mondes impersonnel, c’est bien que nous avons cessé de considérer chaque être comme une « créature » voulue et aimée par Dieu.

Car le dieu impersonnel « des philosophes et des savants », selon le mot de Pascal, n’a servi qu’à introduire cette Nature définitivement anonyme dont les lois nécessaires et les hasards contingents suffisent, croient savoir nos contemporains, à expliquer l’apparition des choses et même des êtres vivants.

Or la Nature, fût-elle divinisée par sa majuscule initiale, n’est qu’un mot fourre-tout dont l’usage incessant marque une régression de la pensée et des sentiments.

Newton, dont le déiste Voltaire a cru pouvoir se couvrir, comprenait bien qu’on ne peut expliquer l’origine des choses par leurs seules règles de fonctionnement : c’est le contraire qui s’avère vrai !

Il écrit à ce sujet : « Les planètes et les comètes persévéreront en leurs orbes par les lois de la gravitation mais elles ne pourront nullement acquérir primitivement la position régulière de leurs orbes par ces lois. (…) Or cet arrangement aussi extraordinaire du Soleil, des planètes et des comètes n’a pu avoir pour source que le dessein et la seigneurie d’un être intelligent et puissant. (…) Cet Être gouverne tout, non en tant que (simple) âme du monde, mais en tant que seigneur de tout ce qui est. (…) La divinité est la seigneurie qu’a un Dieu, non pas sur la matière à proprement parler, comme le pensent ceux pour qui Dieu est l’âme du monde, mais sur des serviteurs.

(…)Et il suit de la seigneurie véritable, que le vrai Dieu est vivant, intelligent et puissant ; des autres perfections, il suit qu’il est très-haut ou souverainement parfait. Il est éternel et infini, tout-puissant et omniscient, c’est-à-dire qu’il dure éternellement de toute éternité ; et il est présent infiniment dans l’infini : il régit tout ; il connaît tout ce qui se fait ou peut se faire. Il n’est pas l’éternité ou l’infinité, mais il est éternel et infini ; il n’est pas la durée ni l’espace, mais il dure et est présent. Il dure toujours et est présent partout, et, en existant toujours et partout, il constitue la durée et l’espace. (…) Nous (connaissons cet Être) par ses propriétés et attributs et par les structures très sages et excellentes des choses et par les causes finales et nous l’admirons à cause de ses perfections.

Mais nous le vénérons et l’honorons comme serviteurs, et un Dieu sans seigneurie, sans providence et sans causes finales n’est rien d’autre que destin et nature.5 »

Cette « seigneurie » de Dieu sur tous les êtres, l’idée si riche de Création suffit à nous la rendre présente ; tandis que le mot si ambigu de Nature la masque et nous la fait perdre de vue.

Ce basculement fut une régression de la pensée et, contrairement aux apparences6, la science ne s’en est pas remise ; plus encore, ce fut une régression de l’art et de la vision poétique de l’univers. Poïésis, en grec, signifie création. En transfigurant les choses, l’intuition de l’artiste inspiré nous les restitue dans leur être véritable, tel qu’il aurait été au matin du Monde. Tandis que l’artiste qui se prend pour un créateur défigure tout ce qu’il touche en y projetant la ténèbre de sa déchéance originelle, sa pensée tortueuse et sa révolte prétentieuse.

Comment comprendre le monde en taisant son Auteur, en niant Sa providence et en récusant les causes finales qui traduisent Ses intentions ? La science aveugle qui naît de cet oubli ne peut être que profondément fausse derrière ses convergences toutes superficielles, fussent-elles mathématisées, avec l’objet de son étude.

En s’imaginant que les choses ont pu surgir spontanément, ou par l’effet du hasard, comme le pensent les darwiniens, on n’incite pas à la curiosité7 ; on affirme – au fond – qu’il n’y a rien à comprendre et, en tuant la curiosité, on dissuade bien des vocations de chercheurs. Ne nous étonnons pas si la gravitation reste aussi mystérieuse aujourd’hui qu’elle l’était aux yeux de Newton ! Grâce aux causes finales les phénomènes physiologiques nous deviennent compréhensibles, même si leur explication peut s’avérer d’une grande complexité, ainsi la production des enzymes d’assimilation lorsque – et seulement lorsque – se présentent les aliments qui leur correspondent8.

Dans la perspective de la Création, tout s’éclaire, tout sollicite notre intelligence, tout évoque la Cause des causes.

Ainsi il revient à Dieu seul de révéler ses secrets.

Pourquoi devrait-Il donner les clefs de Sa maison à ceux qui ne reconnaissent pas Sa propriété (Sa « seigneurie », disait Newton). Le chemin des grandes découvertes n’a rien de mécanique : en science ou en technique, comme en art ou en littérature, il y faut l’inspiration.

Les inventions résultent peut-être, selon le mot d’Edison, de 2% d’inspiration et de 98 % de transpiration, mais ces 2% sont la clef qui ouvre la porte à l’innovation. Or l’Esprit souffle où il veut. Ce n’est pas par hasard si une écrasante majorité des grandes inventions qui ont atténué la pénibilité du travail servile, apporté les facilités de vie que nous connaissons9 et rendu l’esclavage inutile, sont issues d’une Europe aux racines chrétiennes : il n’eut pas convenu que le Christ rachetât le Péché originel sans au moins en atténuer les effets pratiques, la « sueur » imposée à notre front au sortir de l’Éden. Mais cette rédemption est signée, et l’histoire des techniques dévoile clairement le Nom auquel adresser notre reconnaissance.

Le Verbe qui était au commencement, par qui et pour qui tout a existé, demande à voir reconnaître Sa seigneurie « au ciel, sur terre et dans les enfers », donc dès ici-bas. Plus exactement, « il n’y a pas d’autre Nom par qui nous puissions être sauvés » et notre science à la dérive ne pourra échapper à cette loi universelle.

L’idée, pour reprendre l’image de Victor Hugo, que le savant doit accrocher sa foi au vestiaire lorsqu’il entre dans son laboratoire, cette idée est injurieuse pour le Donateur des merveilles de la nature ; mais elle est aussi profondément erronée – l’histoire des découvertes le montre – car les chemins de la science ne font que retracer les pensées d’où le Concepteur a tiré les plans de Sa Création.

C’est pourquoi figure en couverture de chaque numéro du Cep cet appel de l’Apôtre : « réunir toutes choses dans le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. ». Réunir ou plutôt « récapituler10 » (Eph. 1,10), faire monter toutes choses vers le Chef divin comme les fibres nerveuses reliant chaque organe au cerveau qui le dirige. Le verbe grec original est ici anaképhalaïosasthaï : on y reconnaît le préfixe d’une remontée, ana, et le verbe kephalaïόô (résumer, retenir les choses principales) lui-même tiré du mot kephalaïov qui désigne la tête, le sommet, le principe.

Toutes choses doivent remonter vers ce Chef qui en est à la fois le principe recteur (l’Alpha) et la cause finale (l’Oméga).11

Toutes choses !… La science y comprise, la science surtout, puisque c’est en se coupant du Créateur, en croyant à une fictive indépendance12 de la raison humaine, qu’elle a lancé nos sociétés sur la pente qui en accélère chaque jour la décadence culturelle autant que morale.

Rien de plus logique et de plus simple, donc, que ce programme : remettre à sa juste place dans nos intelligences l’unique Seigneur de l’univers.

Toute autre ambition serait dérisoire, quand bien même chacun de nos efforts ne produirait jamais qu’un infime geste, à la mesure de nos moyens. L’important est de le faire dans la bonne direction ; pour le reste, la Providence pourvoira.

Si cinq pains et deux poissons ont pu nourrir une foule, deux ou trois idées justes, la grâce aidant, peuvent suffire à restaurer, dans tous les sens du terme, nos intelligences.

1 Il s’agit ici de la première occurrence, dans les Évangiles, de cette formule hiératique qui annonce une attestation solennelle en soulignant l’importance des paroles qui vont suivre.

2 Le mot keraïa, en grec, désigne les traits élémentaires composant une lettre. En hébreu on le réservait aux jambages qui, selon leur longueur, distinguent des lettres semblables comme le he et le het.

3 Les rabbins se servent des lettres, prises selon leur rang alphabétique, pour écrire les nombres de 1 à 10 : aleph vaut 1, beth vaut 2, etc. Il en allait de même en Grèce, avant l’adoption des chiffres arabes. C’est pourquoi tous les mots pouvaient se voir associer un nombre : celui obtenu en faisant la somme de ses lettres-nombres.

4 En particulier avec cette volonté peut être plus luciférienne que simplement démiurgique avec laquelle nous tentons de contrôler tous les aspects du futur, de les programmer et d’en exclure tout imprévu. N’est-ce pas une négation pratique de la Providence divine, comme si les hommes savaient mieux que Dieu ce qui est bon pour eux ?

5 Isaac Newton. Philosophiæ naturalis principia mathematica (1687), Scholium Generale, trad. nouvelle par Marie-Françoise Biarnais (Éd. Christian Bourgois, 1985, pp. 113-116).

6 On verra plus loin, dans le texte d’Ernest Hello, comment, en perdant son unité, la science a perdu son être : en se dispersant hors d’une véritable philosophie de la nature, elle réduit inéluctablement son intelligence des choses.

7 Cf. Pr Joseph Mastropaolo, L’enseignement des sciences ruiné par l’Évolution, Le Cep n° 38, p.36

8 Cf. Pr Hubert Saget, L’induction et la régression des enzymes, Le Cep n° 28, p.7

9 Même si par ailleurs, dans notre Occident post-chrétien, le joug de l’Autre les compense par des affres psychiques plus difficiles à supporter que l’effort physique ; d’où le taux plus élevé des suicides.

10 Si pour traduire recapitulare nous avons choisi en couverture de la revue le mot « reconsidérer » (qui n’est pas le sens premier), c’est pour manifester le rôle spécifiquement intellectuel du CEP. Il ne s’agit pas de « mettre Dieu partout » : comme le notait Newton, Il y est déjà ! Il s’agit de Le remettre à Sa juste place dans nos esprits, là d’où nous L’avons chassé.

11 Toute l’hérésie teilhardienne tient dans l’oubli de cet Alpha primordial, si bien que son « point Oméga » n’est plus qu’un artificiel effet de perspective.

12 On a confondu la légitime autonomie de la démarche scientifique avec son impossible indépendance à l’égard de tout présupposé philosophique ou religieux.

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