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Par Dominique Tassot
Du « repos » de Dieu au 7e Jour
Dominique Tassot
Résumé : Le rythme hebdomadaire (c’est-à-dire basé sur la semaine), aujourd’hui presque universel dans nos sociétés, a pour fondement le « repos » du Créateur au septième Jour, lorsqu’Il jugea que son œuvre était achevée. Cette notion d’un repos divin a toutefois d’autres implications. La première se tire de la perfection de l’univers, une fois achevé. Le mieux est l’ennemi du bien, dit le proverbe. L’œuvre divine est d’emblée par-faite, faite complètement : nul manque, nulle insuffisance qui nécessiterait de la reprendre pour l’améliorer, comme il en va de nos inventions toujours perfectibles. Nul être créé auquel il manquât le moindre organe ou en attente du biotope qui lui convînt. À quoi bon des étoiles que nul poète n’eût pu contempler ? De plus, cet univers, dès lors régi par des causes secondes, trouva aussitôt son rythme de fonctionnement grâce aux lois stables du cosmos : la science est donc possible en raison de la nature pérenne des choses. Fermé au progrès (qui signerait l’imperfection de l’Ouvrier), l’univers ne peut – du moins depuis la Chute – que s’appauvrir, se dégrader sur la pente entropique, perdre de l’information, comme il arrive à chaque fois qu’une espèce végétale ou animale disparaît. Mais toujours demeure l’harmonie dans les lois cosmiques et dans la hiérarchie des êtres.
La Genèse nous enseigne qu’au 7e Jour Dieu se reposa. Les commentateurs s’appuient sur ce verset pour justifier le repos dominical : après avoir travaillé durant 6 jours, il convient de suivre l’exemple donné par le Créateur lui-même et de mettre à part le septième jour, de le sanctifier comme nous y enjoint d’ailleurs le Décalogue. Cette lecture, qui fonde ainsi le repos hebdomadaire, est assurément juste et pertinente : si l’Adversaire s’efforce aujourd’hui de banaliser le dimanche, d’en faire le jour du sport et, dès que possible, du commerce, il sait très bien ce qu’il fait. D’une part, il relativise un commandement divin – et le relativisme est contagieux – d’autre part, il nuit directement à cette image de Dieu que nous sommes, notre nature ayant été conçue pour suivre ce rythme septénaire1.
Mais le « repos » de Dieu – Gn 2, 2 et 3 – supporte encore d’autres lectures, invite à d’autres considérations. Déjà, le verbe hébreu shabat signifie « cesser, s’arrêter, finir ». Dieu en effet ne se fatigue pas : il est Tout-Puissant ! Nul besoin pour Lui de se reposer ! Son œuvre ne lui devient jamais pénible, comme il en va chez l’homme depuis la Chute. Simplement, au 7e Jour, Dieu cesse de faire : « Il cessa tout son ouvrage » (Gn 2, 3).
Tel le peintre qui, à un moment donné, repose son pinceau car tout trait en sus attenterait à l’harmonie de l’œuvre : la surcharge défigure le tableau achevé, amené à sa perfection. À la fin de chacun des cinq premiers Jours de la Création (sauf au deuxième : Gn 1, 8), il est scandé : « Et Élohim vit que cela était bon ». Le mot hébreu tov, « bon », signifie aussi « beau ». Dieu, Être parfait, ne produit que des œuvres achevées, auxquelles rien ne manque, auxquelles rien ne peut être ajouté sans en affecter l’harmonie. Nous le voyons bien chez les êtres vivants. Qu’ajouter à la splendide vêture d’un lys ? Que serait le ver de terre s’il lui était greffé des ailes ? Quel embarras pour la girafe si ses sabots antérieurs devenaient des mains ! L’œuvre des Jours Un, troisième, quatrième et cinquième est parfaite, achevée dans son ordre, impossible donc à perfectionner.
Le mieux est l’ennemi du bien, dit le proverbe. On ne peut parler d’amélioration, en effet, que là où se trouvent des déficiences. Si un ouvrage est achevé, il faut passer à autre chose. À chaque Jour nouveau, Dieu ne reprend donc pas l’œuvre de la veille pour la parfaire, ce serait impossible ! Non ! Il crée autre chose. Il incorpore l’œuvre passée dans une nouvelle œuvre d’une essence différente où va prendre corps un ordre supérieur de perfection. La vie animale n’ajoute rien à la perfection des végétaux, mais l’ensemble atteint à une harmonie supérieure, comme la polyphonie peut ajouter à un chant qui serait déjà par lui-même d’une expression achevée.
Enfin, au terme du 6e Jour, avec la création de l’homme, être conscient, méditant et aimant, est atteinte une harmonie indépassable. « Et voici, cela était très bon », tov mehod, en hébreu (Gn 1, 31). Alors, et alors seulement, Dieu cessa de créer.
Cette succession des Jours de la Création n’a rien à voir avec la mise au point d’un prototype : aucun tâtonnement, aucun délai, aucun retour en arrière, aucune progression du simple au complexe. Rien n’est « simple », au demeurant, dans la nature. Le mythe d’une simplicité primordiale est une illusion due à l’imperfection des instruments d’observation au XVIIIe siècle. La complexité d’une « simple » molécule d’eau est – déjà pour ce que nous en savons aujourd’hui – prodigieuse2. Une « simple » cellule vivante possède des millions de composants divers, si bien qu’il n’y a désormais plus aucun sens à dire qu’un éléphant est plus complexe qu’un brin d’herbe. « Il n’y a pas eu transformation du simple au complexe. C’est là la révélation de la biologie moderne. La complexité biochimique d’un microbe n’est pas inférieure à celle d’une plante ou d’un animal3. » Dieu ne crée pas par assemblage de composants préexistants ; Il crée des êtres complets, parfaitement formés, et il faut se défendre contre la tentation anthropomorphique qui nous fait projeter, sur les actes divins, les finitudes propres à nos arts et à nos industries humaines.
De plus, chaque acte créateur est instantané4, sans nul besoin de durée, car Dieu crée ex nihilo. Pour nous autres, du temps est nécessaire, car nous transformons la matière, retouchons la forme et progressons en efficacité.
Tel n’est pas le cas de Celui qui produit par sa seule Parole. La créature sortie de Ses mains est constituée d’emblée selon la perfection de la pensée divine qu’elle reflète. Ben Sirac, dit l’Ecclésiastique, s’exclame :
« Celui qui vit éternellement a tout créé ensemble.
[…] On ne peut rien y retrancher ni rien ajouter ;
Impossible de pénétrer les merveilles du Seigneur.
Quand l’homme a fini de chercher,
il n’est qu’au commencement et, quand il s’arrête,
il ne sait que penser » (Si 18, 1 & 6).
On ne saurait mieux décrire la réalité de la recherche scientifique, recherche dont les progrès ne font qu’augmenter la conscience de ce que nous ignorons et qu’il nous reste à découvrir. Un gouffre radical sépare donc la construction humaine, par assemblages et perfectionnements successifs, d’avec l’œuvre directement produite par la Pensée divine. Selon la formule rituellement associée à l’évocation de Dieu chez les Hébreux, YHWH Élohim est « Celui qui a dit et le monde fut ». Une vérité de cette nature échappe à notre connaissance, car elle est radicalement différente de tout ce que nous expérimentons. Aussi saint Paul en fait un article de notre foi : « C’est par la foi que nous reconnaissons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on voit n’ont pas été faites de choses visibles » (He 11, 3).
Ainsi, au septième Jour, une fois créés l’homme et la femme, l’ordre de perfection propre à chaque Jour est devenu complétude, achèvement final, sommet indépassable, symphonie admirable. Alors, mais alors seulement, l’univers devient kôsmos – mot grec signifiant « bel ordre, ordonnance harmonieuse » –, un cosmos dans lequel chaque créature trouve sa place et sa mission. Rien n’y manque et rien n’y est de trop. Surtout, comme à l’ouverture du rideau, lorsque tous les personnages sont arrivés, qui sur la scène, qui dans les coulisses, la pièce peut commencer, l’univers peut se mettre à fonctionner selon les lois créées qui en régissent les causes secondes. Ce qui est premier dans l’intention vient en dernier dans la réalisation.
Mais ce cosmos achevé, complet, est aussi le seul qui existe vraiment. L’univers inerte des astrophysiciens, fait de particules que l’homme ne serait pas là pour contempler, n’est qu’une fiction, une « science-fiction ». Pas d’étoiles sans poète ! Tout a un sens et le sens en appelle à une conscience ! Ce que nous nommons « lois de la nature » sont simplement les règles que Dieu a imposées aux causes secondes pour opérer.
Ces lois ne peuvent être modifiées, puisque tout changement dans cette complétude achevée qu’est l’univers signerait une moindre perfection et rejaillirait sur le fonctionnement de l’ensemble.
L’écologie, science assez récente, nous en apporte de multiples preuves. Ainsi, avec les insectes pollinisateurs, elle nous montre que le règne animal est nécessaire au règne végétal. Le rôle de l’abeille qui butine est bien connu : en prélevant le nectar, elle transporte le pollen depuis les étamines jusqu’au pistil et assure ainsi la fécondation de la plante. Dans le désert, c’est souvent la chauve-souris qui pollinise les cactus. De même, les oiseaux fructivores (ou les singes arboricoles) dispersent les graines parfois très loin de l’arbre et contribuent ainsi à l’extension des forêts.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que la thèse de « l’évolution dans la Création » est un acte de pensée magique. Terrifiés par la perspective d’un conflit avec l’évolutionnisme aujourd’hui encore dominant, les théologiens ont fini par dénaturer le concept de création, oubliant que Dieu avait opéré « au Commencement », « ex nihilo » et, surtout, avait œuvré Lui seul, sans faire appel à des causes secondes :
Le Prophète l’affirme sans la moindre ambiguïté :
« Lui seul a déployé les cieux et foulé le dos de la mer » (Jb 9, 8).
« C’est moi, YHWH, qui ai fait toutes choses,
Moi qui,seul, ai déployé les cieux
Et affermi la terre : et qui m’y aidait ? » (Is 44, 24).
Et encore, sur la complétude initiale :
« Car ainsi parle YHWH,
Qui a créé les cieux,
Lui, le Dieu qui a formé la terre,
qui l’a achevée et affermie,
qui n’en a pas fait un chaos,
mais l’a formée pour être habitée » (Is 45, 18).
L’œuvre ainsi accomplie n’est pas une sorte de matière première vouée à d’ultérieures transformations. Ces « cieux » et cette « terre » – cet univers, dirions-nous aujourd’hui – comportent dès l’origine tous les êtres destinés à les orner et à les rendre fonctionnels pour l’habitation de l’homme. Déjà la Genèse précisait, à la fin du 6e Jour : « Ainsi furent achevés le ciel et la terre et toute leur armée » (Gn 2, 1). Cette « armée » – en hébreu tseva’am – est rendue dans la Septante grecque par kôsmos et dans la Vulgate latine par ornatus . Il ne s’agit donc pas seulement des chœurs des anges, armée céleste s’il en est, mais de « l’ensemble des œuvres créées5 ».
Le livre de l’Exode précise encore : « Car c’est en six jours que YHWH a fait le ciel et la terre, et la mer, et tout ce qui est en eux, et Il s’est reposé au septième jour » (Ex 20, 11).
L’idée qu’il exista jadis un univers purement inerte, ou un univers animé par les seuls végétaux, est indéfendable (rappelons que le règne animal est nécessaire au règne végétal, comme dit plus haut, page 5). Elle l’est déjà d’un strict point de vue scientifique : les lois de la nature, que nous découvrons, se rapportent à l’univers achevé tel que nous l’observons. En imaginer un autre peut être grisant pour l’esprit, mais il ne s’agit plus de « science » au sens propre d’une appréhension intellective du réel tel qu’il nous est donné à connaître. C’est pourquoi le savant par excellence, Aristote, imaginait ce monde matériel comme éternel, ayant toujours été tel qu’aujourd’hui, et devant le demeurer. Dans cette perspective de complétude, et seulement dans cette perspective, la science est à la fois possible, pertinente et cohérente.
Il nous faut donc bien distinguer deux grands moments, ou deux ordres de choses : l’ordre de la Création ; l’ordre de la Providence.
À la Création, Dieu agit seul, sans faire appel aux causes secondes (y compris aux anges, puisque eux-mêmes font partie des choses créées), sans nul besoin de temps puisqu’Il a créé le temps en créant le monde et « concréé » la matière associée à chaque forme créée. Ainsi chaque être que Sa Parole fait exister est d’emblée achevé, parfait, prêt à jouer son rôle dans l’univers.
Puis Dieu cesse de créer ; entre alors en jeu l’ordre de la Providence : l’univers au complet, d’une perfection indépassable, va aussitôt se mettre à fonctionner selon les lois que la Sagesse avait prévues pour lui de toute éternité, selon des opérations produites naturellement et dans la durée par les causes secondes6.
La science est dès lors possible, car ces lois cosmiques ne changent pas et sont les mêmes pour tout l’univers : toute modification signalerait une imperfection. La science est dès lors possible, car toutes les parties de l’univers, toutes ses composantes, toutes les natures si diverses qu’il renferme sont désormais présentes et interagissent selon leur essence permanente.
Ainsi – nous le voyons bien à notre petite échelle – l’harmonie du corps humain suppose l’action de toutes et de chacune de ses innombrables parties : un seul organe, une seule fonction physiologique nous manque, et tout est perturbé par la maladie ou le handicap. À l’échelle de l’univers, cette même harmonie, cette même complétude signent le « repos » de Dieu et nous invitent à l’admiration. Ils sont donc « inexcusables » – nous dit saint Paul à propos des intellectuels païens – parce qu’ayant connu l’œuvre divine, ils n’ont pas rendu gloire à l’Ouvrier (Rm 1, 20-21). Combien plus inexcusables les savants d’aujourd’hui qui croient pouvoir s’enorgueillir des balbutiements de leur science. Nous ne connaissons vraiment et ne pouvons observer que ce qui relève de l’ordre de la Providence, de l’univers achevé ; mais comment prétendre connaître selon sa vérité cet univers, tout en faisant profession d’ignorer l’Intelligence qui l’a conçu et réalisé ? « La vérité de la créature – dit saint Bonaventure – est imitation et expression de la Vérité divine7. »
C’est pourquoi la science contemporaine, qui croit habile de « faire comme si Dieu n’existait pas », se condamne à demeurer parcellaire et incertaine. Telle n’était pas la vision du monde de ses instigateurs, il y a trois siècles. Telle n’est pas non plus la vision du monde qui rendra, à une science redevenue humble, sa cohérence et surtout sa vraie mission au service de tous.
1 Ainsi que ses multiples : 14, 21, etc. ; cf. Dr Laurence DEJARDIN, « Les rythmes circaseptains », in Le Cep n° 71, p. 86. Il existe aussi un septénaire d’années : la tradition hellénistique divisait les âges de la vie humaine en périodes de 7 ans. Ceux qui ont abaissé l’âge de la majorité politique à 18 ans n’ont sans doute pas perçu l’ensemble de la question. Il nous semble paradoxal qu’on ait réduit cet âge au moment même où, du fait des conditions socio-économiques, la maturité psychologique et l’autonomie financière furent retardées.
2 Cf. Jean de PONTCHARRA, « L’énigme de l’eau », in Le Cep n°46, p. 48. On peut y lire : « Plus de dix mille publications, plus de 50 millions de pages internet par an, le thème de l’eau est inépuisable. La communauté scientifique internationale dépense des sommes considérables pour rechercher et expliquer les propriétés surprenantes de l’eau. Les modèles proposés sont innombrables et se contredisent souvent. Le CNRS avait classé “les mystères de l’eau” en première place des énigmes scientifiques dans le cadre de l’année mondiale de la Physique 2005, avant les paradoxes quantiques, l’absence d’anti-matière ou la masse manquante de l’univers. »
3 G. SERMONTI & R. FONDI, Doppo Darwin, Milan, Rusconi, 1980, p. 26.
4 « Fulgurant », écrit joliment le P. Olivier NGUYEN dans son livre Stabilité des espèces. L’enquête,Montrouge, Éd. du Jubilé, diffusion Hachette, 2014, recensé in Le Cep n° 69, p. 36.
5 Note de La Sainte Bible polyglotte (F. Vigouroux), 1900.
6 Ici se manifeste clairement l’opposition entre la vision chrétienne du monde et l’évolutionnisme théiste. Dans son modeste Comment je crois, le jésuite mais faux prophète Pierre Teilhard de Chardin écrit péremptoirement : « Il n’y a pas un moment où Dieu crée, et un moment où les causes secondes développent. Il n’y a jamais qu’une action créatrice qui soulève continuellement les créatures vers le mieux-être à la faveur de leur activité seconde et de leurs perfectionnements antérieurs. » Outre que l’idée d’un développement par les causes secondes est une affirmation purement gratuite, qui fait cependant toute la substance de l’évolutionnisme, nous relèverons aussi cette idée de perfectionnement continuel niant frontalement l’harmonieuse perfection de la Création initiale. Comme ils voient une source de progrès dans l’action des causes secondes (l’évolution serait progressive) et nient par ailleurs la Chute originelle (inverse d’un progrès), les teilhardiens se condamnent ainsi à faire de Dieu la cause du Mal présent dans le monde. Quelle que soit la force séductrice des néologismes teilhardiens, avec leur lyrisme si particulier, il était difficile de s’écarter davantage tant des faits réels (le grand Livre de la Nature) que de la Révélation (le Livre des Écritures). Pour plus de détails, se reporter à l’art. « Le teilhardisme : une “religion de l’Évolution” », in Le Cep n° 32, juillet 2005, p. 1.
7 Lexique de saint Bonaventure, Paris, Éd. Franciscaines, 1969, art. « Veritas », p. 132.