Partager la publication "Existe-t-il de vrais athées?"
Par Tassot, Dominique
Résumé : L’athéisme, y compris l’athéisme savant, ne date pas d’aujourd’hui. Il est facile de comprendre pourquoi : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », dit l’un des frères Karamazov, Ivan. Alors la société devient une jungle « sans foi ni loi », comme l’homo sovieticus a pu le constater et comme nous le découvrons à notre tour désormais. Mais quiconque réfléchit un tant soit peu se rend compte que « c’est l’athéisme qui est difficile » [à justifier intellectuellement] (É. Gilson) : alors comment rendre compte de l’ordre qui existe bel et bien dans notre univers, même si la Chute en a terni la perfection ? Les Grecs avaient inventé un dieu « Destin » s’imposant à Jupiter lui-même. Nos contemporains ont aussi leur divinité abstraite : la Nature, sorte de dieu impersonnel et vague dont la toute-puissance indéfinie répond d’avance à toutes les objections.
La question mérite d’être posée, car peu de grands esprits irréligieux se sont présentés comme athées. Voltaire, par exemple, était déiste. On connaît ce fameux distique des Cabales (1772) :
L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger !
Le déiste, en effet, croit pouvoir répondre ainsi à la grande question métaphysique : pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Car le moindre être vivant, qu’il s’agisse d’un vermisseau ou d’un brin d’herbe, est infiniment plus complexe qu’une horloge et requiert donc l’intervention d’une Intelligence incomparablement plus puissante que la nôtre. Voltaire concluait donc : « Dans le système qui admet un Dieu, on n’a que des difficultés à surmonter, et dans tous les autres systèmes on a des absurdités à dévorer1. »
Simplement, le déiste y répond par un mot (ou un concept) et non en désignant un être personnel qui, de quelque manière, pourrait le juger ou entraver sa liberté comme sa volonté.
C’est pourquoi Pascal distinguait ce « Dieu des philosophes et des savants », dieu abstrait, d’avec le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », Dieu intervenant dans l’histoire des hommes, au besoin pour les châtier et les ramener dans le droit chemin.
Il écrit dans ses Pensées : « Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également2 . »
Mais l’athéisme diffère du déisme puisqu’il ne se contente pas de nous dire : le Dieu auquel vous croyez n’est peut-être pas ce que vous pensez ! C’est toujours une négation, mais sur un mode affirmatif : Dieu n’existe pas ! Or, excepté en mathématiques, il est impossible de démontrer que quelque chose n’existe pas. Les faits ne se démontrent pas ; ils se constatent. Comme le notait Étienne Gilson : « C’est l’athéisme qui est difficile » (à croire), si du moins on veut bien réfléchir et remonter l’ordre des causes. Car il lui faut des causes secondes qui n’aient plus de cause première, des mouvements qui ne relèvent plus d’un premier moteur, des formes qui n’aient pas été posées par une intelligence, etc.
L’athéisme moderne a partie liée avec le rejet de la métaphysique et donc avec le matérialisme. En niant l’esprit ou, plus précisément, en faisant de notre esprit une production de la matière, il contourne les objections posées par la pensée classique. Plus exactement, il renvoie la métaphysique dans un univers fictif créé par notre cerveau, univers dans lequel pourront se complaire les esprits faibles n’osant pas admettre en face qu’eux-mêmes ne sont qu’un épiphénomène engendré par quelque soubresaut de particules matérielles. « Il faut que la pierre sente », fait dire Diderot à D’Alembert au début de leur Entretien.
Il le démontre par la fable d’une statue réduite en poudre et mélangé à de l’humus. Il imagine que, des années plus tard, « le tout s’est transformé en une matière à peu près homogène3 ».
Il y sème alors des plantes, qu’il mange. Ainsi, par l’assimilation, du marbre s’est transformé en végétal, et le végétal en une chair qui pense : toutes les matières ne forment bien qu’une seule substance.
Puis, en attribuant la génération spontanée des formes à cette unique matière diversifiée, Diderot justifiait l’apparition de tout ce qui existe en n’admettant pour seul principe qu’« une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l’organisation4 ». L’athéisme trouvait ainsi, croyait-il, une justification irréfutable : « Soyez logicien et ne substituez pas, à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés et qui n’en résout aucune5.»
Mais une cause qui explique tout, explique aussi le contraire de tout. La faiblesse de l’argumentation de Diderot se dévoile dans l’article « Spinoziste » de l’Encyclopédie, où il écrivait, en parlant des néo-spinozistes (dont il était, sans le dire) : « [leur] principe général, c’est que la matière est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant et vivant6.» Car si l’œuf est peut-être inerte, en ce sens qu’il ne possède pas de centre nerveux susceptible de provoquer une réaction réflexe, il est bel et bien doué de vie, et il ne suffit pas de faire appel aux vertus de « l’organisation » pour passer graduellement et naturellement du minéral à une molécule biochimique, ou de cette dernière à l’ovule.
Le matérialisme à la Diderot, fondé sur l’ignorance des processus propres à la vie, n’était au fond qu’une reprise élargie du vieux mythe de la génération spontanée. Lucrèce l’exposait ainsi dans son De rerum natura : « Puisque nous voyons se changer en poussins vivants les œufs des oiseaux, et les vers sortir en grouillant de la terre lorsque l’excès des pluies l’a corrompue, on en peut évidemment conclure que le sensible peut naître de l’insensible7.»
Le matérialisme contemporain est demeuré dans la droite ligne de celui de Diderot. On peut considérer que le marxisme a représenté l’achèvement pratique de cette pensée athée : souvenons-nous, en effet, que les bolcheviques furent longtemps désignés comme les « sans-Dieu » (bezbojniki, en russe). Or ce matérialisme s’est répandu bien au-delà de l’Empire soviétique. Il faudra sans doute le compter parmi les « erreurs » que la Russie devait répandre par le monde, et la chute du Rideau de fer ne l’a nullement fait disparaître. Le consumérisme, l’horizontalisme, l’hédonisme, l’absence d’idéaux caractérisent même aujourd’hui en premier lieu les pays d’Occident qui furent jadis la cible de la propagande rouge.
Maintenant se pose la question : toutes ces victimes de la doctrine matérialiste véhiculée et répétée dès l’école primaire par les forgeurs de l’opinion, toutes ces intelligences enfermées dans l’étroit habitacle de leur égo, ces habitués du discours à la première personne du singulier8, ces intellectuels convaincus que la pensée n’est qu’une fluctuation particulière de la grande vibration cosmique, sont-ils de vrais athées ? L’athéisme serait-il devenu si facile et si simple ?
Ce n’est pas sans raison, en effet, que Richard Dawkins écrivait en 1986, dans L’Horloger aveugle : « Darwin a produit la justification intellectuelle qu’attendaient les athées9. » Le célèbre biologiste d’Oxford, athée militant, reconnaissait ainsi la difficulté à résoudre. Comment croire vraiment que l’univers merveilleux qui nous environne, de l’harmonie du cosmos astrophysique à la finalité évidente dans les processus vivants, soit le fruit du hasard, d’un hasard aveugle excluant toute référence, même indirecte, à une Intelligence ordonnatrice ?
De là ce titre : L’Horloger aveugle, sonnant comme une réplique à Voltaire10 et à tous les grands noms du déisme savant. Mais s’il suffit parfois d’affirmer pour être cru – et là gît toute la responsabilité des intellectuels en position d’autorité –, il ne suffit pas d’énoncer clairement pour que l’énoncé soit vrai.
Les marxistes eurent beau jeu de dire que la religion n’était qu’un artifice à l’usage de la classe dominante, l’anéantissement de l’aristocratie russe n’a pas suffi à vider définitivement les églises. C’est qu’une explication universelle par le Hasard n’a jamais tenu bien longtemps. Déjà la pensé antique avait réagi contre Lucrèce et son maître Épicure par un trait irrécusable : « Tout homme venant au monde est capable de comprendre l’argument de simple bon sens, du célèbre discours d’Octavius, Africain vivant à Rome, qui s’exprimait ainsi, en l’année 211 de notre ère, en vue de prouver à son ami Cécilius, l’existence de Dieu à partir de la seule expérience que nous ayons de la nature.“ Je suppose, dit Octavius, que vous entriez dans une maison dont les appartements sont magnifiquement meublés, et où tout est dans l’ordre le plus parfait : pourriez-vous, à ce spectacle, douter qu’il n’y eût dans la maison un maître qui veille à tout, et dont la nature est bien supérieure à celle des ameublements que vous admirez ? De même, quand vous envisagez le ciel et la terre, et que vous considérez l’harmonie et l’enchaînement qui, de différents êtres, forment un ensemble admirable, vous ne pouvez révoquer en doute l’existence d’un Seigneur suprême, qui par ses perfections efface l’éclat des astres, et qui est infiniment plus digne d’admiration que tous les ouvrages de ses mains. ” Cette preuve, pour être à la portée des esprits les plus ordinaires, n’en a pas moins une force et une évidence que toute la subtilité imaginable ne peut ni éluder ni affaiblir11. »
Octavius ne faisait d’ailleurs qu’étendre à l’univers un argument déjà énoncé par Galien (131-201) à propos du corps humain.
Le savant médecin et anatomiste grec, après avoir remarqué l’exacte distribution des nerfs dans les muscles et les autres organes du visage, s’exclamait : « Sont-ce là des productions du hasard ? Pour moi, quand je pense à cette distribution des nerfs jusque dans les moindres organes12, que ces nerfs sont chacun de la grandeur qu’il le faut pour chaque organe, je ne sais si l’on doit regarder comme des gens sages ceux qui en tout cela ne reconnaissent d’autre agent que le hasard. Si cela est, où trouvera-t-on quelque chose faite avec art et avec dessein ? Car il est certain que ce qui doit son origine au hasard doit avoir un caractère tout opposé à celui de l’art13. »
On peut donc se demander comment un intellectuel comme Dawkins a pu s’imaginer que la doctrine évolutionniste échapperait à un argument qui défie les siècles. La réponse se laissait déjà deviner chez Lamarck écrivant en 1800 :
« Il paraît, comme je l’ai déjà dit, que du temps et des circonstances favorables sont les deux principaux moyens que la nature emploie pour donner l’existence à toutesses productions. On sait que le temps n’a pas de limite pour elle, et qu’en conséquence elle l’a toujours à sa disposition. Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier ses productions, on peut dire qu’elles sont en quelque sorte inépuisables14. »
Il est clair que pour Lamarck, le premier à avoir développé une doctrine scientifique de l’évolution, la nature n’est plus une simple collection d’êtres vivants ou minéraux, ceux dont les esprits curieux du 18è siècle garnissaient leurs cabinets de « sciences naturelles », ou encore un concept philosophique abstrait. En prenant une majuscule, comme ce sera souvent le cas par la suite, « la Nature » a aussi changé de statut : elle devient une force universelle, toujours et partout en action, un sujet grandiose produisant les êtres et régissant leur devenir par ses lois, une totalité englobante qui rend compte du connu et même de l’inconnu.
C’est donc en projetant sur « la Nature » tous les attributs de la divinité que la pensée moderne a entrepris de se passer de Dieu15.
De là tant de formules mirobolantes trouvées sous la plume des plus grands noms de la science. Ainsi Jacques Monod écrivant – sans rire semble-t-il – aussitôt reçu son prix Nobel : « Si les vertébrés tétrapodes sont apparus et ont pu donner le merveilleux épanouissement que représentent les amphibiens, les reptiles et les mammifères, c’est à l’origine parce qu’un poisson primitif a « choisi » d’aller explorer la terre où il ne pouvait cependant se déplacer qu’en sautillant maladroitement. Il créait ainsi, comme d’une modification de comportement, la pression de sélection qui devait développer les membres puissants des tétrapodes…cet explorateur audacieux, ce Magellan de l’évolution16. »
On ne détruit bien que ce que l’on remplace. Tout l’objet de l’évolutionnisme, depuis Lamarck et Darwin, est donc d’éliminer le surnaturel dans l’origine du monde en faveur d’un pouvoir organisateur spontané, non prouvé, inhérent à la nature elle-même.
Quand Darwin en appelle à une sélection dite « naturelle » pour opérer à grande échelle, dans l’espace comme dans le temps, les petites améliorations que recherche un éleveur sur son cheptel, il ne fait que projeter sur le règne animal ces facultés de discernement, de raisonnement et de décision que nous ne connaissons que chez l’homme. Or nul athée n’a jamais été assez fou pour prétendre que l’homme ait tout créé, même si les conditions d’existence modernes font que beaucoup vivent dans un univers fait de béton, d’acier et de plastique, où la nourriture se cueille sur les rayons des magasins, l’eau sort d’une bouteille et la musique est produite par les vibrations d’un haut-parleur.
De là à penser que ces productions humaines sont autosuffisantes et ne dépendent pas d’un environnement favorable, il y a cependant un pas que nul n’osera plus franchir, surtout depuis que la conscience écologique a, de quelque manière, remis l’homme à sa place.
Ne reste donc encore et toujours que « la Nature » pour assumer le rôle du « maître de maison » évoqué par Octavius. La déesse Gaïa a repris du service chez les amis des plantes, déesse subalterne mais proche, plus parlante à nos intuitions cosmiques que l’abstraite « nature » des philosophes et des savants.
Ainsi, la plupart de ceux qui se disent ou se croient « athées » ne le sont pas vraiment : ce sont des déistes qui s’ignorent, attribuant à une mystérieuse « Nature » le pouvoir organisateur, l’intelligence ordonnatrice et l’activité universelle qu’appelle la considération des choses créées.
Certes, il peut subsister quelques athées enfermés dans leur système et qui n’en ressentent pas les « absurdités à dévorer » car la pensée en eux est éteinte. Ne leur reste plus qu’une affirmation obtuse partant d’un principe faux : le primat de la matière sur la forme. L’Écriture, à deux reprises, n’hésite pas à les dire insensés, sots, stupides, déraisonnables et imbéciles (tels sont les différents sens de l’hébreu נבל naval) : « L’insensé dit en son cœur : “ il n’y a pas de Dieu ” ! » (Ps 14 (13), 1 & 53 (52), 2).
1VOLTAIRE, Œuvres complètes, annot. Louis Morland, 52 vol., Paris, Garnier, 1878, t. XXII, p. 407.
2PASCAL, Pensées, n° 449-566, Œuvres complètes, Préface d’Henri Gouhier, Paris, Seuil, 1963, p. 558.
3DIDEROT, Le Rêve de D’Alembert (1769), Paris, Marcel Didier, 1951, p. 10.
4Id., p. 27.
5Id., p. 29.
6Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Samuel Faulche, 1765,t. XV, p. 474.
7LUCRÈCE, De rerum natura, trad. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1924, L. II, v. 926-930, p. 87.
8Ce qui dispense de toute justification rationnelle, opposable à l’autre.
9« Darwin made it possible to be an intellectually satisfied atheist », DAWKINS Richard, The Blind Watchmaker, Harlow, Longman, 1986, p. 6.
10Ou, dans le contexte anglo-saxon, à PALEY (cf. Le Cep n° 32 et 33).
11SAGET Hubert, « La science rejoint-elle l’être ? », in Le Cep n° 30, p. 11-12.
12Galien et son traducteur employaient le mot « parties », mais ce sens n’est plus guère usité aujourd’hui.
13GALIEN, De l’usage des parties, L. II, ch.7, cité par DERHAM, Théologie physique ou Démonstration de l’existence de Dieu tirée des œuvres de la Création (1713), trad. Jacques Lufnen, 2de édit., Amsterdam, 1726.
14LAMARCK, « Discours d’ouverture » (An VIII), in Bulletin Scientifique de la France et de la Belgique, t. XI, Paris, 1907, p. 27 (souligné par nous).
15Déjà Spinoza avait tracé la voie avec son « Deus sive natura » (Dieu, soit la nature) qui lui valut son excommunication par les rabbins d’Amsterdam.
16MONOD Jacques, Le Hasard et la Nécessité, Paris, le Seuil, 1970.