Accueil » L’histoire véridique de la reine Élisabeth Ire (Ire partie)

Par Eon Claude

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Résumé : Le règne d’Élisabeth Ire (1533-1603) fait l’objet d’une vaste désinformation, commencée sous son règne et poursuivie jusqu’à nos jours. Mais la vérité commence à poindre chez un nombre croissant d’historiens soucieux d’aller aux sources. L’enjeu idéologique est considérable, puisqu’il s’agit de légitimer le basculement religieux opéré par son père Henry VIII. Elle n’avait que 3 ans lorsque sa mère, la malheureuse Anne Boleyn, source de cette plaie toujours ouverte, fut décapitée. Or la dissimulation, la tromperie et la terreur policière accompagnèrent de bout en bout le règne d’Élisabeth. Ainsi la « Reine-Vierge » encore célébrée dans des séries télévisées, sans lien matrimonial officiel, eut son favori, Robert Dudley, et Francis Bacon, le futur chancelier, était son fils aîné. Il y avait là un secret d’État qui pèsera sur tout son règne, comme un mensonge entraîne une chaîne sans fin d’autres mensonges pour le couvrir.

Depuis des siècles, les historiens nous offrent une vision très rose de la période gouvernée par Élisabeth, la soi-disant reine-vierge, d’une intelligence et d’une beauté éblouissantes, tolérante en matière religieuse, et dont le règne de quelque 45 ans fut fondé sur l’amour de son peuple pendant une période assez pacifique. Cette illusion simpliste et superficielle est encore présentée par des historiens et biographes mal informés et ignorants, ainsi que par ceux qui produisent les innombrables drames et films anglais sur la soi-disant reine-vierge et son règne.

En face, un nombre croissant d’historiens et chercheurs plus perspicaces ont, en se basant sur l’examen de documents originaux, commencé à percer les couches d’illusions et de dissimulations qui ont été soigneusement tissées dans le récit de la brillante histoire élisabéthaine telle que présentée à la postérité.

Leurs efforts ont produit un corps de preuves substantiel montrant qu’Élisabeth et son administration machiavélique ont présidé un État policier très efficace dirigé par son premier ministre, sir William Cecil (puis par son fils sir Robert Cecil) dans le combat de l’Angleterre protestante contre les forces catholiques omniprésentes dans le pays et à l’étranger, par une opération massive de renseignement qui engendra un régime oppressif et brutal frappant son propre peuple, toutes convictions politiques et religieuses confondues. Et pourtant, mêmes ces historiens et chercheurs novateurs ont à peine pénétré sous la surface de l’histoire élisabéthaine ou fouillé les trésors secrets des poèmes et pièces de Shakespeare, lesquels, une fois complètement explorés, dévoileront les secrets jalousement gardés de l’époque qui les a produits.

La vision simpliste et périmée de l’histoire élisabéthaine a également influencé notre vision des principaux personnages à commencer, évidemment, par la reine-Vierge elle-même, son favori Robert Dudley, comte de Leicester, Robert Devereux, comte d’Essex, et un personnage hors du commun, Francis Bacon, dont les relations compliquées et secrètes donnent la clé pour la compréhension des secrets de l’époque. Le premier et plus gros mensonge du règne, le mythe indéfiniment ressassé, fut de présenter Élisabeth comme la « reine-vierge ». Élisabeth fut elle-même maîtresse en dissimulation et en duperie, soutenue et entourée par une propagande subtile et nuancée, alors et maintenant encore, la présentant comme une alternative protestante à la catholique Vierge Marie. Le culte d’Élisabeth imprégné de tout son symbolisme religieux et politique était d’une incroyable complexité, engendré par une vaste machine de propagande, soutenu par des spectacles raffinés et des manifestations cérémonieuses ainsi que par de fantastiques portraits et images irradiant son pouvoir et sa magnificence.

Cette iconographie omniprésente fut confortée par un énorme corpus littéraire et poétique, considéré comme essentiel pour gagner l’esprit et le cœur de ses loyaux sujets, pour susciter la crainte et l’admiration des autres royaumes et princes d’Europe, pour assurer le triomphe du Protestantisme sur le Catholicisme et déterminer l’avenir du monde.

Il serait difficile de surestimer l’importance du mythe divin entourant la personne de la reine-vierge, non seulement à l’époque où elle vivait mais aussi pendant les siècles suivants, lorsque l’Angleterre s’imposa comme le principal rempart contre une hégémonie catholique s’étendant sur le monde connu. Elle représentait la figure de proue symbolique de l’Empire britannique naissant, le plus grand empire que le monde ait jamais vu. Elle donna son nom à l’État de Virginie, lieu du premier établissement anglais permanent destiné à devenir les États-Unis d’Amérique, la plus puissante nation dans l’histoire de l’humanité, personnifiant ainsi l’aurore d’un nouveau monde. Ce fut surtout par la grande expansion de l’Empire britannique que la langue anglaise devint langue universelle, le véhicule des immortels poèmes et pièces de Shakespeare, aujourd’hui connus dans tous les recoins du globe.

Tellement de choses dépendaient du mythe de la reine-vierge qu’une fois conçu et instauré, il devenait nécessaire, pour des raisons étroitement liées et changeantes, de le maintenir et soutenir délibérément pendant des siècles jusqu’à nos jours. Le mythe tenace de la reine-vierge est encore colporté par les historiens et auteurs orthodoxes du monde entier, présenté comme tel dans les écoles et universités, séries TV et films et dans les journaux et tabloïdes. Un mythe construit sur un mensonge gigantesque, une imposture gargantuesque mais, comme on le sait, si vous dites un mensonge assez gros et continuez de le répéter, pratiquement tout le monde finit par le croire. Ce fut le premier et plus grand mensonge du règne élisabéthain qui détermina la forme et l’orientation de toute cette période, laquelle n’a cessé d’influencer les cinq derniers siècles de l’histoire anglaise.

La simulatrice et fourbe reine n’a pas vécu en vierge pas plus qu’elle n’est restée célibataire et sans enfants. Comme nous le verrons, elle a épousé son amant lord Robert Dudley dont elle eut deux enfants, l’aîné connu sous le nom de Francis Bacon, donc l’héritier du trône anglais, et son royal frère connu sous le nom de Robert Devereux, second comte d’Essex. C’est seulement si l’on comprend la véritable relation entre la reine Élisabeth et ses deux fils cachés, Francis et Robert, que l’on peut vraiment comprendre les raisons complexes des évènements ultérieurs qui définirent son règne et la première des diverses raisons complexes pour laquelle son fils Francis cacha sa paternité des œuvres de Shakespeare.

Le 17 novembre 1558, la reine Mary, seule fille légitime d’Henry VIII et de Catherine d’Aragon, mourait au terme d’un règne de 5 ans. Cette date s’avère avoir été un pivot historique pour l’avenir de l’Angleterre, de l’Europe et du reste du monde lorsque Mary fut remplacée par sa demi-sœur Élisabeth, fille d’Henry VIII et d’Ann Boleyn (entre 1501 et 1507-1536) décapitée (à l’épée et non à la hache, en raison de sa noblesse) parce que son tendre époux avait jeté son dévolu sur Jeanne Seymour. Élisabeth née en 1533 avait donc 3 ans à la mort de sa mère et 14 ans lorsque son père mourut en 1547. Le 18 novembre 1558, le premier acte d’Élisabeth fut de nommer Dudley Master of the Horse (Grand Écuyer), la première des nombreuses faveurs, titres, avancements, dons énormes et propriétés foncières, faisant de lui l’un des personnages les plus puissants et les plus riches du royaume. Elle nomma tout de suite William Cecil Premier Secrétaire d’État, puis le beau-frère de celui-ci, Nicholas Bacon, Lord Keeper of the Great Seal (Garde des Sceaux) avec tous les pouvoirs de Lord Chancellor of England. Ils furent les deux grands architectes de la Réforme protestante d’Élisabeth. À l’ouverture du Parlement, en janvier 1559, par l’Act of Supremacy Élisabeth se déclara Suprême Gouverneur de l’Église d’Angleterre et institua un serment d’allégeance au monarque pour tous les fonctionnaires civils et religieux.

Devant ce même Parlement, Élisabeth déclara qu’elle avait décidé de ne pas se marier, « il me suffira que le marbre déclare que la Reine ayant régné à telle époque vécut et mourut vierge ». C’était une forte déclaration qui a dû faire sourciller ou sourire certains qui en savaient davantage. Ce fut le premier grand mensonge de son règne et certainement pas le dernier.

Le témoignage des Ambassadeurs

Le 18 avril 1559, l’Ambassadeur d’Espagne, le comte de Feria, écrit à son roi : « Au cours des derniers jours, lord Robert est devenu tellement en faveur qu’il obtient tout ce qu’il veut et on dit même que sa Majesté lui rend visite dans sa chambre nuit et jour1.Les gens parlent si librement qu’ils vont jusqu’à dire que sa femme a une maladie dans un de ses seins et que la reine attend seulement qu’elle meure pour épouser Lord Robert. » Le 29 avril Feria écrivait : « Parfois elle semble vouloir l’épouser [l’archiduc Ferdinand] et parle comme une femme qui n’acceptera qu’un grand prince, puis ils disent qu’elle est amoureuse de lord Robert et qu’elle ne le laissera jamais la quitter. »

Paolo Tiepolo, ambassadeur vénitien auprès de Philippe II, écrit au Doge: « Lord Robert Dudley, Master of the Horse, et fils de feu le duc de Northumberland est un beau jeune homme, envers qui de diverses façons la Reine montre une telle affection et inclination que beaucoup de jeunes personnes pensent que si sa femme, qui est malade depuis quelque temps, venait à mourir, la Reine le prendrait facilement pour époux. » Il était couramment chuchoté à la Cour et dans les cercles diplomatiques qu’Élisabeth et Dudley avaient un commerce intime.

Le nouvel ambassadeur d’Espagne, Monseigneur Alvaro de La Quadra, rapporta à son roi en novembre que lord Robert envisageait d’empoisonner sa femme et il prédisait qu’Élisabeth jouait simplement avec les pouvoirs européens et ses soupirants royaux : « J’ai appris d’une personne qui me donne habituellement des informations vraies que Lord Robert a donné des instructions pour faire empoisonner sa femme; qu’on nous fait lanterner, qu’on fait lanterner la Suède et tout le reste les uns après les autres, simplement pour maintenir en jeu les ennemis de Lord Robert jusqu’à ce que son infamie envers sa femme soit exécutée. » Dans une lettre à son prédécesseur, en mars 1560, Mgr de La Quadra écrit : « Je viens de voir la reine. Elle m’a traité comme un chien. Le jeune [Dudley] doit s’être plaint à elle d’un message que j’ai envoyé il y a trois jours…Lord Robert est le pire jeune homme que j’ai jamais rencontré. Il est sans cœur, veule, perfide et faux. Il n’y a pas un homme en Angleterre qui ne le proclame la ruine de la reine. »

En 1660, la Reine-Vierge était enceinte, une situation ayant potentiellement d’énormes implications pour la succession, la sécurité du pays et l’équilibre des pouvoirs en Europe. À la Cour, plusieurs personnes étaient au parfum, mais à l’extérieur des rumeurs commençaient à se répandre malgré les sévères punitions pour ceux qui évoquaient à voix haute de telles rumeurs. La situation commençait à devenir dangereuse pour Élisabeth. Si elle accouchait d’un bâtard les conséquences seraient sans aucun doute très graves dans un pays profondément divisé politiquement et religieusement. Il y aurait certainement une réaction catholique tant dans le pays qu’à l’étranger et même certains de ses sujets protestants choisiraient la catholique Mary, Queen of Scots2, face à la perspective d’une reine adultère avec un enfant conçu hors mariage par un homme très impopulaire encore marié à une autre femme.

Élisabeth et Dudley étaient maintenant dans le pétrin et cherchaient une solution à un problème qui menaçait de les submerger. La partie critique du problème était lady Amy Robsart Dudley. Celle-ci vivait en réclusion à Cumnor Place, Oxfordshire, dans la maison d’Anthony Foster, contrôleur en chef des dépenses de Dudley, qui habitait là avec sa femme. À Cumnor, lady Dudley disposait de dix servantes et deux dames de compagnie. La version officielle de sa mort le 8 septembre 1660 ne présente aucun intérêt, mais le fait est qu’on trouva Amy morte « accidentellement » (dixit le « fonctionnaire de Justice de la Couronne », en anglais coroner) au pied d’un escalier. Elle avait 28 ans.

Une lettre remarquable de Mgr de La Quadra à la duchesse de Parme, datée du 11 septembre 1560, rend compte d’une conversation avec Cecil avant la mort d’Amy Dudley qui confirme que Dudley avait l’intention de tuer sa femme et qu’Élisabeth était sa complice dans le crime. « Le 3 de ce mois, la reine me parla de son mariage avec l’Archiduc. [Élisabeth était alors enceinte de 5 mois !] Elle me dit qu’elle avait pris la décision de se marier et que l’Archiduc était son homme. Elle vient juste de me dire sèchement qu’elle n’a plus l’intention de se marier et que ce n’est pas possible. Après ma conversation avec la reine, je rencontrai le Secrétaire Cecil que je savais être en disgrâce. Je savais que Lord Robert essayait de le priver de son poste…Il [Cecil] percevait la ruine la plus évidente menaçant la reine à cause de son intimité avec Lord Robert. Lord Robert s’était rendu maître des affaires de l’État et de la personne de la reine, pour le plus grand préjudice du royaume, avec son intention de l’épouser…Il dit qu’il ne croyait pas que le royaume tolérerait le mariage et, qu’en conséquence, il était résolu à se retirer à la campagne, mais il supposait qu’ils l’enverraient à La Tour avant de le laisser partir. Il me supplia, pour l’amour de Dieu, d’admonester la reine, de la persuader de ne pas se sacrifier comme elle le faisait et de se souvenir de ce qu’elle devait à elle-même et à ses sujets. De Lord Robert, il me dit à deux reprises qu’il serait mieux au paradis qu’ici-bas.

Il me dit que la reine n’avait rien à faire des princes étrangers, qu’elle ne croyait pas avoir besoin de leur aide. Pour terminer, il me dit qu’ils pensaient à faire périr la femme de Lord Robert. Ils racontaient qu’elle était malade, mais elle n’était pas malade du tout ; elle allait très bien, prenant seulement soin de ne pas être empoisonnée ; Dieu, pensait-il, ne permettrait jamais à un tel crime ni à une telle conspiration d’aboutir. Le lendemain de cette conversation [c.-à-d. le 4 septembre, 4 jours avant le meurtre d’Amy], la reine au retour de la chasse me dit que la femme de Lord Robert était morte ou à peu près, et me supplia de n’en rien dire… Depuis que ceci a été écrit, la mort de la femme de Lord Robert a été annoncée publiquement. La reine dit en italien « Que si ha rotto il collo  » [elle s’est rompue le cou]. Il paraît qu’elle est tombée dans un escalier. »

Le mariage secret d’Élisabeth Tudor

Amy Dudley étant morte « accidentellement » le 8 septembre 1560, « peu après, le 12 septembre, Dudley et la reine se marièrent en privé à Brooke House, Hackney, appartenant au comte de Pembroke, sir Nicholas et lady Bacon étant témoins.3 » Dans le Dictionary of National Biography, p.114, on lit : « Il est ici enregistré que le 21 janvier 1560 la Reine Élisabeth fut secrètement mariée à Robert Dudley dans la maison de Lord Pembroke devant plusieurs témoins. » En réalité ceci est la date de naissance de Francis « Bacon », le mariage ayant eu lieu en septembre précédent, si bien que Francis, enfant légitime, n’était pas né hors des liens du mariage, même si sa conception fut quelque peu antérieure.

Francis fut enregistré dans le registre des baptêmes de St Martin’s-in-the-Fields sous le nom de « Mr. Franciscus Bacon » comme si ses parents adoptifs voulaient marquer leur respect pour un bébé de sang royal par l’appellation très inhabituelle de « Mr. ». Lady Anne Bacon, seconde épouse de Nicholas Bacon, était dame d’honneur de la reine et habitait une propriété jouxtant celle d’Élisabeth. C’est donc très naturellement que celle-ci avait demandé aux Bacon de servir de parents adoptifs à Francis.

Il est évident qu’il était impossible pour la reine Élisabeth d’épouser publiquement le veuf notoire et meurtrier suspect de sa première femme, qui était haï par le peuple et la noblesse. Le mariage secret d’Élisabeth et de Dudley était naturellement connu du comte de Pembroke, de Nicholas et de lady Bacon et des autres membres du Conseil Privé, du Secrétaire d’État William Cecil, du personnel de la maison royale et de celle de Dudley. Les rumeurs commencèrent inévitablement à se répandre au sein de la Cour et elles atteignirent rapidement les oreilles des ambassadeurs et diplomates, qui informèrent leurs souverains et autres officiels de toutes les Cours d’Europe.

Les nouvelles parvinrent ainsi à la Cour de France à Paris, où le meurtre d’Amy Robsart Dudley par des mains à la solde de son mari et le mariage d’Élisabeth avec son amant étaient sur toutes les lèvres. L’ambassadeur anglais en France, Nicholas Throckmorton, était parfaitement au courant de la mort de lady Amy et des rumeurs du mariage secret entre Élisabeth et Dudley. Pour savoir quelle attitude adopter, il écrivit à Cecil le 28 octobre: « Les rumeurs sont si abondantes et si malveillantes à propos du mariage de Lord Robert et de la mort de sa femme, que je ne sais pas où me tourner ni quelle contenance adopter. » L’ambassadeur d’Espagne en France vient le voir et le supplie de lui dire « si sa Majesté la Reine n’était pas secrètement mariée à Lord Robert » car, dit-il, je vous l’assure, cette Cour est pleine de rumeurs ainsi que dans toutes les Cours et pays.

Cecil lui répond dans une lettre du 15 janvier : « Je vous recommande de ne pas vous mêler des affaires de cette Cour…Ce que sa Majesté décidera de faire, je pense que seul Dieu le sait; et en elle Sa Volonté sera accomplie… Les écrits restent et, tombant en des mains ennemies, peuvent être interprétés sinistrement…Les serviteurs et les messagers peuvent être des reporters pour ceux qui les écoutent et, par conséquent, je ne puis vous donner un conseil aussi clair que je le voudrais; mais, en un mot, je dis ne combattez pas lorsque la victoire n’est pas possible. »

Mieux que tous les ambassadeurs, nous avons l’aveu public d’Élisabeth elle-même dans une scène de septembre 1576 d’une extrême importance. Francis Bacon, alors âgé de 15 ans, se trouvait à la Cour en présence d’Élisabeth, de ses dames de compagnie et de gentilhommes (gentlemen) qui dansaient, chantaient et papotaient gaiement, lorsqu’arriva le jeune Robert Cecil, le fils de sir William Cecil, de deux ans plus jeune que Francis. Les deux jeunes gens se connaissaient très bien, les propriétés de leurs parents étant très proches. En fait ils étaient « cousins » puisque Robert Cecil était le fils de la sœur d’Anne Bacon, mère adoptive de Francis. Mais les cousins ne s’aimaient guère : Francis, dont tout le monde reconnaissait la brillante intelligence, et Robert, un malin, sournois, dangereux sycophante destiné à devenir un politicien intrigant, honni et universellement détesté. Pour empirer les choses, alors que Bacon était grand, élégant et royal dans son apparence et son comportement, Cecil était un nain bossu d’une nature mal disposée, mais il avait les faveurs de la reine et recevait d’elle beaucoup d’honneurs et de gratifications.

Lorsque Robert Cecil arriva, les dames de compagnie d’Élisabeth l’ignorèrent et il implora sa royale maîtresse de les faire partir. Laissez les rire et être heureuses, lui répondit Élisabeth. Elles préféreraient perdre un ami plutôt qu’une plaisanterie. Elles se moquent ou insultent leurs inférieurs; après tout, pour leur divertissement, elles doivent crucifier quelqu’un.

Désignant d’un geste ses dames, Élisabeth dit que chacune d’elles a pitié de vous et si seulement vous les entendiez jouer et danser, je sais que cela vous plairait certainement et, le taquinant, lui dit « qu’elles seront spécialement enchantées de t’avoir en leur compagnie ». D’un geste de sa main royale elle fait signe à Lady Scales et lui déclare mi-sérieuse « Ce bon gentleman n’a pas honte d’avouer qu’il prend grand plaisir avec le chant, la danse, la musique, la compagnie d’une femme et autres plaisirs semblables, par conséquent il aimerait danser avec vous et, belle déesse, ne tombez pas follement amoureuse de lui ! » Gardant l’esprit de la plaisanterie, lady Scales joue son rôle et, avec aplomb : « Est-ce que l’agneau aime le loup ? demanda-t-elle. S’il n’avait qu’une mine sévère, cela me serait égal, je serais contente car je l’aimerais. Mais tous en sont témoins : il est beau ! » Élisabeth, amusée par son esprit, rit bruyamment comme le fit le reste de sa Cour sauf un Cecil renfrogné qui se sentit abattu et humilié. Il suivit la jeune femme et en silence, tel un arbre foudroyé parmi elles alors qu’elles l’ignoraient complètement, elles s’écartèrent comme s’il était un chien galeux qui devait être évité par tous les moyens. » Cecil se tenait comme un valet malheureux, misérable, difforme et maussade tandis que tout le monde parlait de lui dans son dos. Ce cœur dur imagina un moyen de se venger aux dépens de cette jeune femme en la trompant cruellement au risque de mettre sa vie en péril:

Le teint de la jeune femme changea du blême au rouge et de l’écarlate au blême lorsque d’une voix tonitruante il cria : « Ceci est votre condamnation à mort de déshonorer à ce point la reine ! » Tel le faucon sur sa proie, la reine se précipita vers lui et lui demanda ce qu’il avait entendu. Il répondit : « Madame, cette innocente et pure figure, mue par l’amour pour vous, m’a dit que vous étiez une fieffée putain et que vous avez donné un fils au noble Leicester. Je vous demande de la châtier, vous le devez, sinon votre honneur est souillé par les propos de ses lèvres calomnieuses. »

Toute la Cour se tenait silencieuse, attendant la réaction de la reine. Élisabeth explosa dans une rage incontrôlable, toute sa colère dirigée vers cette pauvre lady Scales : « Tu mens, vicieuse femme sans honneur ! et nom de D. nous couperons la gorge qui nous traite de putain ! Comme un Turc muet, tu auras une bouche sans langue. » Élisabeth se mit à la poursuite de lady Scales qui tomba à terre. Élisabeth se jetta sur elle, l’attrapant par les cheveux : « Je te scalperai, tu seras fouettée et cuite dans la saumure ; je repousserai du pied tes yeux comme des balles. Je vais t’apprendre à me calomnier, tu as vécu trop longtemps ! »

Élisabeth s’empare du couteau de l’un des courtisans et, avec sa vie maintenant en danger imminent, lady Scales essaie d’échapper à son assaillante, mais sans succès, et la reine, brandissant son arme, la frappa au cœur et à la poitrine, lady Scales pleurant et plaidant pour sa vie. De toute sa force Élisabeth frappa la poitrine de lady Scales gisant sans défense et saignant de ses blessures jusqu’à ce que finalement quelqu’un eut le courage d’intervenir et de sauver la vie de cette pauvre femme.

Avec des larmes dans les yeux, un courageux jeune Francis prit le bras de la reine la suppliant de reprendre ses sens et de réaliser ce qu’elle avait fait. Il la pria d’arrêter son attaque sauvage et de lui permettre d’aider lady Scales qui avait évidemment besoin des soins d’un médecin de la Cour. La reine enragée transporta alors sa furie et sa colère de lady Scales sur Francis pour avoir eu la témérité d’intercéder devant toute la Cour. La reine, tel le tonnerre, s’écria : « Comment maintenant, toi, esclave sans pitié, veux-tu abandonner ta mère et rejeter entièrement son honneur ? Maudite soit l’heure de ta naissance ! J’aurais voulu que le lait de ta nurse, lorsque tu tétais son sein, eût été un petit poison pour rats. Je suis ta mère. Vas-tu t’avilir maintenant et éloigner de moi cette bonne fille ? » Je m’écarte atterré et tout à fait stupéfait. Puis elle dit encore : « Esclave ! je suis ta mère.

Tu pourrais être un empereur, mais je ne trahirai pas de qui tu es le fils ; et, bien que tu sois paré de rôles honorables, je ne te ferai pas grand par peur que tu te révèles mon concurrent et ne gouvernes l’Angleterre et moi-même. »… « Grand Dieu, tout notre souci a été que ce secret soit caché ! Et maintenant avoir un misérable imbécile, un mammet [sic] pleurnichard tendre à son cœur, le dire devant toute la Cour !4 »

Élisabeth chassa lady Scales de la Cour en lui intimant l’ordre de garder sa langue sous peine des pires sanctions si elle y contrevenait ; elle adressa la même interdiction à Francis. Celui-ci, la tête lui tournant de ces révélations, se précipita chez lady Bacon qui lui confirma la réalité de sa royale naissance. En juin 1576, Francis s’était inscrit à Gray’s Inn, une école de droit, mais après l’esclandre de septembre, Dudley et la reine décidèrent d’envoyer Francis en France sous la protection de sir Amias Paulet, nouvel ambassadeur d’Angleterre désigné près la Cour de France. Il allait y rester trois ans et en garder, avec de bonnes raisons, un excellent souvenir.

Le 10 novembre 15675, Élisabeth donna le jour à Robert, fils légitime de Robert Leicester, censé être né à Netherwood, Herefordshire, fils de Walter Devereux, futur comte d’Essex (1572) et de son épouse Lettice Knollys, cousine d’Élisabeth. Leicester était officiellement le parrain de cet enfant. Ce n’est pas le lieu de raconter le destin tragique de Robert, second comte d’Essex, dont la véritable origine, comme celle de Francis, devait être tenue secrète pour les mêmes raisons. L’affection naturelle d’Élisabeth pour Robert d’Essex, manifeste pour tous à la Cour, est prise par tous les historiens (ou presque) pour une relation d’amant à maîtresse…

Autres témoignages

Dans son livre déjà cité, Amélie von Kunow écrit : « Encore plus remarquable est une lettre de Leicester dans les Archives de Simancas, dans laquelle il demande la médiation de la Cour d’Espagne pour obtenir sa reconnaissance par Élisabeth comme Prince Consort. » Leicester était un familier du roi Philippe II depuis leur rencontre dans les Flandres où Dudley guerroyait après sa libération de la Tour. Il est évident que Leicester ne pouvait pas demander cette faveur à Philippe s’il n’était pas déjà marié à Élisabeth. En fait, pendant toute sa vie Leicester a espéré une reconnaissance officielle de son statut de mari par Élisabeth, mais sans l’obtenir jamais. Pour se venger, il épousera secrètement Douglas Sheffield peu après la mort (suspecte) de son mari en 1568. Il en naîtra en 1574 un fils, Robert Dudley, reconnu par son père. Lassé de cette idylle, il épousa, toujours secrètement, le 21 septembre 1578, Lettice Knollys (1543-1634) épouse depuis 1560 de Walter Devereux, 1er comte d’Essex et père putatif de Robert fils (légitime) de Leicester et d’Élisabeth. Lettice était la petite fille de Mary Boleyn, sœur d’Anne Boleyn, malheureuse mère d’Élisabeth, et donc cousine issue de germain de celle-ci.

De ce mariage naîtra en 1581 un autre Robert Dudley qui mourut en 1584. Les mauvaises langues estiment que la mort de Walter en septembre 1576 était suspecte et que Leicester n’y était pas pour rien. Inutile de préciser qu’Élisabeth fut furieuse d’apprendre les infidélités de Leicester et qu’elle l’éloigna de la Cour pour un temps. L’amour étant plus fort que tout, elle pardonna au coupable qui put revenir en grâce !

Un autre document intéressant est la première biographie de Francis Bacon, Discours sur la vie de Mre François Bacon, Chancelier d’Angleterre de Pierre Amboise (ou d’Amboise) publié en 1631 en France comme préface à L’Histoire naturelle de Bacon.

Manifestement, Amboise a utilisé un document anglais dont la trace est perdue. Dans cette biographie on peut lire6 : « M. Bacon n’était pas seulement obligé d’imiter les vertus d’un tel homme [Nicholas Bacon] mais aussi celles de beaucoup d’autres de ses ancêtres, qui ont laissé tant de marques de leur grandeur dans l’Histoire que l’honneur et la dignité semblent avoir été à toutes les époques la noblesse de cette famille. » Or, ceci ne peut nullement s’appliquer à la famille de Nicholas Bacon qui était d’humble origine, mais est parfaitement compatible avec une lignée royale. On lit encore : « Étant ainsi né dans la pourpre et élevé dans l’attente d’une grande carrière… » L’expression « né dans la pourpre » a un sens spécifique et se réfère à une naissance royale. En Angleterre, depuis un acte du Parlement de 1464, les roturiers n’avaient pas le droit de porter la pourpre et sir Nicholas n’était pas noble, même si de par sa fonction il était « lord » en tant que Lord Keeper of the Great Seal.

Notons que lors de son mariage, le 10 mai 1606, Francis Bacon était vêtu de pourpre de la tête aux pieds, ce qui était l’apanage de la seule famille royale. Les nobles pouvaient porter une certaine quantité de pourpre selon leur rang, mais en aucun cas « de la tête aux pieds ». Enfin, Amboise écrit à propos des voyages de Francis en France, Italie et Espagne, qu’il ne se comportait pas en simple touriste mais « qu’il observait judicieusement les lois et coutumes des pays qu’il traversait, notant les différentes formes de gouvernement avec leurs avantages et inconvénients et toutes autres matières susceptibles de rendre un homme apte au gouvernement des hommes, et il se voyait destiné à tenir un jour le timon du royaume ».

Autre témoignage souvent cité : celui du Dr William Rawley, pasteur (clergyman) de l’Église d’Angleterre, qui fut chapelain de Francis Bacon dont il publia plusieurs œuvres posthumes. Une des dernières œuvres ainsi publiée s’intitule Resuscitatio.

Elle comprenait diverses œuvres de Bacon, précédées de la première Vie en anglais de lord Bacon. Curieusement, Rawley écrit dans sa première phrase : « Francis Bacon, la gloire de son temps… est né à York House ou York Place. » C’est très curieux, car York House était la résidence officielle du Lord Gardien des Sceaux en l’occurrence Nicholas Bacon, dont l’épouse, Anne était première dame d’honneur d’Élisabeth. La York House était adjacente à la York Place, aujourd’hui Whitehall, palais de la reine Élisabeth et principale résidence des monarques anglais depuis le début du XVIe siècle. Évidemment, Rawley, qui avait vécu à York House lorsque Francis était Lord Keeper et Chancelier d’Angleterre, connaissait parfaitement la différence entre York House et York Place. Il connaissait aussi très bien le secret de la royale naissance de Francis, mais il savait que ce n’était pas à lui de le révéler. Il alla donc aussi loin que possible en suggérant qu’il y avait quelque mystère concernant cette naissance en mentionnant York Place, palais royal d’Élisabeth comme lieu possible de la naissance de Francis Bacon.


1 A. Deventer von KUNOW, dans son Francis Bacon : the last of the Tudors, écrit: « […] elle [Élisabeth] fit Leicester Master of the Horse, une position importante alors, et lui donna une chambre à côté de la sienne à Whitehall. Ils avaient tous deux été prisonniers dans la Tour de Londres en 1554 et 1555. »

2 Mary, Queen of Scots, fut décapitée, accusée de sédition, sur ordre d’Élisabeth le 8 février 1587, âgée de 45 ans.

3 Alfred DODD, Francis Bacon’s personal life-story, Rider & Cy, 1986, p. 41. Du même auteur: The Marriage of Elizabeth Tudor, malheureusement introuvable…

4 « And now to have a wretched, puling fool, a whining mammet in her fortunes tender, tell it in company of the whole court ! »

5 Beaucoup de sources donnent 1565 comme date de naissance, mais DODD et A. von KUNOW (op. cit.) donnent 1567.

6 Traduction par l’auteur, l’original français n’étant pas accessible.

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