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Par Scandroglio, Tommaso

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La robotique, nouvelle forme de subversion de l’ordre de la Création1

Tommaso Scandroglio2

Résumé : Avec l’intelligence dite artificielle (IA), les robots humanoïdes hantent nos esprits. Sortiront-ils un jour des laboratoires où se poursuit leur mise au point ? Après Soph-IA3 qui tient une conversation sommaire et s’est vu décerner la nationalité saoudienne, c’est maintenant Ameca qui se fait connaître pour ses expressions faciales et ses réactions gestuelles spontanées. Mais il faut bien comprendre, malgré des apparences parfois déroutantes, que de tels robots ne poseront jamais d’actes vraiment libres et resteront des marionnettes perfectionnées n’ayant que l’apparence de l’intelligence véritable.

Ameca est son nom et, ainsi que l’ont admis ses créateurs qui travaillent pour la société de robotique Engineered Arts, elle est sûrement « l’humanoïde le plus avancé jusqu’ici réalisé ». Sur le Corriere.tv (une revue de télévision italienne), a été publiée une vidéo dans laquelle il est possible de la voir à l’œuvre4.

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Cette vidéo vaut plus que tous les mots que l’on pourrait dépenser pour la décrire. Ameca suit des yeux le doigt d’un chercheur qui se meut devant elle ; elle présente des expressions faciales très réalistes, se retire si quelque chose s’approche par trop d’elle et prend même une main qui cherche à la toucher, le tout avec des gestes fluides et non mécaniques. « Effroyable », comme l’ont définie ses propres créateurs. Il faut ajouter qu’Ameca n’est pas radiocommandée mais programmée en vue de l’auto-apprentissage. En effet, les caméras intégrées à la place des yeux utilisent le programme TensorFlow pour l’apprentissage automatique. D’où le terme « d’automate », presque comme si la machine pouvait choisir librement ce qu’elle fait ou ne fait pas.

Le robot Ameca

Fig. 1. Le robot Ameca (Crédit : site de L’Usine Nouvelle du 9 décembre 2021)

De l’Amérique, passons en Chine. Là, un groupe de chercheurs a mis au point un procureur-robot. Il s’agit d’une machine qui, en utilisant l’Intelligence Artificielle (IA), serait capable d’identifier huit délits de droit commun dont la fraude, le jeu de hasard et la conduite dangereuse, en analysant un certain nombre de faits. En Chine populaire, l’IA est déjà utilisée pour prévoir si un suspect peut devenir socialement dangereux. Le déterminisme mécanique entre dans les tribunaux et dans les préfectures.

Il existe de nombreux autres exemples d’applications de l’IA et de la robotique avancée, mais les deux cas que nous venons de citer nous suffisent dans le cadre de la brève réflexion à laquelle nous nous livrerons ici. La robotique et l’IA apportent avec elles de nombreux effets positifs, mais également de nombreux risques. Nous désirons ici en souligner un, à savoir la personnification des robots. Le bio-éthicien Tristram Engelhart dans son Manuale di Bioetica5 écrit : « Tous les êtres humains ne sont pas des personnes : les fœtus, les nouveau-nés, les personnes présentant un retard mental grave et ceux qui sont dans un état de coma sans espoir constituent des exemples de non-personnes humaines. Ces entités sont des membres de l’espèce humaine. Elles ne disposent pas d’un statut en soi dans la communauté morale. Elles ne sont pas des participants primaires à l’entreprise morale. Seules les personnes humaines disposent de ce statut. »

Pour Engelhart, certaines fonctions actuelles confèrent le statut de personne à l’être humain à savoir l’auto-conscience, la rationalité et le sens moral.

Un autre bio-éthicien, Peter Singer, dans son Questions d’éthique pratique6 est sur la même longueur d’onde. Seuls les êtres humains capables d’actualiser certaines facultés, appelées « indicateurs d’humanité », sont des personnes. Les indicateurs en question sont les suivants : auto-conscience, contrôle de soi, sens de l’avenir, sens du passé, capacité de se rapporter aux autres, attention respectueuse aux autres, communication, curiosité.

Nous ne désirons pas ici démonter les thèses de ces deux auteurs, parmi les plus cités dans le domaine de la bioéthique7, mais nous voulons appliquer leurs thèses à la robotique. En visionnant la vidéo citée précédemment, nous pourrions penser qu’Ameca dispose d’une auto-conscience : un doigt s’approche d’elle et elle se retire.

Elle comprend donc la différence entre elle et l’autre. Ou bien, il serait possible de considérer qu’elle dispose d’une capacité de se rapporter volontairement aux autres : elle prend le bras de ceux qui veulent la toucher et suit du regard le doigt du chercheur. Plus généralement, grâce au programme d’auto-apprentissage, il semble qu’Ameca constitue un robot qui décide quelle action accomplir et possède donc les caractéristiques d’un sujet libre. En bref, vu qu’Ameca a fourni des preuves d’intelligence – les réactions aux stimuli reçus ou la capacité de relation en seraient une – et s’est démontrée capable de poser des actes libres, nous devrions en conclure qu’Ameca est une personne, vu que les caractéristiques essentielles de la personne sont l’intelligence et la liberté.

Partons de la liberté. Ameca n’est pas libre parce que tout ce qu’elle fait a été prévu par ses créateurs. Prenons un exemple : un joueur de billard très habile parvient à éliminer toutes les boules à la première tentative en se contentant de frapper correctement la boule située au sommet du triangle de boules placées de la sorte en début de partie. Les boules finissent chacune dans un trou, non pas parce que chacune d’entre elles l’a choisi librement mais parce qu’elles ont été lancées de la sorte par l’intelligence et la liberté du joueur. Par l’intermédiaire d’une série compliquée de heurts réciproques et de rebonds sur les bandes, les boules ont été ordonnées par le joueur afin de finir dans les trous de la table. Elles ont été mues dans ce but par ce dernier et non de leur propre initiative. C’est ce qui arrive à toutes les entités créées qui se comportent de manière intelligente, à savoir qui poursuivent une fin tout en n’étant pas intelligentes. Le développement géométrique des cristaux d’un minéral est une fin intelligente mais n’a pas été décidée par le minéral, qui ne constitue pas une entité intelligente. La synthèse chlorophyllienne est une fin intelligente, mais n’est pas voulue par les plantes qui ne constituent pas des entités intelligentes. Un castor, qui n’est pas une entité intelligente, construit des digues et ceci est une fin intelligente, mais qui ne relève pas d’un libre choix. Notre œil, qui n’est pas une entité intelligente, voit – et voir est une fin intelligente – mais pas parce qu’il veut voir.

Des fonctions intelligentes, donc, mais auxquelles les entités non personnelles, de par leur nature, ne peuvent en aucune manière se soustraire : elles les accomplissent parce qu’elles sont déterminées par nature à cette fin. Toutes ces fonctions intelligentes sont propres à ces entités et, dans le même temps, elles proviennent de l’extérieur, à savoir de Dieu qui, en créant, a ordonné chaque entité à sa propre fin.

C’est ce qui se passe, de manière analogue, pour Ameca : ce qu’elle fait est l’effet d’un programme d’auto-apprentissage conçu par un certain nombre de personnes. Ce sont les codes inventés par les chercheurs qui déterminent un développement de la capacité d’Ameca dans le temps, comme les lois de la botanique règlent le développement des végétaux. Ameca obéit nécessairement à ces codes. Elle ne peut s’en libérer ; elle est liée à eux de manière déterministe, tout comme les boules de billard de l’exemple précédent finissent nécessairement dans les trous de la table par un effet déterminé par le joueur. Nous aussi, nous avons été « programmés » par Dieu pour accomplir le bien – voici le sens de nature humaine – mais Dieu nous a également créés libres, et par suite nous avons la possibilité de nous éloigner des codes divins qui nous feraient tendre vers le bien. Ameca nous apparaît libre mais elle ne l’est pas. En réalité, elle est toujours hétéro-dirigée par ceux qui l’ont créée. Elle ne sera jamais autonome. Elle ne pourra jamais s’autodéterminer. Vu que les actes d’Ameca ne sont pas voulus, nous pouvons conclure qu’il ne s’agit pas d’actes authentiques mais d’actes simulés, justement parce que non libres et par conséquent non propres. Si nous voyons une marionnette marcher et saluer, nous savons bien que ce n’est pas elle qui choisit de marcher et de saluer, mais celui qui tend les fils liés à ses membres de bois. Ameca n’est autre qu’une marionnette sophistiquée dont nous ne parvenons pas à voir immédiatement les fils qui la relient à ses créateurs. De plus, Ameca n’est pas libre parce que, comme nous y reviendrons par la suite, elle ne dispose pas d’une âme rationnelle.

Passons maintenant à l’intelligence. Ameca accomplit effectivement des actions intelligentes bien que ne l’étant pas : elle prend des choses, suit du regard la personne qui lui fait face, répond aux stimuli, etc. Cela veut dire qu’elle possède une intelligence commandée depuis l’extérieur, de même que la fonction de la synthèse chlorophyllienne est certainement une fonction intelligente, qui est cependant présente dans une entité privée d’intelligence. Ameca se meut donc de manière intelligente non pas grâce à elle-même, mais grâce à ses créateurs qui l’ont programmée intelligemment.

D’une certaine façon, cela arrive aussi aux personnes : nous disposons d’une âme rationnelle qui opère de manière intelligente, en accomplissant ainsi des actes intelligents mais que nous n’avons pas créés par nous-mêmes. Notre âme a en effet été directement infusée en nous par Dieu. La différence en la matière entre nous et Ameca consiste une fois encore dans le facteur liberté : nous utilisons en effet cette intelligence venue d’en-Haut de manière libre, en choisissant quelles actions rationnelles accomplir, alors qu’Ameca utilise l’intelligence provenant de ses créateurs de manière nécessaire : elle ne choisit pas quelle action rationnelle accomplir, mais ce sont d’autres qui choisissent pour elle par l’intermédiaire de codes de programme auxquels le robot ne peut se soustraire. Voilà pourquoi nous pouvons dire que les êtres humains constituent des entités intelligentes alors que les robots ne le sont pas et ne pourront jamais l’être.

Un deuxième aspect en matière d’intelligence qui nous distingue d’Ameca est le suivant : cette machine accomplit un certain nombre d’actions intelligentes, mais elle ne pourrait pas accomplir d’autres actions particulièrement intelligentes comme l’auto-conscience, la création artistique, l’abstraction, aimer, etc. et ce parce que, pour accomplir lesdites actions de nature suprasensible, est nécessaire une âme rationnelle : des effets métaphysiques comportent nécessairement une cause qui soit elle aussi métaphysique. « L’âme » d’Ameca n’est quant à elle faite que de fer et de plastique et elle ne pourra jamais avoir d’âme rationnelle.

Si elle accomplit ces actions, en réalité elles ne sont que simulées, fausses : il peut sembler qu’Ameca a conscience de soi, mais il ne s’agit que d’une illusion, comme un feu peint sur un mur.

Le libre arbitre et la rationalité ne sont le propre que des personnes, et donc de Dieu, des anges et de nous-autres hommes. La personne, ainsi que le disait La Boétie, est « substance individuelle de nature rationnelle »8. C’est l’âme rationnelle qui, avec le corps, fait de l’être humain une personne. Là réside notre capacité rationnelle (intelligence) qui meut la volonté (liberté) pour accomplir certains actes et qui se sert du cerveau et éventuellement d’autres parties de notre corps pour poser des actes rationnels, à savoir pour mettre en œuvre ses puissances propres/facultés intellectuelles. Les actes communicatifs, d’introspection, artistiques, les jugements moraux etc., ne font que montrer la présence de cette capacité rationnelle propre à l’âme humaine.

Par suite, les entités privées d’âme rationnelle ne pourront jamais accomplir d’actes rationnels de manière autonome. Les entités en question, dont celles construites de main d’homme, montreront une rationalité dont la cause ultime naturelle, comme nous l’avons déjà dit, ne réside pas en elles mais en leurs créateurs, manifestant de la sorte non pas une intelligence propre mais celle de ceux qui les ont construites : elles seront le reflet d’une rationalité qui ne vient pas d’elles, de même que les paroles écrites dans un livre montrent non pas l’intelligence du livre mais celle de son auteur ou encore comme la toile de l’araignée met en évidence non l’intelligence de cette dernière mais celle de Dieu. Nous aussi, comme nous l’avons déjà dit, nous montrons une rationalité qui vient de Dieu, mais nous pouvons l’utiliser de manière libre, à la différence des entités non personnelles, dont les robots.

Saint Thomas d’Aquin s’exprime ainsi à ce sujet : Les êtres dotés d’intelligence « ne sont pas guidés, mais se guident eux-mêmes dans leurs propres actes en vue de leur juste fin9 ».

Dans le domaine de l’éthique de la robotique, en revanche, les robots sont de plus en plus assimilés à des personnes. Il est également question de subjectivité robotique, justement parce que les robots paraissent libres de décider et capables d’accomplir des actes intelligents. Le (faux) syllogisme est en fin de compte simple : si la personne est une entité intelligente et si un ordinateur accomplit des opérations intelligentes – bien plus intelligentes que celles que nous pourrions accomplir nous-mêmes, commettant bien moins d’erreurs que nous-autres hommes – alors cela signifie qu’un ordinateur est une personne. Cependant, répétons-le, les machines, si sophistiquées soient-elles, accomplissent un certain nombre d’actions intelligentes non pas par elles-mêmes, sur la base de leur libre arbitre, mais grâce aux hommes. Elles ne choisissent pas d’accomplir ces actions. Il ne s’agit que de marionnettes mues en fin de compte par nous autres humains, qui sommes des personnes.

En outre, elles ne pourront jamais accomplir certaines actions particulièrement élevées comme l’introspection, les jugements moraux etc. Une dernière remarque : tous les processus révolutionnaires tendent à subvertir l’ordre de la Création et ainsi certains affirment que les enfants à naître et les personnes qui ne sont plus conscientes depuis des années ne sont pas encore/plus des personnes, devenant ainsi des objets, alors que des objets – Ameca demeurant une chose, un objet – sont considérés comme des personnes, capables de s’humaniser. Voilà que nous les appelons, en effet, des « humanoïdes ».


1 Reproduction aimablement autorisée de la revue Correspondance européenne du 14 janvier 2022.

2 Enseignant en éthique et bioéthique à l’Université Européenne de Rome. A écrit divers ouvrages sur la loi naturelle et la bioéthique.

3 Cf. Bernard GUÉRY, « Soph-IA », Le Cep n°83, 2e trimestre 2018, p. 81.

4 Une vidéo est accessible sur https://www.usinenouvelle.com/editorial/l-industrie-c-est-fou-ameca-un-robot-humanoide-au-realisme-bluffant.N1167262

5 Milan, Il Saggiatore, 1991, p. 126.

6 Montrouge, Bayard, 1997.

7 Ndlr. Notons que Peter Singer est aussi un des chantres reconnus de l’antispécisme : survaloriser l’animal est une autre façon d’amoindrir et de dénaturer l’homme.

8 La Consolazione della filosofia. Gli opuscoli teologici – Contra Eutychen et Nestorium, Milan, A cura di L. Orbetello, Rusconi, 1979, III, 4-5, p. 326.

9 Summa contra Gentiles, III, 1.

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