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Par Barenton De Hilaire
Les origines religieuses de l’humanité1
Hilaire de Barenton2
Résumé : On croit souvent (c’est même enseigné dans certains catéchismes !) qu’Abraham aurait « inventé » le monothéisme, après une longue sorte de préhistoire polythéiste, les hommes y adorant des idoles et des forces de la nature. Ce n’est point ainsi que la Bible rapporte les origines religieuses de l’humanité, ni dans la Genèse ni en particulier dans le Livre de la Sagesse, souvent réduit à la qualité de « livre sapientiel » alors qu’il comporte, on va le voir, de multiples indications historiques d’un grand intérêt.
Les origines religieuses de l’humanité sont racontées, en détail, en deux livres de l’Ancien Testament, la Genèse et la Sagesse. Le premier expose comment la foi a été fondée dans le monde, au jour même de la création de l’homme, et comment elle s’est transmise à travers les siècles. Le second s’attache plus spécialement à flétrir les erreurs qui, après beaucoup de siècles, vinrent entacher cette foi, et il dévoile, en particulier, les origines de l’idolâtrie.
Nous allons brièvement faire entendre ces témoignages des Écritures. Mais, pour plus de clarté, nous prendrons, comme point de départ, le fait de l’idolâtrie, qui régnait sur terre, en des formes multiples, au temps où fut composé le livre de la Sagesse, que plusieurs attribuent à Salomon, et que d’autres retardent au IIe siècle avant notre ère.
Nous établirons ensuite, toujours d’après l’Écriture, les causes qui introduisirent, dans le monde, les erreurs contre la foi, puis nous dirons à quelle date s’infiltra le chancre de l’idolâtrie.
1. L’Idolâtrie était partout au temps DE L’AUTEUR
C’est au chapitre XIII et XIV que la Sagesse raconte, avec le plus de détails, les ravages causés, à travers le monde, par la plaie de l’ignorance religieuse et spécialement par l’idolâtrie. Elle montre : 1° les grandes forces de la nature divinisées ; 2° les images devenues des idoles ; 3° les morts adorés comme des dieux.
- Les grandes forces de la nature divinisées.
13, 1. Ils sont vains, ces hommes, qui n’ont point les sciences de Dieu, et qui, au spectacle de ses bienfaits, n’ontpu découvrir celui qui est, ou qui, en présence de ses œuvres, n’ont pu reconnaître quel était l’artisan.
13, 2.Mais placés en face du feu, de l’air, du vent violent, du cycle des astres, des grandes eaux, du soleil et de la lune, ils les ont estimés comme des dieux, et les maîtres de ce monde.
- Les images et œuvres d’art devenues des idoles.
13, 10. Ils sont vraiment misérables et ils ont mis leurs espérances dans la mort, ceux qui appellent dieux les ouvrages sortis de la main des hommes, l’or, l’argent, les inventions de l’art, les images d’animaux ou une pierre vaine, travaillée par la main des Anciens ;
13, 11. Ou une statue fabriquée par un artiste avec un bois coupé dans la forêt.
- Les morts et les rois honorés comme des dieux.
13, 15. Tourmenté d’une inguérissable douleur, à cause de la mort de son fils trop tôt ravi, un malheureux père fit faire son image; et celui qui venait de mourir, parce qu’il n’était qu’un homme, il se mit à l’honorer comme un Dieu ; et il établit, en son honneur, au milieu de sa maison, un service religieux et des sacrifices.
14, 16. Ensuite, avec le temps, cet usage pernicieux s’affermit et cette erreur s’établit en loi ; et, par ordre des tyrans, il fallut adorer ces idoles.
14, 17. De plus, quand ils voulaient honorer des hommes, et qu’ils ne le pouvaient parce qu’ils en étaient trop éloignés, ils s’en firent apporter une image, et ils sculptèrent la statue du roi qu’ils désiraient honorer, afin de rendre à sa ressemblance les mêmes hommages qu’ils auraient voulu rendre à sa personne, si elle eût été présente.
14, 18. Pour développer ce culte chez les ignorants, l’artiste lui- même contribua beaucoup avec son art.
14, 19. Car pour plaire à celui qui l’employait, il s’ingéniait à produire une image de plus en plus belle.
14, 20. Et il advint que la foule des hommes, trompée et séduite par la beauté de l’œuvre, se mit à regarder comme un Dieu celui que peu auparavant elle avait honoré comme un homme. 14, 21. Et telle fut l’erreur où se laissa choir la faiblesse humaine ; trompés par leur amour ou désireux de plaire aux rois, les hommes donnèrent à des pierres et à des bois le Nom incommunicable [de la Divinité].
2. LES CAUSES DE L’IGNORANCE RELIGIEUSE ET DE L’IDOLÂTRIE
Dans le dernier verset que nous venons de citer, nous avons entendu l’écrivain sacré indiquer deux causes de l’idolâtrie : l’amour excessif d’un père pour son fils trop tôt ravi à son affection, et le désir de plaire aux rois et de les flatter.
Au chapitre précédent, le saint roi en avait indiqué deux autres : l’admiration déréglée en face des grandes forces de la nature, estimées à tort comme des dieux, et l’attachement déraisonnable aux œuvres d’art. Telles sont, à ses yeux, les quatre grandes causes de l’idolâtrie.
Et qu’on remarque bien ceci : ce n’est point le culte des morts, ni le respect envers l’autorité instituée, ni l’admiration de la nature, ni l’amour des œuvres d’art qui sont donnés ici comme les causes de l’idolâtrie, mais bien l’abus qui en fut fait par les hommes ignorants et passionnés. L’idolâtrie, en effet, et la superstition sont des péchés, par excès et abus des choses les meilleures et les plus saintes. Aussi l’Écriture ne blâme-t-elle pas le culte des morts, ni les honneurs décernés aux rois, ni l’admiration pour les grandes forces de la nature, ni l’attachement pour les œuvres d’art, quand ces pratiques sont raisonnables et modérées ; mais elle en condamne l’excès, qui consiste à leur décerner les honneurs divins réservés au Créateur.
3° Les débuts de l’idolâtrie
L’Écriture semble fixer au temps d’Abraham, c’est-à-dire vers le XXe siècle qui précéda notre ère, les origines de l’impiété, ou du moins sa grande diffusion à travers les nations. Hœc et in consensu nequitiæ cum se nationes contulissent, scivit justum et conservavit sine querela Deo (Sg 10, 5) : « Alors que les nations, d’un commun accord, se portaient vers la perversité, la Sagesse discerna le juste [Abraham] et le conserva irréprochable devant Dieu. »
Mais cette perversité, dont il est question ici, ne semble point avoir été encore le polythéisme. Les rois de Chanaan et d’Égypte, en effet, avec qui les saints Patriarches se trouvèrent en relation, se montrent manifestement monothéistes.
Quand Abimélech, roi de Gérare, qui semble bien avoir professé la même religion coushite que les pharaons3, parle à Abraham (Gn 21, 22), pour déférer le serment, il lui dit, en présence de Phicol, le chef de son armée : « Dieu est avec toi, en tout ce que tu fais ; jure donc, par Dieu, que tu ne me nuiras ni à moi ni à ma prospérité. »
Le sacrifice qu’offrit Melchisédech, en action de grâces pour la victoire d’Abraham, non seulement était la vraie foi, mais, tous les jours à la messe, le prêtre proteste qu’il offre le sien, avec la foi d’Abel, d’Abraham et de Melchisédech.
Laban et sa famille adorent le même Dieu qu’Abraham, au jour où Eliézer se présente chez eux et demande pour Isaac la main de Rébecca (Gn 24).
Les Héthéens d’Hébron, quand Abraham leur réclame une place pour ensevelir Sara, tiennent un langage qui témoigne de la pureté de leurs croyances (Gn 23).
Plus tard encore, au temps de Jacob, dans l’affaire du rapt de Dina, quand les Sichèmites décident de s’unir, par le mariage, aux enfants d’Israël, ils déclarent qu’entre ceux-ci et eux, il n’y a d’autre différence que le rite de la circoncision (Gn 34).
L’Égypte, au temps de Joseph, continuait de connaître le vrai Dieu : « Le Seigneur était avec Joseph, écrit la Genèse (39, 2)… et son maître Putiphar savait très bien que Jéhovah était avec lui et conduisait toutes ses actions… Et Jéhovah bénit la maison de l’Égyptien. » Le pharaon parle également comme quelqu’un qui connaît le vrai Dieu. Après que Joseph lui eut expliqué ses songes, il s’écria : « Où pourrons-nous trouver un homme qui soit rempli de l’Esprit d’Élohim comme lui ? » Et il dit à Joseph : « parce qu’Élohim t’a montré tout ce que tu m’as dit, est-ce que je pourrai trouver quelqu’un plus sage ou aussi sage que toi ? Tu commanderas à ma maison » (Gn 41, 38).
Descendons plus bas, au temps de Moïse. Nous trouvons en Arabie la grande figure de Job. Lui, sa femme et ses amis professent la même foi au vrai Dieu et Job se montre un modèle de la plus grande foi et des plus héroïques vertus.
Les sages-femmes qui soignèrent les jeunes mères des Hébreux refusèrent d’obéir aux ordres du pharaon, parce qu’elles craignaient Dieu : timuerunt autem obstetrices Deum (Ex 1, 17).
Pharaon lui-même, s’il déclare ignorer Jéhovah, semble bien reconnaître, lui aussi, le vrai Dieu, ainsi que ses devins et magiciens. Ceux-ci en effet, quand ils se sentirent vaincus par la puissance d’Aaron, s’écrièrent, en face de leur maître : « Digitus Dei est hic, le doigt de Dieu est là » (Ex 8, 10).
Parmi les idolâtres, l’Écriture place au premier rang les peuples maudits de Chanaan. Or, cette même Écriture, si elle leur reproche bien leur idolâtrie, déclare aussi qu’ils s’en corrigèrent plusieurs fois, quand ils se sentaient châtiés par Dieu. C’est à cause de cette pénitence que Dieu différa si longtemps de les dépouiller de leur terre, en faveur de son peuple, et qu’il les laissa subsister, en partie, parmi Israël. Écoutons la Sagesse au chapitre douzième :
- Qu’il est bon et doux, Seigneur, votre jugement en toutes choses !
- C’est pour cela, que vous châtiez par parties (progressivement), ceux qui s’égarent. Au milieu de leurs péchés, vous les reprenez et les exhortez, afin qu’abandonnant le mal, ils croient en vous, Seigneur.
- Car ces anciens habitants de votre Terre Sainte, que vous avez eus en horreur.
- Parce qu’ils faisaient des œuvres odieuses à vos yeux, par des enchantements et des sacrifices impies.
- Parce qu’ils tuaient, sans pitié, leurs propres enfants, qu’ils mangeaient les entrailles des hommes et dévoraient leur sang, au milieu de votre sacrement.
- Et parce qu’ils étaient tout ensemble les pères et les meurtriers des âmes sans défense, vous les avez voulu perdre par la main de nos pères…
8. Et cependant, vous les avez épargnés, comme étant des hommes ; et vous avez envoyé comme des avant-coureurs de vos armées, les guêpes, afin qu’elles les exterminassent peu à peu.
9. Non que vous fussiez impuissant à assujettir, en bataille rangée, les impies aux justes, ou à les faire périr par des bêtes cruelles ou par votre seule parole.
10. Mais, en les châtiant progressivement, vous donniez occasion, au repentir, dabas locum pœnitentiae, n’ignorant pas que leur nation était méchante.
11. Car leur race était maudite, dès le commencement. Mais ne craignant personne, vous accordiez le pardon à leurs péchés, veniam dabas peccatis illorum…
- Si donc ces ennemis de vos serviteurs, qui étaient voués à la mort, vous les avez punis avec tant de précautions, leur donnant le temps et l’occasion de se convertir.
- Avec combien plus de circonspection, n’avez-vous pas jugé vos enfants… (Et, au sujet des Égyptiens, le Livre ajoute):
28. Et ceux qui n’ont pas été corrigés par les railleries et par les réprimandes [les plaies d’Égypte] ont ensuite éprouvé un châtiment digne de Dieu.
27.Car, au milieu des maux qu’ils souffraient, voyant qu’ils étaient exterminés par les choses mêmes qu’ils prenaient pour des Dieux, ils reconnurent le Dieu véritable, qu’ils avaient d’abord rejeté. Et, à cause de cela, ce fut, pour eux, la fin de la condamnation.
Au temps de Moïse, le peuple de Chanaan et d’Égypte oscillait donc encore entre le culte du vrai Dieu et celui des fausses divinités. On remarquera même que le reproche contre Chanaan ne porte pas contre le crime de l’idolâtrie, mais plutôt contre la cruauté des sacrifices en usage. Ces sacrifices sont même représentés devant Dieu comme ses sacrements (mystatheias sou, tes mystères divins) ; ils n’étaient donc pas adressés aux faux dieux. Ils étaient réprouvés uniquement à cause de leur barbarie.
Cet état d’oscillation entre l’idolâtrie et le culte du vrai Dieu semble avoir persisté assez longtemps encore. On peut même dire que si, de bonne heure, l’idolâtrie prévalut dans la populace ignorante et superstitieuse, la notion du Dieu unique et véritable persista longtemps encore, en toute nation, chez l’élite par l’intelligence et surtout par la vertu. C’est la superstition, les vaines observances, la cruauté et l’obscénité des rites, qui dépravèrent tout d’abord, surtout chez certaines races, la pureté de l’ancien culte.
1 Hilaire de BARENTON, La Bible et les origines de l’Humanité (Extrait de la Revue du Monde Catholique, 1924), Paris, Arthur Savaète, 1924, p. 77-82 (réédition photographique en 2017 par les Éd. Saint-Sébastien).
2 Hilaire de Barenton (né à Barenton, le 28 février 1864, mort à Paris, le 24 février 1946), de son vrai nom Étienne-Marie Boulé, est un capucin, historien des langues du Moyen-Orient. Sa remarquable Petite Histoire du Monde ancien (2 tomes) vient d’être rééditée (Éd. Saint-Libère). C’est l’un des rares savants du XXe siècle qui ait défendu la rigoureuse historicité de la Bible.
3 Voir Abraham en Égypte, du même auteur.