Accueil » Peut-on faire l’économie de la Vérité ?

Par Dominique Tassot

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Résumé : Bien des scientifiques affirment que leur savoir ne donne qu’un « modèle » de la réalité, modèle toujours perfectible ; ils esquivent ainsi la question de la vérité. Mais, une heure plus tard, les mêmes déclareront sans nuances que l’Évolution et le Big bang sont des « faits » indiscutables qu’il serait déraisonnable de contester. Le paradoxe n’est qu’apparent : au fond de lui-même, chacun sait bien qu’il y a des choses vraies et des choses fausses, et que la science a pour but – avec toutes les limites d’une production humaine – de rechercher et de mettre au jour ce qui est vrai. C’est là toute la grandeur du savant, mais elle ne se comprend bien qu’à l’éclairage de la vision biblique du monde, pour laquelle chaque créature est une pensée divine que l’homme, créé à l’image de Dieu, a la capacité de comprendre. Ainsi notre connaissance des choses peut-elle être à la fois vraie (rejoignant la pensée de Dieu) et partielle (de par nos limites). L’erreur n’est pas dans notre finitude, mais dans la prétention moderne à penser le monde comme si Dieu n’existait pas et, donc, à le réduire à ce que nous en connaissons.

Le temps n’est plus aujourd’hui au scientisme triomphant des années 1880, lorsque le grand chimiste Berthelot ne réclamait plus que « quelques dizaines d’années pour achever la science » ! On voit plus souvent les scientifiques (qu’on n’appelle plus des « savants ») déclarer dans un élan de modestie et d’humilité qu’ils ne prétendent pas atteindre la vérité, que toute leur ambition est de produire des « modèles » les plus approchants possibles d’une réalité qui nous échappera toujours. Ainsi le modèle d’atome proposé par Bohr, avec ses électrons orbitant autour du noyau à l’image d’un petit système solaire.

Mais le lendemain, les mêmes esprits font état d’acquis « définitifs » dans leur discipline, pour écarter toute contestation avec le classique argument d’autorité.

Il y a donc un malaise autour de la notion de vérité. On voudrait s’en débarrasser avec la théorie du modèle, mais un certain bon sens fait continuer de croire, malgré tout, qu’il y a des choses vraies et des choses fausses et que, de quelque manière, la science est une recherche de vérité , avec les conséquences qui s’ensuivent dans tous les domaines de la pensée.

Ainsi dans sa Somme contre les Gentils, saint Thomas d’Aquinaffirme même que « la considération des créatures est nécessaire non seulement à l’édification de la vérité, mais aussi à la réfutation des erreurs sur Dieu » (Lib. II, cap. 3).

Il s’en suit que les intellectuels en général et les scientifiques en particulier ont, eux aussi, une responsabilité à l’égard de la vérité au sens le plus large et qu’ils devront en répondre.

L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est l’évolutionnisme – naguère plus judicieusement nommé « transformisme » – qui modifie substantiellement la représentation qu’on peut se faire du Créateur. En effet, connaître Dieu ne consiste pas seulement à reconnaître qu’il existe. Encore faut-il comprendre – fût-ce très imparfaitement – comment Il opère. La création d’Adam et Ève ou encore le Péché originel, à ce titre, constituent deux vérités historiques et scientifiques inconciliables avec la vision évolutionniste des origines où s’alimente l’immense majorité des cerveaux contemporains.

La création directe d’Adam1 s’oppose, en effet, à l’apparition d’une espèce par transformation d’une espèce antécédente, ce qui est le présupposé constitutif de la théorie de l’évolution. La Chute d’Adam depuis un état d’immortalité, d’impassibilité et de science infuse supérieure (dons préternaturels), est inconciliable avec l’idée d’une progression ascendante au fil du temps, qui accompagne la croyance évolutionniste. Cette croyance, en effet, n’est autre que la projection, sur la nature organique, du mythe du progrès, mythe que les « philosophes » du XVIIe siècle avaient commencé d’appliquer aux sociétés humaines et que Spencer2 généralisera à l’univers lui-même. Selon le mot de Clémence Royer, cette philosophe de Lausanne qui traduisit Darwin en français : « L’idée de la Chute est la négation absolue de l’idée du Progrès3. »

Même si – mais est-ce vraiment heureux ? – la plupart des travaux scientifiques sont réputés n’avoir guère de portée métaphysique ou religieuse, il est donc des points de contact qui sont à l’occasion des points de friction.

La responsabilité de l’homme qui réfléchit consiste alors à lever la contradiction en déterminant ce qui est vrai ou, tout au moins, à tenter de le faire.

Certes, le mot de « vérité » a disparu des publications savantes, mais tout chercheur sait bien, au fond de lui-même, que l’accord entre spécialistes n’est pas la preuve du vrai. Cet accord, rarement unanime d’ailleurs, est certainement souhaitable, mais il ne suffit pas à établir la validité d’une thèse. Or il existe une vérité transcendante, comme il existe une réalité objective au dehors de notre esprit, comme il existe une nature des choses. De telles affirmations n’ont rien perdu de leur force, même s’il n’est plus de mise de les exprimer. Elles furent au point de départ de la science européenne et leur apparente mise à l’écart ne les rend nullement caduques. Simplement, leur oubli, chez les chercheurs, aura permis d’exhiber la science moderne sur le char de l’irréligion. Le savant a baptisé « objectivité » son choix de faire comme si Dieu n’existait pas. « Mais – nous dit Fernand Brunner – si Dieu est l’origine du monde, le monde n’a rien qu’il ne tienne de lui. Il importe de comprendre qu’à être connu par référence à Dieu, le monde ne perd rien de lui-même, puisque c’est Dieu qui lui donne tout son être. […] La science véritable suspend la connaissance du monde à la connaissance de Dieu pour saisir le monde dans son intégrale réalité. […] (Notre) vie a communément besoin de l’aide des sciences et des techniques, et là où il n’y a pas d’autre science que la science moderne, il est utile d’y avoir recours, à condition de ne pas lui accorder plus d’importance qu’il ne convient, puisque, n’étant pas issue de la considération de Dieu, elle n’atteint pas la vérité du monde4. »

Peut-être doit-on introduire ici une incise dans cette profonde considération de Fernand Brunner. Plutôt que « n’étant pas issue de la considération de Dieu », ne faudrait–il pas retenir : « n’étant plus issue de la considération de Dieu ».

Car ce reproche ne pourrait assurément pas s’adresser aux Descartes, Pascal, Newton, Leibniz, Ampère, Maury, Fabre, Branly et autres géants qui ont fait la science moderne. Même si on peut trouver chez eux des erreurs théologiques, ces indiscutables grands savants vivaient pénétrés de la pensée de Dieu. Il suffirait de renouer avec la vision du monde qui était la leur. C’est donc une « conversion » des scientifiques qui est requise (au sens étymologique d’un « retour » vers Dieu, vers la considération de l’Être sans lequel les êtres n’existeraient pas). Non pas tant changement des connaissances, donc, que changement de perspective. Car « l’ordre dans le monde ne peut être qu’une manifestation de Dieu5 ».

Pour honorer un invité, il ne suffit pas de le mettre à une place d’honneur, il faut encore l’y mettre à son juste rang. On n’honore donc pas le Créateur de l’univers en lui accordant la « chiquenaude initiale » lançant les astres dans l’espace infini, ou le mythique « point Ôméga » vers lequel tout finirait par converger.

En récusant toute référence à Dieu, la science contemporaine a perdu l’accès à l’objectivité véritable ou à une vérité réellement objective. Elle s’est rendue manipulable et instrumentalisable, servant ainsi les buts de ceux qui veulent détruire la civilisation chrétienne. Nous le voyons bien avec le malaise des psychologues ou des zoologistes devant la notion de nature.

D’un côté, chacun sent bien et sait bien que la science (la connaissance vraie) n’est possible que s’il existe une nature des choses. Alors les multiples traits, qui permettent de distinguer, classer et connaître les êtres vivants, en reçoivent cette nécessaire permanence où la pensée chrétienne aperçoit la fin particulière pour laquelle chaque être a été créé : tout ce qui est a une raison d’être. D’un autre côté, des théories impulsées artificiellement dans le système scolaire affirment péremptoirement que rien n’est permanent : ni les traits spécifiques des êtres vivants caractérisant ces espèces, ni la répartition des aptitudes et des rôles au sein du couple humain. La nécessité aurait fait place à la liberté et, pour les modernes, en ce libre agir consisterait le progrès.

On ne s’étonnera donc pas des multiples incohérences où se délite la pensée contemporaine. Ainsi des écologistes favorables à la chimie contraceptive et refusant de voir comment les hormones rejetées dans les rivières perturbent la fécondité des poissons. Ainsi des féministes faisant du travail salarié, avec toutes ses contraintes, le symbole d’une libération.

Ainsi des déviants justifiant leur anomalie en évoquant une particularité génomique qui leur serait propre6, mais faisant pression, par toutes sortes de propagandes, pour banaliser leur comportement7.

Dans ces trois cas, la science est invoquée, mais il s’agit d’une science partiale dont les œillères militantes trahissent la servitude. Car il n’est de cohérence totale que pour une science concevant la nature comme née8 d’une Raison supérieure englobant tous les êtres créés par elle. Alors la connaissance de Dieu et la connaissance de Ses œuvres vont-elles de pair, se renforçant mutuellement.

Dans cette perspective, le respect de la nature n’est autre que le respect de cette finalité inscrite dans la constitution et le comportement de chaque être créé : respect du donné génomique ou de la complémentarité des sexes par exemple.

Mais en niant la sagesse et surtout la bonté du Créateur, une science orgueilleuse s’est mis en tête de faire autre chose, de modifier ce donné avec l’idée de faire mieux que le Créateur, imaginant que le bien réside en l’accomplissement de notre volonté propre.

Or notre science est incertaine et limitée. Mal inspirée (pour ne pas dire inspirée par le Malin), elle aboutit à de multiples effets dits « secondaires ». Une ambiguïté naît ici de ce mot lui-même. Subjectivement, l’effet est dit « secondaire » car il s’ajoute à l’effet initialement visé, considéré à ce titre comme « principal » ; ainsi les « dégâts collatéraux » dans un bombardement. Mais les manipulations génétiques ou psychiques produisent des effets indirects dont l’ampleur et la nocivité peuvent l’emporter largement sur le « bien » visé. On voit par-là que l’évolutionnisme et le réductionnisme – les deux péchés mignons de la science moderne, qui en alimentent le simplisme –, en appauvrissant notre vision de l’univers, en lui ôtant sa richesse symbolique et sa poésie, aboutissent aussi à l’appauvrissement de notre représentation de Dieu, même chez ceux qui conservent dans un recoin de leur psychisme quelque jardin secret où palpite par moments l’idée d’un Créateur.

On ne peut impunément minimiser l’Écriture sainte, donc la Parole divine, sans écraser sous le rouleau compresseur du mesurable et du quantifiable les être issus de cette Parole ; car Dieu crée par sa Parole et le premier acte où la Genèse nous montre à l’œuvre ce Verbe créateur est l’apparition de la lumière : « Et Dieu dit : que la lumière soit ; et la lumière fut » (Gn 1, 3). Le réductionnisme – et par là l’indigence mentale de nombre de nos contemporains – est si avancé que certains voient ici une « preuve » que la Bible se trompe, puisque le soleil ne sera « fait » par Dieu qu’au quatrième Jour, comme si la réalité de la « lumière » se cantonnait aux seuls rayons solaires !

Il est donc urgent que les savants viennent s’éclairer à la vraie lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9), y compris donc le scientifique. La science y gagnera en cohérence ce qu’elle perdra en suffisance et cessera du même coup de faire écran aux élans de l’âme avide de vérité. « Car la grandeur et la beauté des créatures – nous murmure le Livre de la Sagessefont connaître par analogie Celui qui en est le Créateur » (Sg 13, 9).

Le lien est manifeste entre la beauté et la fonctionnalité, lien qui s’admire aussi bien dans les réalisations humaines, dans les courbes mathématiques et les objets fabriqués, que dans les paysages et chez les êtres vivants qui animent notre terre de leurs ébats et de leurs chants.

Ce lien suffit encore à montrer que l’univers n’a rien de commun avec une explosion de matière inintelligente. L’ordre ne naît pas du hasard ! C’est pourquoi saint Paul affirme qu’ils sont « inexcusables » ces savants qui, connaissant l’œuvre, n’ont pas reconnu l’Ouvrier (Rm 1, 20). Inexcusables, mais surtout pitoyables. Jésus-Christ disait à Marie Lataste : « Vous plaindrez les hommes qui ont constamment occupé leur esprit de sciences naturelles ou physiques et qui jamais, par la création, n’ont su remonter au Créateur9» Ces hommes font profession de colliger les faits significatifs, d’y réfléchir attentivement, de relier les phénomènes entre eux, de raisonner rigoureusement, et voilà qu’ils passent à côté de l’extraordinaire cohérence de tout ce qui est : corps matériels, mais aussi pensées, sentiments, émotions et comportements ; et voilà que leur échappe la Cohérence par excellence, du seul fait d’avoir abandonné la vivante vision biblique du monde pour agiter à sa place un squelette décharné fait de théories parcellaires, à l’image de leurs intelligences tronquées.

« Je Suis la Vérité » (Jn 14, 6). Cette affirmation que seul un Dieu pouvait énoncer sans se couvrir de ridicule, résonne depuis deux millénaires dans les consciences et nous dit qu’il ne sera jamais possible de faire l’économie de la vérité. Vérité et réalité ont partie liée, tel est bien le clair enseignement de Celui par qui « tout a été fait » et sans qui « rien de ce qui existe n’a été fait » (Jn 1, 3).

L’erreur, même involontaire, n’est pas une vérité amoindrie : elle obscurcit toute la vision du monde, surtout si, en mettant Dieu à l’écart de son objet d’étude, elle incite le savant moderne à se passer de Lui. « Dira-t-on que le recours à Dieu mutile la connaissance du monde ? Mais si Dieu est l’origine du monde, le monde n’a rien qu’il ne tienne de Lui. Il importe de comprendre qu’à être connu par référence à Dieu, le monde ne perd rien de lui-même, puisque c’est Dieu qui lui donne tout son être. La science véritable suspend la connaissance du monde à la connaissance de Dieu pour saisir le monde dans son intégrale réalité10»

À se contenter d’une vision parcellaire du monde, la science moderne s’est rendue incertaine ; il devenait donc tout naturel qu’elle esquivât la vérité sur les choses pour se rabattre sur la théorie du « modèle », toujours incomplet et, de ce fait, toujours réfutable. Dès lors sa prétention à régir les comportements, les pensées et les sociétés devient sans fondement ; dès lors le retour à une vision biblique du monde, entée sur la Parole créatrice, se fait aussi désirable qu’inéluctable.

1 Et plus encore la création d’Ève à partir du côté d’Adam et non d’une guenon.

2 Dans  Le Progrès, sa loi et ses causes  (1857), Herbert SPENCER définissait l’évolution comme le passage de l’homogène à l’hétérogène, définition assez large pour englober tout le cosmos : Teilhard n’a fait que reprendre l’idée.

3 DARWIN Charles, De l’Origine des espèces (1859), préface et traduction fr. de Mlle Clémence-Auguste Royer, Paris, Reinwald, 1862, p. XIX.

4 Fernand BRUNNER, Science et Réalité, Paris, Aubier-Montaigne, 1954, p. 8-13.

5 Id., p. 11.

6 L’homosexualité figurait jadis sur la liste des maladies psychiques. Elle ne s’y trouve plus, mais il n’est pas sûr que les seules considérations médicales aient obtenu ce résultat.

7 On retrouve ici le paradoxe des marxistes : affirmer que l’effondrement du capitalisme est une loi nécessaire de l’Histoire, mais agir par tous les moyens, même violents ou pervers, pour faire advenir de force cette révolution.

8 Natura vient du verbe latin nascor, « naître », devenu naturare en bas latin. Les scolastiques distinguèrent judicieusement la natura naturans « nature naturante »au participe présent (Dieu en tant que Créateur et Principe donnant naissance aux êtres), et la natura naturata, « nature naturée » au participe passé (ensemble des êtres et des lois créés).

9 DARBIN Paul (abbé), Vie et œuvres de Marie Lataste, avec l’approbation de Mgr l’évêque d’Aire et Dax, Paris, Ambroise Bray, 2e édit., 1866.

10 BRUNNER, op. cit., p. 12-13.

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