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Par Broglie (de) P. Guy
Sur la primauté de l’argument d’Écriture en théologie1
Résumé : Dans les discussions portant sur la religion chrétienne et la foi, surtout chez les catholiques, il est fréquent de voir écarter une référence à l’Écriture comme étant par elle-même insuffisante, tandis que l’argument d’autorité tiré de textes magistériels sera considéré comme seul décisif. Cette attitude n’a pas toujours existé. Il est frappant de voir que saint Thomas d’Aquin, par exemple, attache une grande importance à l’argument d’Écriture, c’est-à-dire aux énoncés découlant du sens littéral de la Bible. Il n’en résulte pas que ce sens soit facilement accessible et il est plus facile de raisonner à partir d’énoncés théologiques. Mais la primauté de l’Écriture mérite d’être mieux reconnue, surtout depuis que les exégètes se sont évertués à la « démythiser » et à en réduire l’intérêt à un simple message spirituel supposé produit par le rédacteur humain.
Cette courte note ne prétend nullement traiter en son ensemble le problème si complexe des rapports entre l’Écriture et la Tradition. Bien moins encore veut-elle contester que l’argument de Tradition ait une certaine priorité logique sur l’argument d’Écriture (pour autant que l’inspiration de l’Écriture ne nous est garantie que par l’autorité de l’Église). Elle ne vise pas davantage à soutenir que tous les dogmes puissent être établis avec certitude par l’argument d’Écriture, sans appel à la Tradition. Elle ne prétend pas mettre en question l’infaillibilité du Magistère, ou le rôle indispensable qu’il doit jouer dans l’interprétation de l’Écriture.
Elle ne prétend pas non plus faire oublier que l’argument théologique tiré des documents ecclésiastiques est, en bien des cas, le plus clair et le plus commode à manier qui se puisse concevoir.
Elle veut uniquement souligner combien il est classique de reconnaître à l’argument d’Écriture une inaliénable primauté d’importance et de valeur parmi les arguments théologiques.
La raison en est facile à comprendre. Même lorsqu’un enseignement du Magistère réunit, aux yeux d’un catholique, toutes les conditions qui en garantissent l’infaillibilité, la doctrine même de l’Église l’oblige à reconnaître, entre un document ecclésiastique de ce genre et le texte de la Bible, une absolue différence de nature. L’enseignement de l’Église a beau être divinement autorisé comme exempt d’erreurs, il n’en est pas moins, quant à tous ces actes concrets qui le constituent, un ensemble de témoignages simplement humains, portant sur une révélation que Dieu a faite aux hommes dans le passé ; tandis que le texte sacré nous présente un témoignage formel et direct de Dieu même, en sa forme originale et en son premier jaillissement.
De là la place unique que l’Écriture a toujours tenue dans l’enseignement de l’Église. Car si tout docteur chrétien a pour fonction essentielle de transmettre le message divin en toute sa pureté, et si l’Écriture est, en somme, le seul moyen qu’il ait d’aller puiser immédiatement ce message à la parole même de ce Dieu qui en est la source, comment son premier souci ne serait-il pas de remonter toujours à cette source dans toute la mesure où il le peut, et donc de se référer d’abord et avant tout aux témoignages de l’Écriture ? Aussi le pape Léon XIII (que personne n’accusera d’avoir méconnu l’importance du Magistère ecclésiastique !) a-t-il pu noter que le recours à l’Écriture doit être comme « l’âme » de toute la théologie ; et il ajoutait : « telle a été, à toutes les époques, la doctrine de tous les Pères et des plus remarquables théologiens, doctrine qu’ils ont appuyée par leurs exemples. Ils se sont appliqués à établir et à affermir avant tout sur les livres saints toutes les vérités qui sont l’objet de la foi et celles qui en découlent » (encyclique Providentissimus Deus, Lettres apostoliques de Léon XIII, Bonne Presse, t. IV, p. 27).
Que l’argument de l’Écriture ait été ainsi « l’âme » de toute la théologie patristique, c’est tellement évident qu’il semble superflu d’y insister. Mais, comme le note encore Léon XIII, saint Thomas lui-même s’est montré le très fidèle continuateur de cette méthode.
Non seulement l’argument scripturaire apparaît, d’un bout à l’autre de son œuvre, comme l’argument d’autorité fondamental, mais toute sa conception de la science théologique est expressément fondée sur cette valeur doctrinale primordiale du texte sacré. Quand, au quatrième livre de la Somme contre les Gentils, il entreprend de défendre les vérités qui constituent l’objet spécifique de la foi chrétienne, il déclare simplement qu’il va prendre désormais pour « principes » les enseignements de l’Écriture (C. Gent., IV, 1) ; et dans la première question de la Somme théologique, il paraît aller plus loin encore, au moins à première vue : puisque, à prendre son texte à la lettre, il pourrait sembler que l’argument d’Écriture soit le seul argument théologique d’un caractère tout à fait « nécessaire », tout à fait rigoureux (ST, Ia, q. 1, a. 8, ad 22).
On aurait tort, hâtons-nous de le dire, d’interpréter ce passage en un sens aussi absolu. Car, si saint Thomas ne possède pas encore une théorie pleinement nuancée du Magistère et de ses multiples rôles, il est au moins certain qu’il avait déjà très nettement l’idée des documents ecclésiastiques infaillibles, et du caractère décisif des arguments qu’on en peut tirer. Il suffit pour cela de se reporter à son enseignement sur les symboles de foi, élaborés par les divers Conciles3. Mais s’il ne conteste en rien ni l’autorité normative de ces documents, ni leur grande utilité, il reste frappant que cette utilité est toujours présentée par lui comme celle d’un simple moyen de défense du dogme contre les hérésies, ou d’un simple secours, permettant aux esprits moins clairvoyants d’atteindre plus aisément ce que l’Écriture et la Tradition contenaient déjà… Si donc, pour saint Thomas, le rôle fondamental de la science théologique est d’établir les vérités révélées en remontant pour cela (dans toute la mesure où on le peut) aux sources mêmes où l’Église les puise, il est clair que l’argument tiré des documents ecclésiastiques (même infaillibles) ne pouvait aucunement lui apparaître comme jouant de plein droit, dans la « science » théologique, un rôle égal ou supérieur à celui de l’argument d’Écriture (voire même à celui de l’argument de Tradition).
Car dire que les « définitions » n’ont pas pour but de créer ou de révéler des vérités dogmatiques nouvelles, mais seulement d’attester de manière claire et indubitable des vérités déjà possédées par la foi de l’Église et déjà discernables comme telles, c’est dire équivalemment : que le théologien remplira mal et incomplètement son rôle s’il se borne à établir les vérités dogmatiques par le moyen des « définitions » ; tandis qu’il ne le remplira jamais mieux que lorsqu’il réussira à établir toutes les vérités « définies » sans appel direct à l’argument tiré des « définitions » elles-mêmes. Les « définitions » ne perdront rien à être ainsi atteintes par le savoir théologique comme des « confirmations » dont il aurait pu, à la rigueur, se passer : puisque ce sera, au contraire, le meilleur moyen de les justifier à fond, de les bien comprendre et d’éclairer au mieux les études à faire sur le sens et la portée de chacune ! Pour qui se place dans cette perspective, il est clair que l’existence de « définitions infaillibles » ne saurait compromettre en rien la primauté que l’argument d’Écriture garde et doit garder dans la science théologique.
Mais cette primauté reconnue à l’argument d’Écriture ne doit aucunement conduire à une méconnaissance de l’argument de Tradition et de son rôle nécessaire. Car, à moins de nous faire de 1’« inspiration » une conception singulièrement étroite, nous devons reconnaître que les Apôtres n’étaient pas « inspirés » seulement quand ils prenaient le calame. Saint Paul ne nous garantit-il pas que son enseignement oral, une fois donné, doit prévaloir contre tout (Ga 1, 8) ? et saint Pierre ne dit-il pas expressément que « c’est poussés par l’Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé » (2 P, 1, 21) ? En somme, tout suggère que les Apôtres étaient « inspirés » toutes les fois qu’ils visaient, expressément, à remplir, à l’égard des fidèles, leur tâche d’enseignement et de formation, que ce fût par la parole, ou par leurs écrits, ou même par leurs actions et leur exemple. Aussi peut-on dire que la Parole de Dieu, au sens le plus fort du mot, ne cessait de ruisseler d’eux comme de vivantes sources. Ce que les catholiques n’admettent pas, c’est que, de ce flot de parole divine qu’ils ont répandu dans le monde, tout se soit ensuite évanoui, sauf ce qu’ils s’étaient astreints à en tracer (ou à en faire tracer) sur le papier.
Le reste de la Parole qu’ils ont proférée demeure lui aussi à jamais vivant et efficace ; mais il l’est à travers la Tradition de l’Église, qui a pour rôle de nous en transmettre le fidèle et complet écho.
Rien de plus nuancé, on le voit, que la position de l’Église catholique. Elle admet, d’une part, comme une doctrine traditionnelle, que les Apôtres (et leurs associés, les Évangélistes) ont vraiment consigné en leurs écrits tout le principal du message qu’ils avaient à nous transmettre ; d’où il suit que le rôle essentiel de la Tradition est toujours de graviter en quelque sorte autour de l’Écriture ; de nous la garantir divine, de nous l’interpréter, de nous la commenter, de nous en préciser et compléter les enseignements. Mais, d’autre part, l’Église ne peut oublier que, si nous voulons rejoindre par l’acte de notre foi la Parole divine telle qu’elle a jailli à l’origine, il ne suffit pas d’interroger le seul texte de l’Écriture ; mais qu’il faut savoir interroger aussi tout ce qui nous apporte un authentique et fidèle reflet de l’enseignement apostolique non écrit. L’histoire montre assez, du reste, à quels abus l’Écriture peut donner occasion, dès qu’on veut la séparer de ce milieu organique et vivant, chargé de la transmettre elle-même et d’en maintenir à jamais la saine intelligence !
C’est donc, en fin de compte, un seul et même attachement à la Parole de Dieu, telle que les Apôtres nous l’ont communiquée, qui explique toute la manière d’agir de l’Église. C’est par attachement à cette Parole qu’elle se réfère le plus qu’elle peut à l’Écriture, dans ses définitions solennelles comme dans l’exercice de son magistère ordinaire. Mais quand, sur un point ou l’autre, son enseignement déborde le contenu clair et explicite des textes bibliques, cette attitude, loin de lui être dictée par une certaine indifférence envers la Parole de Dieu primitive, atteste, au contraire, sous une autre forme, le même souci intransigeant de n’en rien laisser perdre et d’en transmettre l’écho intégral à ses enfants.
1 Note de conclusion à l’ouvrage du P. Louis BOUYER, Du Protestantisme à l’Église, Paris, Cerf, 1954, p. 247.
2 Lire également ST, Ia, q. 1, a. 9 et 10 ; Quodlibet, VII, q. 6, a. 1, 2 et 3.
3 Voir, par exemple : ST, IIa IIae, q. 1, a. 9, ad 1 et 2 ; a. 10, ad 1.