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Par Eric Davoust
L’Art rendu à sa mission1
Résumé : Le public est souvent désorienté par les productions qui lui sont proposées au nom de « l’art ». Le plus souvent, mettant son incompréhension sur le compte de l’ignorance, il passe outre et finit par se désintéresser d’une activité pourtant des plus nobles puisque le beau comporte toujours une part de gratuité. Après avoir dénoncé les perversions qui dénaturent l’art contemporain : le diktat de l’argent (qui régit la distribution et la diffusion), le refus d’évaluer (qui marginalise la valeur proprement artistique d’une œuvre et entérine la disparition presque totale du « goût » dans l’éducation artistique), et l’idéologie (par laquelle l’Etat met l’art à son service au lieu de le servir), E. Davoust montre qu’il subsiste un véritable art contemporain , notamment une impressionnante liste d’œuvres d’inspiration religieuse (mais jamais produites ni diffusées). Or l’art sacré reste la source de l’art vrai : la gratuité est l’image terrestre de la Grâce. Mystère de la beauté !
Permettez-moi de citer, en introduction, quatre vers tirés de la «Prière pour avouer son ignorance» (le Deuil des Primevères) de Francis Jammes : « Faîtes qu’en me levant, ce matin, de ma table, je sois pareil à ceux qui, par ce beau dimanche, vont répandre à vos pieds dans l’humble église blanche l’aveu modeste et pur de leur simple ignorance. »
Car parler de l’art c’est évoquer un mystère et mes mots semblent impropres à en saisir la courbe. Mais avouer son ignorance n’est pas refuser la tâche. Celle-ci s’avère d’autant plus nécessaire que l’art paraît désorienté autour de nous et qu’il faut le redresser.
Notre premier soin sera de trouver le point d’application dans l’art de ces forces manipulatrices qui le dévoient : je le nommerai, la gratuité. Puis, après avoir identifié trois perversions fondamentales, l’argent, l’image et l’idéologie, et le lieu principal de leur action, à savoir la diffusion, je m’intéresserai aux résistants de ce combat de libération : le public et les artistes.
Nous étudierons ensuite les outils à notre disposition pour libérer l’art, pour le rendre à sa mission, sans oublier néanmoins de viser juste, de bien comprendre la haute mission de l’art.
En exergue des Valses nobles et sentimentales de Maurice Ravel figure l’épigraphe d’Henri de Regnier : « le plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile ». Inutile : cet adjectif nous conduit bien au-delà de ce que nous imaginons car il nous fait percevoir une dimension essentielle de l’art. Il y a dans toute œuvre d’art un inutile, un superflu, une gratuité irréductible, un quelque chose qui, en la distinguant de l’objet utile, lui confère le statut d’œuvre de l’esprit. Dire d’un objet qu’il est beau, c’est affirmer qu’il possède en propre une différence, insaisissable mais réelle, qui le distingue de l’objet quelconque. Cet epsilon, marque de l’œuvre d’art, fruit de l’inspiration, si difficile à nommer, à expliquer…, et à produire, je le nommerai gratuité car il semble ne pas nous appartenir. Il semble nous être donné sans calculs ni prévisions. Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Il y a bien dans l’œuvre d’art un mystérieux équilibre, infrangible, qui nous dépasse : une gratuité. « La beauté est la forme que l’amour donne aux choses » nous dit Ernest Hello.
Or il semble que c’est dans cette caractéristique intrinsèque de l’art que s’exercent des manipulations. J’en vois trois principales qui veulent tirer profit de cette zone de gratuité propre à l’art. La première consiste en une subordination de l’art à la recherche du profit dans une logique de type marchand, la seconde dans l’asservissement de l’art à la culture considérée sous un angle idéologique ou révolutionnaire et la troisième dans
l’utilisation de l’art comme producteur de communication au profit d’un pouvoir politique. Ces deux dernières manipulations reprennent, ne parlons pas de hasard, l’intitulé du ministère de la culture et de la communication. J’emploie ce mot de manipulation à dessein pour souligner le caractère caché de ces pressions qui s’exercent sur l’art et qui donc les rendent imperceptibles. Le procédé est simple, les pressions ne s’exerceront pas directement sur la création artistique mais d’abord sur les conditions de diffusion ou de distribution.
En agissant ainsi en périphérie de la création, il est possible de modeler la perception que le public a de la réalité artistique et par là, dans un second temps, de formater l’évaluation artistique.
Inéluctablement, le troisième stade suivra qui modifiera par voie de conséquence la création artistique elle-même.
Manipulation de l’art ! Ridicule !…vous dit-on! Il n’y a pas de preuve, et pour cause. Les artistes créent ce qu’ils veulent ! Affirmer le contraire, c’est appartenir à cette famille suspicieuse d’anticommunistes primaires, de noirs théoriciens de la thèse du complot ! Circulez, il n’y a rien à voir!
Pourtant on peut discerner deux vecteurs principaux qui mettent l’art à notre disposition : la distribution commerciale et la diffusion dans le domaine public.
La distribution des objets artistiques tels que disques, livres d’art, reprographies, copies répondent à une logique commerciale, fondée sur la multiplication du produit (produire plus pour vendre plus), et à ce titre assignent comme fin au produit, le profit. Inévitablement, des conflits d’intérêt naissent entre exigences artistiques et exigences commerciales, conflits rarement arbitrés en faveur de l’art, mais plutôt en faveur du profit. Il n’est pas inintéressant de savoir que lorsque nous condamnons l’art sulpicien, en réalité nous confondons un style que nous ne connaissons guère avec ces innombrables copies à bas prix qui ont inondé le marché pendant des années et qui témoignent de l’essor industriel plus que de la création artistique de ce style, dont l’inventaire reste d’ailleurs à faire. Un autre exemple nous est donné par les fusions-acquisitions, amicales ou inamicales, entre les grandes multinationales du disque CBS, Warner, Columbia, Sony. . . Exigences artistiques ou exigences financières?
Par ailleurs, le processus de multiplication ou de duplication de l’œuvre d’art pose une question philosophique délicate, déjà soulevée par le philosophe Etienne Gilson : la copie d’une œuvre d’art est-elle une œuvre d’art ?
On ne peut cependant pas réduire l’intervention des entreprises dans le monde de l’art à la seule production d’objets.
Elles interviennent aussi dans la production de spectacles, par le mécénat, par l’achat d’œuvres . . . L’activité privée en soi ne porte pas atteinte à l’activité créatrice. L’application d’un coefficient multiplicateur apporte le danger.
Un producteur de concert peut effectuer un bon travail, mais s’il agrandit trop la salle de concert pour multiplier les entrées, alors il infléchit le jeu du pianiste qui devra jouer plus fort, perdant la finesse de l’œuvre interprétée.
Non lucratives, les associations loi 1901 constituent encore aujourd’hui la plus grande part des structures de diffusion artistique. Vous savez sans doute que les saisons musicales des villes de province sont organisées par des associations. Regroupant des amateurs autour d’un domaine d’élection, elles semblent à l’abri de toute intrusion mercantile. Mais le danger est ailleurs. Par leur besoin de subventions, elles rendent toute théorique leur indépendance par rapport à la puissance publique. Le phénomène d’attraction des associations dans le domaine public s’est encore précisé ces dernières années par la création des EPCC (établissements publics de coopération culturelle) dont les conseils d’administration soigneusement choisis assureront une mainmise complète de l’État sur la vie culturelle. Mais la présence de l’État est depuis longtemps établie : savez-vous que le premier producteur de concerts en France est Radio-France ? La diffusion de l’art par les personnes morales publiques se caractérise par la tendance à l’institutionnalisation. Nous entrons ici dans les manipulations par la culture et la communication.
La culture, dans le contexte de la diffusion artistique par la puissance publique, apparaît comme un ersatz de la fonction sacrée de l’art. L’espace de gratuité de l’art s’utilise pour véhiculer mythes et valeurs républicaines ou démocratiques. Je recommande à ce sujet la lecture de L’État culturel de Marc Fumaroli (Paris, Fallois, 1991). Il y a interaction volontaire entre deux ordres différents : les concepts idéologiques comme le progrès, la nouveauté, l’évolution, la complexification, le sens de l’histoire d’une part, et les modes opératoires artistiques d’autre part. En appartenant au monde de la culture, l’art ne peut plus remettre en cause les axes dominants de la pensée officielle.
La communication indique l’utilisation de l’art pour bâtir l’image que la puissance publique veut donner d’elle-même. Pour Marcel De Corte, la démocratie produit de l’information ou de l’événement par nécessité, pour construire une image qui dissimule son inexistence.
Nous trouvons deux caractéristiques indûment utilisées pour bâtir l’image du pouvoir. Ce sont la puissance et l’expression ; la puissance renvoyant évidemment à la puissance de l’État tandis que l’expression a pour tâche de convaincre, si possible en ne passant pas par la réflexion, convaincre par les instincts.
La puissance peut se conjuguer suivant les arts de façon différente. Depuis la puissance sonore de l’instrumentiste, l’œuvre monumentale d’un compositeur (la démesure de ses dernières œuvres n’est pas pour peu dans la notoriété de Beethoven, ni l’ampleur de son œuvre dans celle de Bach) ou le gigantisme architectural tel qu’on peut le voir par exemple au ministère des finances de Bercy, peu importe du moment qu’il y a puissance. L’art d’État est toujours un art puissant.
L’expression quant à elle se fait le plus souvent par le biais du discours d’introduction, de présentation de l’œuvre ou par le discours de l’artiste qui s’engage, interroge, provoque, suscite. Mais pas uniquement. Elle peut s’obtenir par le trait souligné, le phrasé accentué voire le geste qui choque, l’objectif étant de susciter une adhésion irrationnelle, vecteur de subversion.
Au-delà de ces deux critères, on peut observer une prolifération administrative due au fait que l’institutionnel ne peut avoir pour partenaire que de l’institutionnel car il ne prend pas en compte la personne. L’objectif sera donc la mise en réseaux des institutions par des maillages toujours plus étroits, mise en réseaux la plus large possible. Cette hypertrophie des réseaux rend déjà problématique la diffusion.
Le deuxième stade de la manipulation concerne l’évaluation artistique.
Créer c’est choisir, et choisir c’est évaluer. Le ressort de la vie artistique est en réalité l’évaluation. Or, aussi étrange que cela paraisse, elle n’existe pas quand il s’agit du soutien public à l’œuvre d’art.
J’ai souvenir d’avoir interrogé le directeur d’une structure d’État sur les critères d’évaluation artistique retenus pour sélectionner des dossiers. La réponse qui m’a été faite disait ceci : Ce n’est pas à l’État de décider des choses de l’art, donc nous ne choisissons pas sur des critères artistiques ! Ce sont donc des critères non artistiques qui déterminent l’action publique. Quel terrible aveu ! Cherchez dans les organigrammes des institutions culturelles les fonctions d’évaluations : elles sont introuvables. Un deuxième exemple peut illustrer cette étrange situation : le classement entre les différentes sortes de conservatoires de musique en France ne se fait pas sur des critères artistiques mais sur des critères quantitatifs tels que le nombre de locaux, la superficie ou les matières enseignées. A y bien réfléchir, le refus du choix artistique est habile : sous couvert du respect de la liberté artistique, il permet de s’affranchir du risque lié au choix. Peu importe l’œuvre, ce qui compte, c’est la manipulation.
Nous arrivons maintenant au stade de la production.
En amont dans le temps, la production se situe en aval dans le choix des moyens financiers. Une œuvre sans diffusion n’aura pas d’argent. Or dans le choix d’un programme de concert, le nombre de musiciens d’orchestre à employer conditionne le répertoire. Avec une formation de type Mozart (quarante musiciens environ), les chefs d’orchestres comptent en nombre de cors : 2 ou 4 cors. Alors vous ne jouez pas le grand répertoire symphonique qui nécessite quatre-vingt musiciens. Toutes les programmations orchestrales ont toujours pour première question: combien de cors ? De même, le développement en musique des ensembles à géométrie variable ou des orchestres de baroqueux (basse continue plus quelques musiciens) est la réponse à des situations économiques précaires.
Les conditions de délai participent aux conditions de création. L’instabilité des conditions nuit évidemment à la qualité.
Pour obtenir une subvention, il faut souvent infléchir un projet : inclure une œuvre contemporaine, passer une commande, signer une convention avec une scène nationale, un Frac, changer le programme.
Autant de procédés qui semblent anodins mais aboutissent généralement à une modification substantielle du projet artistique initial. Voici une anecdote qui m’est arrivée.
Je souhaitais faire connaître l’œuvre du compositeur Galina Ustvolskaya. J’avais pris contact avec une radio, enthousiaste à cette idée ! J’ai donc rencontré le responsable de la programmation qui m’a dit tout le bien qu’il pensait de cet projet et m’a juste proposé de l’élargir un peu à la musique soviétique pour piano. Je me suis donc remis au travail ; je suis allé chez l’éditeur le Chant du monde, antenne soviétique s’il en est ; j’ai fait des recherches en bibliothèque et suis retourné quelques mois plus tard avec le projet infléchi. A nouveau le responsable m’a confirmé sa volonté de me programmer, mais les circonstances actuelles, les difficultés économiques. . . bref, j’ai donc fait la création de deux jeunes compositeurs… français.
Toutes ces tensions aboutissent bien souvent à isoler les artistes. Jacques Maritain l’écrivait il y a cinquante ans : on peut craindre une solitude effrayante des artistes. Et ceci malgré un discours officiel favorable à l’art et des structures culturelles florissantes. Il s’agit d’une perversion aboutie, à peine perceptible. Mais peut-on imaginer un art sans artistes ?
Face à ce dévoiement imperceptible de l’art, des résistances s’organisent : celle du public et celle des artistes.
Celle du public, évidente, se présente sous trois aspects: dans sa pratique amateur, dans son choix des spectacles qu’il ne fréquente pas et dans son choix des spectacles qu’il fréquente.
La pratique amateur se présente donc comme un lieu de résistance. En effet, qu’il soit musicien, peintre ou sculpteur, l’amateur choisit à coup sûr ce qui lui plaît, ce qui correspond à son goût, ce qu’il juge convenable, ici et maintenant. Les pressions extérieures n’interviennent pas ou peu dans ses choix. Il n’a d’ailleurs pas conscience de sa résistance, son plaisir personnel le guide, coordonne ses efforts et le fait juger lui-même des résultats. En contact avec le réel, il donne peu de prise aux idéologies: quel antidote !
Mais le public, en tant que spectateur, résiste tout simplement en n’assistant pas aux spectacles qu’il juge inintéressants. Et, là aussi sans s’en rendre compte, il pose un problème important. Car la fréquentation de l’art reste un sujet de préoccupations pour les organisateurs. Que le public aime ou déteste un spectacle ne les dérange pas. Qu’il ne vienne pas les perturbe. Alors, pour remonter le taux de fréquentation, ils remplissent les salles ou les musées de cars entiers de scolaires, obligés de venir durant les temps d’école. Les chiffres de fréquentation sont saufs. Au lieu de s’interroger devant l’absence du public, les organisateurs se tournent vers de nouveaux publics… « Nouveaux »…Vous l’avez compris, on ne sort pas de l’idéologie.
La troisième sorte de résistance consiste tout simplement pour le public à assister aux spectacles qu’il apprécie, à fréquenter les musées qu’il aime, à regarder ce qu’il estime. On pourrait s’amuser d’une telle évidence, et pourtant quel sujet d’étonnement que de voir des organisateurs douter de cela ! Deux expériences m’ont marqué.
La première se situe dans une ville de plus de 50.000 habitants. Le directeur du théâtre m’explique qu’il n’y a pas de public pour la musique classique dans cette ville trop bourgeoise (vous remarquerez que dans le domaine artistique, quand quelque chose ne va pas, c’est toujours la faute de la bourgeoisie !), qu’il n’y a jamais plus de 100 personnes par concert…Je lui répondis que son analyse était erronée et que j’étais prêt à lui prouver le contraire s’il m’en donnait les moyens. Ce qui fut décidé après plusieurs entretiens. Je préparai alors la saison musicale suivante. Au lieu de gérer la pénurie, j‘invitai l’orchestre de Moscou qui a donc joué dans cette ville devant 700 personnes. Les autres concerts ont aussi rempli les salles. La démonstration était concluante !
La seconde eut lieu dans une autre ville où je devais diriger comme chef et soliste un concert consacré aux concertos de Mozart pour piano et orchestre. J’avais prévenu que la salle serait trop petite et qu’il fallait prévoir deux soirées. Chose impossible me répondit-on, on ne remplit jamais la salle !
Le concert eut une telle demande qu’il fallut bien en organiser un second. Sur le nombre des entrées payantes et sur le plan financier, ce fut le meilleur spectacle de l’année. J’ai donc suggéré de programmer pour l’année suivante quelque chose d’équivalent, puisque cela correspondait à une attente du public. Certainement pas, m’a-t-on répondu, ce n’est pas le public qui doit influencer la programmation !
Des artistes eux-mêmes résistent. J’aimerais citer en exemple cette femme compositeur dont j’ai parlé plus haut, Galina Ustvolskaya, compositeur soviétique, née en 1919. Voici ce qu’en dit Victor Susline dans l’introduction de son catalogue Sikorski : «Quelques-unes de ses compositions sont marquées de spiritualité, ce qui se manifeste dans les titres ou dans des formules liturgiques chantées. Leur message témoigne d’un esprit aussi rigoureux qu’indépendant ainsi que d’une volonté inflexible: c’est une voix sortie du «trou » noir de Leningrad, de l’épicentre de la terreur communiste… ». Voici quelques uns de ces titres : Dona nobis pacem, 1971, pour piccolo, tuba et piano ; Dies iræ, 1973, pour 8 contrebasses, percussion et piano ; Benedictus qui venit, 1975, pour 4 flûtes, 4 bassons et piano. Ce compositeur, soutenu par Chostakovitch, indépendamment de son style d’écriture, en choisissant des textes catholiques, qui plus est, en latin, montre une force de résistance peu commune.
Même en France, la création d’œuvres de musique religieuse ou sacrée catholiques semblait ne plus aller de soi depuis des dizaines d’années. Le concile Vatican II voulait précisément résoudre un certain nombre de difficultés à ce sujet. Pourtant je vais maintenant vous citer, pour mémoire, quelques noms de compositeurs français nés après 1900, avec certaines de leurs œuvres.
- Né en 1900, Henry Barraud : Le mystère des saints innocents de 1946, le Te Deum de1955, le Pange lingua de 1964, La Divine Comédie de Dante de 1972.
- Nés en 1901 : Henri Sauguet : Je vous salue, Marie, de 1943, Requiem de 1954, Pie Jesu de 1957, Requiem de 1957, Ecce homo de 1965, et Henri Tomasi : Requiem, Il poverello, Le triomphe de Jeanne de 1955.
- Né en 1903, Maurice Duruflé, Requiem 1947, Quatre motets dont un Ta ntum ergo de 1960, Messe cum jubilo de 1966.
- Né en 1904, Manuel Rosenthal, St François d’Assise de 1936, Cantate pour le temps de la Nativité de 1943, messe Deo gratias de 1953.
- Né en 1905, André Jolivet, La Vérité de Jeanne de 1956, messe Uxor tua de 1962.
- Né en 1906, Don Clément Jacob, Chemin de croix de 1946, Psaumes de 1966.
- Né en 1907, Jean Langlais, trois psaumes de 1965, messe Orbis factor de 1969.
- Née en 1907, Yvonne Desportes, Requiem de 1951, Ballet des sept péchés capitaux.
- Nés en 1908 : Olivier Messiaen, Trois petites liturgies de 1944, et Daniel-Lesur, Cantate l’Annonciation de 1952, Cantique des cantiques de 1953, Messe du jubilé de 1960.
- Né en 1909, Gaston Litaize, Cantate Fra Angelico de 1936, Messe Virgo gloriosa de 1959.
- Né en 1910, Jean Martinon, Cantique des cantiques, Psaumes, Absolve Domine de 1942.
- Né en 1911, Jehan Alain, Requiem de 1938.
- Né en 1912, Jean Françaix, Apocalypse de Saint Jean de 1939.
- Né en 1933, Jacques Charpentier, symphonie sacrée pour le jour de Pâques de 1965, Prélude pour la Genèse de 1967, Vitraux pour Notre-Dame de 1975.
- Et pour finir cette liste, je citerai un compositeur français plus jeune que moi, déjà connu, Thierry Escaich, Grande messe solennelle de 1994, le dernier évangile de 1999, le vertige de la croix de 2004 et l’Exultet de 2005.
Cette liste, bien succincte, éclaire notre propos; il paraît probable que sur la quarantaine d’œuvres citées, seule une petite dizaine vous soit connue, et encore. Mais, même si la diffusion n’a pas permis de porter ces œuvres à votre connaissance, il n’en demeure pas moins qu’elles existent, préparant certainement l’avenir, pour peu que nous soyons vigilants. Cette vigilance nous invite à prendre les moyens nécessaires. Quels sont-ils ?
Le premier moyen pour rendre l’art à sa mission est de choyer l’art sacré. Cela vous étonne peut-être, car vous croyez sans doute que l’art sacré n’est qu’une spécialisation facultative de l’art, un sous-ensemble fragile et hétéroclite de l’activité de création, le dernier hobby d’artistes croyants en manque de reconnaissance… Eh bien, non ! La fonction sacrée de l’art reste sa première fonction car le sacré est la source de l’art et non l’inverse; l’opéra, la symphonie, la musique vocale ou instrumentale découlent de l’art sacré. Ne croyez pas qu’un Introït de grégorien provient d’une chanson à boire, que les bâtisseurs d’église romane ont copié les châteaux ou chaumières avoisinants. C’est bien le contraire qui s’est passé et qui se passera encore si nous en avons le courage. La chanson populaire dérive de la musique d’église comme le château de l’église. Le drame de l’art du vingtième siècle s’appelle l’athéisme. Si nous délaissons l’art sacré, alors l’athéisme prendra sa place, avec toutes les grimaces qui en résultent et cette incapacité totale à nourrir l’art. Il nous faut donc retrouver l’ordre des choses et installer l’art sacré à sa place, la première.
Retrouver l’ordre des choses, c’est aussi respecter la fin propre de chaque œuvre. Chaque œuvre est en effet conçue, orientée, vers une fin particulière qu’il nous faut accepter si nous voulons la comprendre et donc l’aimer. Une sonate doit sonner c’est-à-dire être perçue par son cheminement harmonique, un prélude doit se jouer avant, une œuvre de concert doit s’écouter en concert, une valse se danser, une messe être entendue pendant le culte. Une cathédrale n’est pas un musée ni un stade une église. Il vaut mieux ne pas voir une œuvre que la regarder hors du contexte. Retrouver la cohérence de l’art, c’est retrouver la cohérence dans son utilisation.
Le troisième moyen à utiliser concerne la formation du goût. Le goût me paraît en effet être à l’art ce que la prudence est à l’intelligence pratique, cette faculté qui fait décider de ce qui convient en fonction des circonstances. Aujourd’hui, cette qualité se trouve rarement, y compris dans nos lieux d’enseignement artistiques. Comme membre de jury, je n’ai jamais entendu prononcer ne serai-ce que le mot. Or il y a-t-il un autre but à l’éducation artistique que la formation du goût ?
Nous formons à l’effort, à la persévérance, à la méthode, à la performance, à la maîtrise, mais au goût ? Comment trouver l’adapté, le convenable, l’idoine en art s’il n’y a pas de goût ? Il va de soi que le quantitatif, le mesurable ne le remplacent pas. A quoi sert de connaître le nombre d’or, si nous n’avons aucun goût. Comme le disait Couperin à propos de l’ornementation au clavecin: tout est affaire de goût.
Le quatrième et dernier moyen que je recommanderai aujourd’hui vous étonnera sans doute. Il s’agit du calme. Nous avons peu de citations de Fra Angelico mais l’une d’elles dit ceci : « L’art exige beaucoup de calme et pour peindre les choses du Christ, il faut vivre avec le Christ ». Fra Angelico parle d’exigence, d’une double exigence : celle du calme et celle de la contemplation. Nous devons aménager des temps et des espaces de calme, pour nous et pour les artistes, des temps où l’oreille écoute, des espaces où l’œil regarde, des temps où l’ouïe se repose et des espaces où le regard s’apaise. Car nos sens en émois perpétuels, ballottés par notre vie trépidante, risquent de nous faire défaut quand ils pourront saisir un reflet, une harmonie, un galbe. Sachons leur donner la détente indispensable à leur bon fonctionnement.
La contemplation du Christ, dont parle Fra Angelico à propos de l’art, introduira notre conclusion. Pour peindre les choses du Christ, il faut vivre avec le Christ. Oui, il faut aller à la source. Il y a au cœur de l’artiste une soif à étancher et Fra Angelico nous indique cette source : c’est le Christ. Nous avons vu dans notre réflexion qu’aucune logique ni marchande, ni politique, ne pouvait appréhender entièrement la beauté: l’espace de gratuité demeure nécessaire. Le combat constant, tant du public que des artistes pour préserver ce bien précieux, loin d’être perdu d’avance, doit nous conduire à des choix audacieux: redonner sa dignité à l’art sacré, ordonner notre perception et notre utilisation de l’art, cultiver notre goût et retrouver le calme indispensable. Alors, dégagé de sa gangue, l’art, témoigne, par sa gratuité inhérente, dans l’ordre de la nature, du don gratuit qui est fait à l’homme dans l’ordre de la vie surnaturelle, qui est la grâce.
Abreuvé à la source, c’est-à-dire au Christ rédempteur, l’artiste peut reconstituer le lien ténu qui rapproche les deux termes (c’est le titre d’un opuscule de Don Clément Jacob paru en1939) : l’Art et la Grâce.
1 Conférence donnée au colloque du CEP à Bonnelles, le 21 octobre 2007.