Tissages, tapis, tapisseries

Par Irène Archawski

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Résumé : Irène Archawski connaît bien l’art de la broderie, souvent relégué au second plan par les spécialistes des « beaux arts ». Au colloque du CEP en 1999, elle avait présenté une splendide collection de costumes traditionnels hongrois. Elle nous invite ici à suivre son regard lors de récentes expositions de tissus, tapisseries et vêtements. Avec l’apparition des textiles artificiels, avec le remplacement de l’objet artisanal par l’objet industriel dans l’usage courant, un art populaire peut-il se maintenir et apporter à la modernité cette âme des choses – outils, meubles ou habits – qui maintenait dans la vie quotidienne des anciens un contact avec le beau ?

En contre-point à ces réflexions de bon sens que suscite souvent l’art moderne, on a fait suivre cet article de trois citations significatives de Wilhelm Fürtwängler, Lady Queenborough et Henri Charlier.

L’année 2000 a été enrichissant pour moi, en ce qui concerne ces arts. Ces expériences m’ont laissé dans l’esprit des sentiments contradictoires, allant du pur délice jusqu’à la perplexité quant à la voie à suivre dans l’avenir.

En février j’eus l’occasion de visiter le Sud marocain, pays des Berbères. Je fus enchantée par la vue des paysages variés, des déserts de sable et de pierres, des montagnes majestueuses qui montaient parfois à près de 3000 mètres.

Dans les villes, j’ai visité les souks et les magasins ; j’ai pu ainsi voir ce qui se faisait dans cette région en matière de tissage.

Il y avait des tapis noués et d’autres faits en kilim1. La beauté des dessins et le choix des couleurs en faisaient parfois de véritables chefs-d’œuvre, même si de nos jours les Berbères utilisent souvent des laines teintées chimiquement. Ces tapis étaient plutôt épais. On en trouve néanmoins de fins. Ceux-ci – très chers – sont tissés avec des fils de soie.

On me vantait partout « une nouveauté ». Il s’agissait de tapis noués, dont le dessin comportait une partie tissée en kilim et une autre brodée avec des fils synthétiques brillants, appelés « soies synthétiques ».

Je trouvai ces tapis spectaculaires mais peu pratiques avec leur épaisseur inégale : les pieds risquaient de s’accrocher à la haute laine nouée et d’abîmer les parties en kilim ou en broderie.

On nous a aussi présenté des tapis accrochés aux murs et décorés par des motifs géométriques au point de croix sur fond uni. Utilisés comme tentures, ils constituent une décoration agréable à l’œil. Cependant, leurs motifs étant sur la surface et non fondus dans le tissage, ils ne peuvent pas servir de tapis car leur beauté et par conséquent leur valeur aurait vite disparu si la broderie était usée par les pas.

A Agadir, un ami m’a amenée dans une grande coopérative artisanale d’Etat. Là se voit le véritable art du tapis du Sud marocain. Les pièces nouées ou tissées en kilim, les couleurs vives bien choisies et les beaux motifs centraux ou en rayures répétées donnaient envie d’acheter !… Nous avons opté pour un tapis berbère qui, sur un beau rouge profond, présente des motifs en bandeaux, séparés par des plages d’uni. Mais, dans ce magasin somptueux (et à ma grande surprise), plusieurs tapis de haute valeur manquaient d’une finition digne de ce nom. Après la dernière lisière en uni, les fils de chaîne2 étaient simplement coupés, sans être fixés. A la longue, on risque l’effilochage même du dessin !

Malgré cette imperfection (que l’on retrouve d’ailleurs dans beaucoup d’autres pays), j’ai été ravie de connaître un échantillon de la culture du Sud marocain, un témoignage du goût artistique et de la vitalité de ce peuple foncièrement sain.

Entre le 21 janvier et le 18 mars eut lieu à Paris une exposition très attendue :

Arts des Indiens d’Amérique du Nord :

J’oserais dire que c’était la perfection. Les propriétaires de cette collection privée et les organisateurs avaient choisi les pièces les plus réussies et les plus représentatives de chaque ethnie indienne de cet immense pays. Les élégants salons de la Fondation Mona Bismarck offraient des espaces suffisamment grands pour la mise en valeur des objets exposés. Les notes bien rédigées et intelligemment disposées aidaient à comprendre la signification des pièces, spécialement celles destinées au culte religieux.

Les artistes ont utilisé tous les matériaux naturels imaginables, mêmes les plus insolites comme le boyau de phoque !

Etant spécialement intéressée par le textile, je regardais, émerveillée, les vêtements de fête pour femmes ou enfants ou les sacs d’homme. Ces pièces étaient ornées par des broderies faites avec des petites perles multicolores. Des dessins d’une beauté remarquable, une réalisation parfaite et une finition irréprochable les caractérisaient. Et que dire des armes, des ornements pour chevaux et des instruments de musique décorés de diverses manières, ainsi que des magnifiques parures de plumes pour guerriers indiens !..

Quelques tissages, surtout des tentures, étaient également exposés. Avec leur couleurs chaudes : crème, ocre, rouge-roux, et aussi le gris et le bleu profond, avec leurs grands motifs simples et souvent symboliques, elles dégageaient une sérénité majestueuse à laquelle je fus très sensible.

Cette exposition très réussie nous a permis de connaître quelques aspects de la vie de ces peuples lointains, à travers des objets d’usage quotidien, embellis par un art parvenu à un très haut niveau de perfection.

Deux autres expositions récentes, centrées sur le travail du fil m’ont amenée dans un monde très différent. L’une :

« Parcours de fil – Exposition d’art textile contemporain »

 eut lieu à L’Abbaye de Maubuisson à Saint Ouen.

L’autre :

« Biennale Arelis 2000. L’art de la fibre, la fibre de l’art » : avait pour cadre la Cité Internationale des Arts à Paris.

Dans ces deux expositions de l’art du tissage contemporain, très riche d’enseignements pour moi, j’ai retrouvé des caractères communs :

– une grande originalité de thèmes ;

– une variété presque infinie des matières utilisées ;

– une virtuosité technique générale.

La laine, matériau de base classique, semble délaissée en faveur de matières nouvelles ou insolites, comme des lanières de papier journal ou des sacs en plastique, des tuyaux en plastique transparent ou multicolore, des fibres végétales brutes, des rubans d’étoffes, des fils synthétiques ou de fer, etc…

Beaucoup d’artistes ont préféré des gros fils aussi bien pour la chaîne que pour la trame3 , sans se gêner pour les changer au besoin. Les grands formats dominaient l’ensemble, sans toutefois exclure les petits. Des tentures avaient parfois des parties rigides qui sortaient du fond lisse pour s’y réintégrer plus haut ; ailleurs elles formaient « des cascades ». Certains de ces tissus se présentaient sous forme de sculptures. D’autres, réalisés par des fils hétéroclites et brillants évoquaient des bijoux aux formes insolites ou des cristaux fantastiques. La signification de ces œuvres était quelque fois difficile à déchiffrer, les noms et titres semblaient sans liens avec le donné visible.

A l’évidence, tous les artistes étaient virtuoses de leur art et surtout de la technique choisie. Ce dernier aspect semblait même constituer la raison d’être de certaines œuvres.

J’ai saisi l’occasion d’un exposition au Musée Galliéra sur « La mode féminine entre 1960 et 2000. Mutations » pour faire une excursion dans ce domaine spécifique de l’art du textile.

Ce musée excelle dans l’organisation d’expositions bien choisies et bien présentées, comme ce fut encore le cas cette fois-ci.

Les créations les plus significatives de tous les grands couturiers de France se trouvaient là, montrant l’évolution des mentalités, le foisonnement d’idées, les exigences du marché et la recherche de nouveaux matériaux.

Au fur et à mesure que l’on avançait de 1960 à 2000, les créateurs de mode s’éloignaient de plus en plus des formes naturelles du corps féminin, et même de l’idée de le vouloir vêtir, jusqu’à ne plus le considérer que comme un simple support ou un prétexte leur permettant des envolées dans le fantastique jusqu’aux frontières du bizarre. Ils utilisaient, transformaient ou même inventaient de nouveaux matériaux qui, eux, exigeaient la création des formes souvent extraordinaires. Si mes yeux pouvaient être charmés par la nouveauté de ces coupes, couleurs et volumes, par la grande variété de toucher qu’offraient le plastique, le résidu de charbon, le nylon surchauffé ou « bulbé », il me venait quelques doutes quant à la possibilité réelle d’utiliser ces vêtements.

Pour compléter ce panorama des textiles contemporains, j’ai encore visité les stands des artisans à la foire de Paris.

J’y ai vu des tentures faites de tissus matelassés avec application de motifs romantiques ou évoquant ceux des patchworks : elles n’étaient pas vilaines bien que, pour les placer au mur, il ait fallu leur faire un cadre un peu spécial.

Il y avaient là des stands de vêtements « modernes » destinés aux jeunes « branchés ». L’étoffe de base, tissée à la main, avait des formes soulignées par des motifs en cuir, en plastique, ou en tissu, appliqués à la machine.

J’ai également trouvé d’autres vêtements entièrement tissés à la main, doublés, très bien coupés et finis, arborant des couleurs chatoyantes et mélangées avec goût. J’ai vu un autre stand proposant des vestes et des manteaux très élégants faits d’un tissu tricoté à la machine et agrémenté de vraies fourrures. Les prix de tous ces vêtements étaient bien calculés, donc abordables pour toutes celles qui cherchaient à avoir une belle pièce d’une originalité de bon aloi, sans être toutefois « tape à l’œil ».

En sortant de cette exposition et me souvenant des visites précédentes, tous ces objets et les idées qu’ils suscitaient dans mon esprit tourbillonnaient dans ma tête.

1- Qu’est-ce qui caractérise l’art populaire et l’art (« urbain ») tout court ? Où se trouve la frontière entre les deux ?

2- Quelle est la différence entre l’artisanat et l’art ? Est-ce une question d’utilisation pratique et d’absence (apparente) d’utilité ?

3- Est-il vrai que l’artiste est le maître absolu de son œuvre ou doit-il se plier aux règles de son art ?

Pour moi, une œuvre d’art devrait manifester l’harmonie entre le Beau, le Bien et le Vrai.

4- L’artiste méconnu qui fabrique un objet en l’embellissant d’après sa culture, son goût et son adresse, met l’accent sur le côté utilitaire. Il s’efforce en même temps à le rendre beau pour son plaisir, et pour celui des utilisateurs. Il choisit des matériaux et outils adéquats et il travaille en respectant les formes, les techniques. L’œuvre ne sortira de ses mains, qu’une fois achevée. Il me semble qu’il produit ainsi un véritable objet d’art, même si son niveau est modeste.

L’artisan qui vit de ses productions, n’agit pas autrement, sauf que – dans une certaine mesure – il conforme ses vues personnelles au goût de ses futurs clients. Il recherche, lui aussi, un équilibre entre les trois exigences de l’Art (beau, bien, vrai) et tout son travail est basé sur le respect des règles qui font ressortir la nature intrinsèque de l’objet à créer.

5- Cet artisan, peut-il ou non être classé parmi les artistes ? Les artistes de tous les temps ont désiré marquer leurs œuvres du sceau de leur personnalité et à y imprimer leur vision du monde, leurs idées et sentiments, c’est-à-dire  leurs « messages ».

Le but est atteint et le bonheur de l’artiste est à son comble quand il s’aperçoit que cette œuvre (qu’il aimait dès sa conception et tout au long de son travail) est comprise et aimée par le public. Celui-ci, à son tour, aime l’artiste à travers sa création. Une sorte de miracle se produit alors, une communion joyeuse et profonde entre les esprits, rare mais d’autant plus précieuse. C’est un moment béni, qui laisse dans les âmes un souvenir heureux et durable.

Mais, pour passer le message au public, il faut que le langage (technique, matières, formes, dimension, couleurs) ne soit pas trop loin de la réalité commune, qu’il reste intelligible.

L’artiste doit donc se plier à cette exigence, – sauf s’il veut s’enfermer dans un « club d’initiés » où l’on tourne en rond et passe son temps à se gausser d’un public méprisé qui « ne comprend rien »…

6- Une question se pose alors : certains objets dont les titres ésotériques interdisent toute appréciation ; qui ne procurent aucune satisfaction esthétique ; qui – réalisés en niant les règles de l’art – sont malfaisantes ; ces « créations » inutiles et inutilisables qui masquent difficilement l’insuffisance de métier et d’idées de leurs fabriquants, méritent-elles encore d’être appelés « œuvres d’art »?

Il existe encore d’autres entraves entre l’artiste et le public :

a. – La virtuosité technique comme fin en soi ; (l’œuvre peut être admirée pour cela mais, vide de contenu, elle nous laisse de marbre) ;

b. – L’imagination débridée qui fait évader l’artiste dans une abstraction aride, hors de portée du commun des mortels et où il se ferme aux autres dans une solitude pénible, inhumaine.

c. – La recherche crispée du nouveau à tout prix, de l’insolite, l’obéissance servile au dernier diktat de la mode.

d. – L’exposition d’objets d’art à l’état de « brouillons ».

Le désir normal de l’artiste d’explorer de nouvelles voies, techniques et possibilités, est un moteur de progrès. Mais les essais, recherches et études, s’ils témoignent bien de l’évolution, du cheminement de son travail à l’atelier, n’intéressent que les spécialistes. Ces pièces ne devraient donc pas être exposées au public et elles ne peuvent pas être considérées au même titre que les œuvres d’art achevées.

Ces idées personnelles n’auront peut-être pas l’approbation de tous. Elles ont pour but de lancer un débat ouvert et amical pour tracer ensemble une voie pratiquable à l’avenir pour ce bel art du tissage qui doit demeurer art populaire autant qu’art véritable.


1 Kilim : technique de tissage permettant d’obtenir des taches de couleurs sur la surface, sans passer le fil sur toute la largeur du tissu.

2 Ensemble de fils parallèles, tendus et disposés dans le sens de la longueur du tissu à créer.

3 Ensemble de fils perpendiculaires aux fil de chaîne, passant – à l’aide d’une navette – dans le sens de la largeur et s’entrecroisant avec les fils de chaîne pour former le tissu.

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