Bonaparte et les chrétiens d’Egypte

Par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz

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Résumé : Entre chrétiens d’Orient et d’Occident, les rapports ont souvent été difficiles. Ils le furent plus encore s’agissant de l’expédition d’Egypte. Comme aujourd’hui les Libanais, les Coptes imaginaient la France comme un pays chrétien alors que son gouvernement, le Directoire, n’en portait certes même pas l’étiquette. Cette méprise n’échappa point à Bonaparte dont l’ambition déjà démesurée et l’hypocrisie firent de l’échec égyptien l’annonciateur de l’échec impérial.

Politique, Bonaparte se prétendit mahométan en Egypte. La vallée du Nil valait bien une chahada1… « N’est-ce pas nous qui avons détruit ce pape [romain] disant qu’il fallait faire la guerre aux musulmans ? N’est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu’ils fissent la guerre aux musulmans ? » lança-t-il dans sa proclamation au peuple égyptien, avant de se rendre en turban à la mosquée pour écouter dévotement, assis en tailleur au milieu des oulémas, la récitation de la vie du Prophète, et d’écrire à un théologien cairote, le cheikh El-Messiri : « J’espère que le moment ne tardera pas où je pourrai établir un régime uniforme fondé sur les principes de l’Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes ».

Un Frère musulman aujourd’hui ne s’exprimerait pas plus clairement qu’hier le futur empereur en proie à un zèle démagogique. Pour faire encore plus vrai, il crut bon de marquer le peu de cas qu’il faisait des coptes, allant jusqu’à déclarer à ses lieutenants : « N’hésitez pas à donner toujours aux musulmans la préférence sur les chrétiens », et à Kléber, dans ses instructions du 5 fructidor an VII (22 août 1799), avant de regagner la France : « Quoi que vous leur fassiez, les chrétiens seront toujours pour nous »…

Après des promesses contraires faites dans une lettre au grand commis copte Georges El-Gohari, qui avait plaidé la cause des siens, Bonaparte, selon un chroniqueur musulman digne de foi, Abderrahmane Djabarti2, remit en vigueur l’obligation faite aux chrétiens de porter un turban noir ou bleu et de ne pas fumer, boire ou manger en public durant le mois de ramadan, « pour ne pas indisposer les musulmans qui jeûneraient ». Mieux encore, il entreprit de retirer progressivement les fonctions techniques et financières traditionnellement confiées aux coptes par les gouvernants mahométans de l’Egypte. La célèbre Description de l’Egypte, somme publiée à leur retour en France par les savants de l’expédition, et que les Arabes, jusqu’à une date récente, avaient répugné à éditer dans leur langue en raison de la place qui y est faite au « temps des idoles » – entendre l’Egypte pré-islamique -enchantera pourtant les intégristes musulmans quand ils y liront que « la curiosité et l’avarice, seuls mobiles de toutes les actions [des coptes], les éloignent trop de l’amour des sciences et des arts, pour qu’ils sentent en eux le moindre désir de s’y distinguer ».

Le flirt de Bonaparte avec l’Islam relevant de la pure turquerie, ces calomnies contre les chrétiens d’Egypte n’eurent finalement aucune prise sur l’esprit des musulmans égyptiens, qui ne cessèrent jamais de regarder les Français comme d’incurables mécréants occupant leur pays. Les trois années de domination française auraient pu, cependant, avoir pour les chrétiens d’Egypte de graves conséquences en raison de l’épisode de la Légion copte, brumeux s’il en est, et que les Frères musulmans ont, ces dernières années, déterré et arrangé à leur sauce pour creuser le fossé entre Egyptiens des deux confessions.

Tranchant sur le caractère frileux de ses coreligionnaires, l’intendant des Finances Yacoub (Jacob) était, semble-t-il, lors de l’arrivée des Français en Egypte, en 1798, le seul copte ayant, par son goût du baroud, su arracher aux mamelouks régnants le droit de porter les armes, alors dénié aux non-musulmans.

Attaché à la personne de Desaix par les nouveaux maîtres français du pays, Yacoub leva et équipa à ses frais un corps d’auxiliaires composé de huit cents coptes.

Sans leur expliquer clairement de quoi il retournait, il fit recruter, au fond des villages chrétiens les plus misérables de la Haute-Egypte, sous de fallacieuses promesses d’argent, ou tout simplement razzier, selon un usage turc maintenu en Egypte jusqu’au Khédive (on attrapait parfois au filet les nouvelles recrues), quelques centaines de jeunes fellahs coptes, analphabètes, congénitalement déshabitués du métier des armes depuis plus de dix siècles, ahuris de se retrouver dans le tumulte du Caire, « Enrôlés du Sud, leur teint noirâtre, ajouté à leur saleté naturelle et à leurs bonnets affreux (en mouton noir), les rendait vraiment laids à voir », consigne méchamment l’historien Djabarti sur ses tablettes. On ne trouve en revanche nulle part mention d’une participation à des combats aux côtés des Français de cette Légion copte qui n’eut que quelques mois d’existence effective et dont les membres se débandèrent avant même la capitulation française.

L’anecdote, pourtant, est récurrente et, qui plus est, presque toujours présentée sous un angle nuisible aux coptes. Ceux-ci seraient très inspirés de s’aviser – le mahométan Djabarti, entre autres sources, le rapporte – que la dérisoire Légion copte n’avait été qu’une tardive imitation des contingents musulmans -maghrébin ou mamelouk- qui, eux, sous les ordres des français, combattirent à plusieurs reprises leurs frères en religion. Nul ne leur en a tenu rigueur, alors qu’ils n’ont même pas eu la circonstance atténuante d’être en communauté de foi avec les envahisseurs.


1 Profession de foi islamique.

2 Merveilles biographiques et historiques. Edition française, Imprimerie nationale, Le Caire, 1888.

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