Les réductions guaranies ( 2ème partie)

Par l’Abbé Bertrand Labouche

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Résumé : Après avoir exposé (cf. Le Cep n°33) comment, au XVIIème siècle, les jésuites évangélisèrent, souvent au risque de leur vie, les tribus des Guaranis, réparties entre les territoires devenus aujourd’hui le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine, l’auteur décrit maintenant la vie quotidienne dans les « réductions ». Tout y est organisé dans l’idée d’une cité chrétienne : le travail, la justice, la vie sociale et culturelle. Les productions des artisans et des artistes guaranis suffisent à montrer la grandeur d’une civilisation qui respecta la langue et les traditions indiennes. Mais tous ne virent pas d’un bon œil le développement économique et humain réalisé par les jésuites. Notamment les « bandeirantes » de São Paulo, et à Lisbonne, le Marquis de Pombal, franc-maçon notoire. La calomnie fut l’arme qui permit l’expulsion des Jésuites et la suppression des réductions. Mais, outre les ruines et les chefs-d’oeuvre artistiques, cette épopée nous lègue la démonstration exaltante que le bien, en politique, a parfois été possible. Il nous reste encore bien des enseignements à tirer de cet exemple.

IV – L’ organisation et la vie des réductions :

Les Réductions, composées de deux ou trois jésuites et d’environ 4000 indigènes, étaient construites selon le même plan (cf. illustrations n° 9 dans Le Cep n°33).

Les plans et la maquette de la Mission de São Miguel montrent le schéma général d’une Réduction (illustrations n° 10, 11) : une place centrale, de 130 m de large ; sur un côté, l’église, entourée d’une part du cimetière et de la maison des veuves et orphelins (« cotiguaçu »), d’autre part du collège, de la maison des missionnaires et des ateliers ; derrière l’église le jardin potager et le verger. Sur le côté en face se trouvaient les habitations des Guaranis. Le conseil de la Mission, une porterie, une hôtellerie, des chapelles, un cadran solaire, une prison, plus éloignée, se situaient sur les deux autres côtés de la place. Au centre de celle-ci était érigée une statue de la Très Sainte Vierge ou du saint patron de la Mission. Elle servait pour les grandes Fêtes religieuses et événements civils.

Les maisons étaient de pierre, rectilignes, séparées par de larges couloirs ; les toits étaient en tuiles, les murs avaient un mètre d’épaisseur ; ces demeures avaient une cheminée et aux principales s’ajoutaient des dépendances.

Plus loin, autour de la mission, des tranchées et un mur de défense la protégeaient contre les indigènes sauvages et les bandeirantes.

L’église était le seul luxe du village (illustration n°11). Les talents artistiques des guaranis, leurs aptitudes manuelles permirent l’édification de véritables chefs d’oeuvre en pierre taillée (illustration n° 16) ; l’autel majeur était doré, les calices ornés de pierres précieuses du Brésil, les cloches fondues en la réduction d’Apostoles avec le cuivre de la région. Les statues en bois peint étaient également réalisées par des sculpteurs indigènes, sous la direction des jésuites.

Les autels étaient abondamment ornés de fleurs, très nombreuses dans la région tout au long de l’année. Des cérémonies splendides, avec choeurs et orchestre embellissaient les fêtes solennelles. La Semaine Sainte était accompagnée de représentations de la Passion ; Noël, les fêtes de Notre Dame étaient particulièrement solennisées ainsi que la Fête-Dieu, avec une magnifique procession, la fête de Saint Ignace, céleste Patron des Réductions et la fête patronale de la Réduction. Après la Messe du matin, suivaient une procession puis des manoeuvres militaires sur la place, ainsi que des épreuves de cavalerie et un simulacre de combat. A midi, tous se réunissaient pour un grand repas. L’après-midi, une pièce de théâtre était interprétée, allusive à l’événement, suivie de danses chorégraphiques avec accompagnement orchestral ; pendant les entractes, des artistes récitaient des poésies ou jouaient de la musique avec des instruments à vent ou à cordes.

La perfection artistique était telle que les représentations pouvaient être données sans rougir devant des rois et des empereurs. Et quand la nuit étendait son manteau étoilé, un feu d’artifice multicolore concluait ces heures de joie et de lumière.

Le gouvernement civil était exclusivement indigène : il était constitué d’un Conseil ( Cabildo), composé du cacique, la plus haute autorité, de trois officiers royaux, de trois administrateurs, quelques échevins et les représentants des quartiers de la Mission. La charge du cacique était héréditaire, mais dans certains cas le gouvernement civil de Buenos Aires et du Paraguay le désignait, sur recommandation des Pères jésuites. Tous les autres membres du Conseil étaient élus par votes (le Conseil entrant élu par le Conseil sortant) à la fin de chaque année. Deux autres charges étaient importantes : celle de «Carapiraracuara » (portier) et de « Tuparerecuara » (sacristain). L’exécution de la justice concernait les jésuites : la peine était un auto-châtiment ou des coups de fouet, quelquefois la prison. Certaines sources parlent d’exil comme peine suprême.

Si les jésuites donnaient les instructions, l’organisation et l’accomplissement des tâches étaient assurés par les guaranis eux- mêmes ; ainsi régnaient harmonie et discipline, sous la présence de la silhouette amie du missionnaire. La cloche sonnait les activités : prières, catéchisme (illustration n° 8: couverture d’un catéchisme en guarani), école, travail… L’assistance à la Messe en semaine était volontaire. Le travail durait 6 heures par jour. A partir de 7 ans, l’enfant participait à la vie civile et religieuse de la Réduction. Il complétait son éducation chrétienne et son instruction musicale et chorégraphique, ou son apprentissage dans un atelier s’il possédait des dons artistiques. Dans le cas contraire, il travaillait aux champs. Les écoles disposaient de bons maîtres indigènes qui enseignaient aux plus démunis à lire, à écrire, à compter, ainsi que les bases de la doctrine chrétienne. Les femmes apprenaient aussi la cuisine et la couture. Les plus jeunes rendaient service, cueillaient les fruits, prenaient soin des fleurs du jardin, chassaient les insectes et animaux nuisibles, s’entraînaient au tir à l’arc.

Chaque famille disposait de parcelles de terre, l’une appelée « Tupambae » (propriété de Dieu), l’autre « abambae » (propriété du guarani), qu’elle devait travailler et cultiver pour les léguer plus tard aux enfants. Les cultures principales étaient celles du maïs, du manioc, de la pomme de terre, des légumes, des arbres fruitiers et de l’erva mate, très consommée dans la Réduction.              Comme dit plus haut, ces types de travaux étaient nouveaux pour les Guaranis, spécialement celui de constituer des réserves de provision.

Les activités de la journée :

4h00 : L’hebdomadier sonne la cloche du lever.

4h30 : Oraison mentale.

5h00 : Le portier ouvre les portes pour les sacristains, les cuisiniers, les tambourins qui réveillent les enfants. Les prêtres des secteurs d’activités sont informés.

5h30 : La cloche sonne la Messe.

6h00 : Messe.

7h00 : Les tâches du jour sont fixées en accord avec l’autorité civile ; le petit déjeuner est servi aux enfants. Répétition des prières.

8h00 : Visite des malades, célébration des enterrements ; puis on prend le mate, avant de se rendre au travail.

8h30 : Les enfants vont en classe ; leurs précepteurs dirigent les tâches.

9h00 : Confessions des adultes, contrôle des activités scolaires et des ateliers.

11h00 : Les cuisiniers portent les repas aux malades.

12h00 : Déjeuner.

13h00 : Repos.

14h00 : Reprise du travail.

16h00 : Catéchisme.

18h00 : Prière, collation, accompagnement des défunts.

19h00 : Récitation de l’Office ; chacun rentre chez soi.

20h00 : Dîner.

20h30 : « Extinction des feux ».

La « propriété de Dieu » était destinée à la communauté et pour les nécessités de base de la Mission : paiements de tributs, trocs, ventes, etc. L’indien devait y travailler deux jours par semaine, durant trois heures le matin et trois heures l’après-midi. La « propriété de l’indien » était destinée à sa propre consommation. Par ailleurs, les guaranis se consacraient aussi à l’extraction des pierres pour les travaux de construction.

Ils réalisaient des ponts de pierre, des moulins hydrauliques, des souterrains, des canaux d’irrigation, des fontaines d’eau pure …Ils firent aussi prospérer l’élevage du bétail, surtout dans l’actuelle région de Corrientes. En 1768, on comptait 656.333 têtes de bétail, sans parler des autres animaux qui complétaient leur économie.

Ils réalisaient des échanges entre eux et avec les Réductions voisines ; ils vendaient également dans les centres urbains espagnols de Santa Fé, Cόrdoba, Buenos Aires et exportaient dans d’autres pays. Le marché central des Réductions se situait à San Telmo (Buenos-Aires). Les Pères procurateurs, économes de la Compagnie de Jésus dans le cadre des Réductions, réalisaient les échanges commerciaux et défendaient les intérêts de l’Ordre face aux autorités civiles. Ils se rendaient aussi en Europe pour vendre les cuirs. Ils pouvaient emporter en un seul voyage trente mille cuirs de vache, ce qui constituait une véritable fortune. Les navires revenaient chargés de papier, livres, soie, toiles, peintures, outils, instruments de chirurgie, métaux et sel en abondance…

La capitale des trente Réductions était Candelaria et le siège principal pour toutes les Réductions se trouvait à Cόrdoba.

La vie artisanale et culturelle :

Les artisans et artistes guaranis : tanneurs, tisserands, sculpteurs, peintres, métallurgistes, imprimeurs, historiens rivalisaient de compétence, comme en témoignent de nombreuses pièces parvenues jusqu’à nous. Le plus surprenant fut, peut-être, la création de la première imprimerie en la Réduction de Loreto en 1700 par les Pères Serrano et Neuman ; celle de Buenos-Aires est postérieure.

Y furent réalisés un Martyrologe romain (le plus ancien ouvrage imprimé, conservé en Argentine, réalisé en 1705 par l’indien Juan Yapari), La différence entre le temporel et l’éternel, de Juan José Nieremberg et de nombreux autres livres comme des calendriers, des tables astronomiques, des partitions de chant … Les Missions possédaient en général une bonne bibliothèque (Loreto : plus de 300 livres, Corpus environ 400, San Ignacio plus de 180, Candelaria : 4724).

Dans les collèges, on apprenait à lire et écrire en trois langues : le guarani, l’espagnol et le latin. La musique était particulièrement étudiée. A San Ignacio, fonctionna un des premiers conservatoires de musique. Les orchestres guaranis se composaient de violons, trompettes, timbales, harpes, guitares, etc., et n’avaient pas de rival au Rio del Plata et au Paraguay. Leur réputation était telle que les gouverneurs les invitaient à Buenos-Aires pour la fête de Saint Ignace. Petit à petit, les indiens fabriquèrent eux-mêmes leurs instruments (le meilleur artisan fut un indien de São Miguel, Ignacio Paica), sous la direction de grands professionnels jésuites, dont le Père Sepp ; celui-ci construisit, à Candelaria, le premier orgue en bois d’Amérique. Il réalisa également, à Yapeyu, les premières harpes indiennes qui firent grande sensation. Le premier maître et chef d’orchestre fut le prêtre belge Juan Vaseo, ancien musicien de la Cour.

Le théâtre occupait de même une place importante. Les indigènes les plus doués interprétaient des vies de saints ou de personnages célèbres. Certaines oeuvres, apportées d’Europe, étaient traduites en guarani, d’autres étaient conçues dans la Réduction. La langue guaranie, très nuancée, exprimait parfaitement la pensée et les sentiments. Souvent, les groupes de théâtre étaient invités à Buenos Aires pour y interpréter des oeuvres classiques.

Au XVIIIème siècle, les aborigènes fournirent des intellectuels et artistes de valeur comme Nicolás Yapuguay, cacique et musicien de la Réduction de Santa Maria . Il écrivait en guarani avec grande clarté et élégance ; deux de ses livres furent portés à l’impression. L’indien Melchor écrivit l’histoire de son village Corpus Christi. L’indien Vásquez, de Loreto, était aussi un bon écrivain.

Le guarani Kabiyǔ fut un excellent peintre ; vers 1618, il réalisa des merveilles, dont une Vierge des Douleurs qui se trouve de nos jours à Buenos-Aires. A Santo Tomé, vivait le lapidaire et ciseleur Gabriel Quiri ; il travaillait l’or, l’argent, les pierres précieuses (l’améthyste, le topaze) et aussi le quartz comme les meilleurs spécialistes européens.

Les guaranis étaient également d’habiles tanneurs et tisserands. Ces derniers travaillaient le coton, la laine, la soie et transmettaient leur savoir de père en fils.   Ils étaient les seuls à recevoir un traitement, car leurs pièces se vendaient très bien à Buenos-Aires, à Santa Fé et jusqu’en Europe où le roi d’Espagne Charles IV reçut d’eux un présent qui fit sensation.

Avec les métaux extraits des mines des Jésuites (d’or, de cuivre, d’argent, de fer), les aborigènes réalisaient de véritables oeuvres d’art destinées principalement à l’ornementation des églises. Ils fabriquaient également des outils et des armes.

Le travail du bois suscita aussi des artistes talentueux, auteurs de nombreuses statues polychromes (illustrations n° 12-15) ; parmi eux, retenons l’indien José qui réalisa en 1780 une statue du « Seigneur de l’humilité et de la patience » ; achevée après l’expulsion des jésuites, conservée dans l’église de San Francisco de Buenos-Aires, elle est à la source de l’art national argentin.

De nombreux jésuites arrivés dans les Réductions, étaient déjà réputés en Europe pour leur habileté dans tel ou tel domaine technique ou artistique. Ils contribuèrent pour beaucoup à l’excellente formation des Guaranis ; à tel point que la culture générale des missions jésuites dépassait alors celle de certaines villes espagnoles !

Voici quelques noms de ces jésuites, parmi les plus fameux :

* Juan Primoli (qui réalisa l’église de São Miguel) et Andrés Blanqui, architectes.

* José Brassanelli, architecte, peintre et sculpteur.

* Luis Verger et José Grimau, peintres.

* Carlos Frank, charpentier et ingénieur en mécanique

* Cristián Mayer, horloger.

* Buenaventura Suárez, fondeur de cloches et astronome dont un lunario publié en Europe en 1744 le rendit célèbre jusqu’en Asie.


* António Sepp, considéré comme le père de la sidérurgie argentine.

*Et autres  géographes, botanistes, médecins, armuriers, zoologues, appelés par la Compagnie pour enseigner les Guaranis.

Tous ces maîtres se firent guaranis avec les Guaranis pour les civiliser.

En guise de transition, évoquons cette statue de São Miguel, de la Mission du même nom, représentant ]’Archange avec sous les pieds le démon… avec les traits et les vêtements des bandeirantes dont la cruauté et la cupidité constituèrent une des causes de la fin des Réductions.

V – Les Bandeirantes :

Les Jésuites avaient fondé environ 60 missions ; mais seulement 30 (avec plus de 100.000 aborigènes) connurent un réel développement : 8 au Paraguay, 7 au Brésil et 15 en Argentine (4 dans la province de Corrientes et 11 dans celle de Missiones ; voir les cartes dans Le Cep n°33). En effet, beaucoup eurent à souffrir des attaques incessantes des bandeirantes (illustration n° 17) dont le but était de chasser les Guaranis et de les vendre comme esclaves. En l’espace de 4 ans, ils détruisirent de 9 à 10 villages de mission et capturèrent plus de 60.000 aborigènes.

Pourquoi cette véritable chasse à l’homme et cet obstacle à l’apostolat de l’Église ? Qui étaient ces bandeirantes ?

La Compagnie de Jésus, installée au Guayrá, cherchait un chemin à travers le Brésil qui conduisît à l’Atlantique. Les bandeirantes, bien qu’installés plus au Nord, à São Paulo, le leur interdirent. Ils réagirent violemment à l’élan missionnaire et à la tentative espagnole en attaquant les Réductions et en capturant les indigènes civilisés. Au début, les Jésuites tentèrent de s’opposer à ces agressions, n’hésitant pas à partager le sort des indigènes quand ils ne parvenaient pas à les libérer; on vit ainsi les Pères Masseta, Mansilla et Ruiz accompagner les Guaranis enchaînés pour demander justice aux autorités de São Paulo.

Puis ils écrivirent au Conseil des Indes des rapports concernant ces attaques et les intrusions de métis bandeirantes      – fils de Portuguais et d’Indiens – jusqu’à des régions appartenant à l’Espagne.

La Couronne portugaise, sensible à ces plaintes, ordonna que les esclavagistes fussent châtiés et les aborigènes libérés. En vain. Les Paulistas (habitants de São Paulo) utilisèrent comme prétexte un document du roi du Portugal, Dom Sebastião, daté de 1570, les autorisant à prendre comme esclaves les captifs de guerre indigènes ; ils légitimaient de cette manière tout abus, invoquant le fait que les esclaves avaient été capturés en territoire portugais. Cependant le Guayrá était espagnol ; mais pourquoi se priver d’y prendre des aborigènes fort utiles pour travailler aux champs et dans les mines ? D’ailleurs, les indigènes civilisés par les jésuites étaient plus capables et moins agressifs que les indigènes sauvages !

La situation préoccupait aussi le Conseil des Indes et le roi d’Espagne, car une grande partie de leurs territoires américains risquait de passer aux mains d’obscurs chasseurs d’esclaves.

Les fameux bandeirantes Antonio Raposo Tavares et Manuel Piris attaquèrent le Guayrá avec 2.000 indiens tupis (tribus de l’est du Brésil dominées par les Paulistas). L’assaut fut extrêmement violent, un prêtre jésuite fut tué, les autres maltraités et, malgré leur bravoure, 30.000 indiens guaranis furent faits prisonniers et conduits enchaînés à São Paulo. Les Pères Masseta et Mansilla les accompagnèrent jusqu’à São Paulo, puis se rendirent à Rio de Janeiro pour demander justice. Mais les riches bandeirantes lusitano-brésiliens ne voulurent rien entendre, affirmant que les Réductions guaranies étaient « un empire, cultivé mais tyrannique et injuste, une république infâme, un organisme pervers ». Au Portugal, se répétaient les mêmes mensonges : « Les Jésuites accusaient le Portugal de voler des indiens catéchisés dans les Réductions pour les faire travailler comme des animaux, mais, en réalité, les Missions étaient elles-mêmes un empire d’indiens en esclavage », ou « Les religieux incitaient les indiens à une résistance armée, en leur donnant de bonnes armes et en leur enseignant la stratégie et les tactiques modernes. »

Les bandeirantes détestaient les Réductions construites au Guayrá et sur les terres méridionales du Brésil, car elles les empêchaient d’étendre la frontière ouest jusqu’au fleuve Paraguay, prétendue limite géographique de leur pays. Certes, l’immense Brésil doit son amplitude géographique et une bonne partie de sa configuration actuelle aux entreprises des bandeirantes, mais il est certain également qu’elles furent la cause la plus directe de la ruine des Missions du Guayrá et du Tapé.

Vaincus, les Jésuites, en accord avec les caciques guaranis, décidèrent d’abandonner pour toujours les treize Missions du Guayrá, fondées avec tant de sacrifices et d’abnégation. Ce fut le grand exode de 1631.

Le grand exode :

Cette migration lente et douloureuse de 12.000 indigènes guaranis eut pour chef le jésuite Antonio Ruiz de Montoya, secondé par les Pères Suárez, Martίnez, Espinosa, Contreras, Masseta, Cataldino et d’autres encore. La perte dans les cataractes d’Iguazŭ de plusieurs pirogues avec leur chargement de provisions, des pluies torrentielles, des insectes d’une incroyable voracité, les obstacles naturels, la peste, firent du P. de Montoya un véritable héros qui, comme un père, conduisit les Guaranis sains et saufs dans les Réductions argentines.

Les noms des anciennes Réductions furent conservés (la carte nous donne l’emplacement définitif des Missions jésuites); il est à noter que les sept Réductions brésiliennes fixèrent leur emplacement après la victoire de Mborore, qui empêcha pour longtemps de futures attaques des bandeirantes paulistas.

La bataille de Mborore :

En 1639, les bandeirantes attaquèrent la ville de Xerez, en terre paraguayenne, et menacèrent Asunción, sous prétexte de parvenir jusqu’au fleuve Paraguay, limite géographique – disaient-ils – du Brésil.

Le gouverneur du Paraguay, Don Pedro Lugo de Navarra, appela à son aide 4.000 indigènes des Missions guaranies.              L’administration coloniale espagnole avait donné l’autorisation aux Guaranis d’utiliser les armes à feu, autorisation qui sera confirmée en 1643 par la Couronne. Un matin de mars 1641, arrivèrent sur le fleuve Mborore 450 paulistas sur 300 pirogues, accompagnés de 2.700 indiens tupis. Le général guarani Ignacio Abiarǔ, aidé des frères laïcs Domingo Torres et Antonio Bernal, réunit ses 4.200 soldats, munis de flèches, de lances, de canons et de 250 arquebuses. La lutte, d’une violence extrême, dura trois jours. Les Paulistas furent vaincus, et plusieurs indiens tupis passèrent dans les rangs des guaranis civilisés.

Le général Abiarǔ devint une figure célèbre de héros guarani. D’autres victoires suivirent en 1647, 1651 et 1655. Après celle-ci et pour longtemps, les troupes paulistas n’avancèrent plus vers l’ouest, où les sept Réductions brésiliennes de São Francisco Borja (1682), São Nicolau (1687), São Miguel (1687), São Luis Gonzaga (1687), São Lourenço (1691), São João Batista (1697) et Santo Ângelo Custόdio (1706) connurent un plein épanouissement jusqu’au Traité de Madrid (1750).

VI – La fin des réductions :

Le traité de Madrid, en 1750 :

Une nouvelle surprenante parvint un jour aux Missions : Un «Tratado de permuta», un Traité d’échange, avait été signé à Madrid par l’Espagne et le Portugal en faveur des intérêts portugais. La colonie de Sacramento (l’Uruguay) et les îles Philippines devenaient espagnoles et les sept Réductions du Rio Grande du Sud (appelés « os Sete Povos das Missôes », les sept villages des Missions) devenaient portugaises. Il avait été décidé que les Indiens quitteraient ces Réductions, le gouvernement portugais donnant 4.000 pesos à chaque village. Ce traité peut s’expliquer par les liens de parenté entre Fernand VI d’Espagne (marié avec Bárbara de Bragança) et le monarque portugais, père de Bárbara, mais aussi par l’influence puissante de la franc-maçonnerie portugaise : le tristement célèbre Marquis de Pombal, ministre portugais, ennemi juré des Jésuites, en faisait activement partie…

La guerre guaranie :

Les guaranis, au nombre de 30 000, des sept Réductions, refusèrent de quitter leurs terres, leurs maisons, leurs églises. Les Pères jésuites ne parvinrent pas à les convaincre de s’en aller. Ils considéraient injuste l’ordre du roi, qu’ils avaient toujours servi fidèlement. Allaient-ils maintenant livrer aux bandeirantes, leurs terribles ennemis, les fruits de tant d’années de travail ?.. Il n’en était pas question ; ils préféraient désobéir, les armes à la main, à l’ordre injuste du roi.

Leur chef était le général de cavalerie Tiarayu, très populaire, plus connu sous le nom de Sepé. Il était considéré, pour son courage et son habileté au combat, comme le plus terrible guerrier de l’époque. Non loin, les troupes espagnoles et portugaises étaient prêtes au combat, si les ordres royaux n’étaient pas respectés.

La guerre dura de 1753 à 1756. Le premier assaut aboutit à une victoire rapide des Espagnols et des Portugais, puissamment armés. Lors d’un second combat, Sepé fut fait prisonnier, mais parvint à s’enfuir. En 1756, il revint à la tête d’une armée guaranie plus forte que jamais. Mais l’armée lusitano-portugaise fut encore victorieuse et Sepé, l’âme de ses soldats, fut tué au cours du combat. La piété populaire raconte que les Indiens virent alors un cavalier, monté sur un cheval de feu, entrant au Ciel…

Le nombre de Guaranis tués au combat fut très important; parmi les corps sans vie étendus sur le champ de bataille, on compta ceux de plusieurs Jésuites qui avaient tenté de protéger leurs fils révoltés. Le général Nicolas Languirǔ succéda à Sepé. Mais il tomba au cours de la sanglante bataille de Caybaté. Après sa mort, les Guaranis, vaincus, durent quitter leurs terres. Ainsi prit fin la guerre guaranie.

Il est clair que cette guerre servit les intentions du marquis de Pombal. Il voulait en finir avec ce pouvoir militaire indigène qui faisait obstacle, sous la protection et le contrôle de « l’ennemi jésuite », à l’expansion territoriale portugaise au Brésil.

De plus, les adversaires des Jésuites à Madrid étaient nombreux et puissants, désireux de prendre possession de la richesse qu’offraient les Réductions guaranies dont l’organisation faisait l’admiration de l’Europe.

L’expulsion des jésuites et la fin des Réductions :

Une campagne de dénigrement fut lancée contre les Jésuites en Europe et en Amérique. On accusait les missionnaires d’avoir suscité la guerre guaranie et de conspirer contre la monarchie pour instaurer une république indépendante. Les ministres libéraux Aranda, Floridablanca et Campomanes accusaient en particulier les Jésuites de mettre un frein au développement des populations d’Amérique en interdisant aux indigènes de travailler en faveur des commanderies (dont on connaît les méthodes … ) ; ils leur reprochaient également de ne pas exiger des indigènes l’usage de la langue espagnole et de les faire travailler de façon excessive pour pouvoir envoyer des millions de pesos au Supérieur Général de la Compagnie, etc, etc…

L’acharnement des détracteurs fut tel que l’empereur espagnol Carlos III finit par les écouter et signa le décret d’expulsion des Jésuites, approuvée par le Pape Clément XIV le 27 février 1767. Celui-ci se repentira amèrement par la suite de cette décision. Carlos III, sans le vouloir, légalisa les conquêtes portugaises et fixa leurs limites aux frontières actuelles du Brésil.

Certes, il avait signé en 1761 le Traité du Pardo qui annulait celui de Madrid et qui ordonnait aux Guaranis de revenir sur leurs terres, désormais espagnoles. Mais leurs chères Missions étaient maintenant en ruines et, surtout, ils durent choisir entre deux options : ou bien accepter un nouveau système qui supprimait l’organisation communautaire des Jésuites, et imposait une langue et un style de vie européens, ou bien abandonner le village.

Les Guaranis choisirent évidemment la seconde option. La décadence s’installa alors rapidement, avec son triste cortège de misère, de faim, de maladies et de vices…

Les ruines des Missions guaranies font désormais partie du Patrimoine Mondial de l’humanité. Si l’œil du touriste les admire, son cœur reste en général indifférent car il ne saisit pas la raison d’être de ces Missions. Lui aussi est devenu un sauvage avec ordinateur, loin de Dieu et du Doux Règne du Christ-Roi.

Les missionnaires jésuites avaient, eux, compris qu’il faut «Tout restaurer dans le Christ » (Eph. 1, 10). « Omnia instaurare in Christo » : les âmes, les familles, la société politique, l’économie, les arts. Les Réductions guaranies furent la mise en pratique de ce mot d’ordre de saint Paul, celui aussi de saint Pie X, celui de l’Église. Sachons nous aussi combattre pour cet idéal.

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