Lyssenko et la Tragédie du darwinisme étatique. L’impact de Darwin sur le communisme soviétique

Par Jerry Bergman

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Lyssenko et la Tragédie du darwinisme étatique. L’impact de Darwin sur le communisme soviétique[1]

Résumé : Trofim D. Lyssenko avait amélioré le rendement des céréales semées au printemps par la “vernalisation” : l’exposition au froid des semences germées. Les biologistes marxistes (y compris en Occident, notamment l’Américain Haldane), à commencer par Isaac Prezent, auteur d’un musée Darwin et premier titulaire d’une chaire d’Évolution à l’université de Leningrad, y virent la preuve que l’environnement pouvait modifier l’hérédité, comme le soutenait Lamarck, et les politiques marxistes y trouvèrent la confirmation que l’homme nouveau, né dans une société transformée par la Révolution, serait supérieur aux hommes de l’ancienne société. L’appui du Parti communiste fit de Lyssenko le chef de la biologie soviétique et ceux qui soutenaient les thèses mendéliennes de la préexistence des variantes héréditaires se virent exclus de l’Université, emprisonnés, déportés et même exécutés (cas de Vavilov). Le lyssenkoïsme s’étendit même aux pays d’Europe de l’Est, notamment en Pologne. Il en résulta un blocage de la génétique dans ces pays. L’histoire de Lyssenko et du lyssenkoïsme mérite qu’on s’y attarde, car elle trouve son analogue aujourd’hui dans l’appui donné par les Institutions à l’évolutionnisme.

Introduction

Karl Marx était emballé par le darwinisme : le montre le fait que ses lectures de science naturelle tournaient surtout autour de questions « traitant du changement ou du développement, telles que l’évolution biologique[2] ». Son intérêt était partagé par beaucoup de ses compatriotes parce qu’ils voyaient « un parallèle entre la théorie de Darwin et l’économie politique » et parce que l’œuvre de Darwin était le fondement de la vue de l’histoire humaine servant de base à la théorie communiste[3]. Marx et Engels adhéraient avec enthousiasme au darwinisme parce qu’il portait « un coup mortel » non seulement à la théologie, mais aussi à toute téléologie similaire de la science naturelle[4]     

Beaucoup de socialistes, cependant, acceptaient l’évolution mais rejetaient la sélection naturelle, spécialement appliquée à l’homme[5]. Le premier intellectuel russe connu pour tenter de fusionner marxisme et darwinisme fut Peter Tkachev[6]. Peu après, Tkachev et d’autres intellectuels russes essayèrent aussi de réaliser une synthèse homogène des deux idéologies majeures, marxisme et darwinisme, qui furent des théories fondatrices dans l’Union Soviétique[7]. En outre, tant Lénine que Staline étaient tellement influencés par le darwinisme qu’ils furent, eux aussi, obligés de l’associer au marxisme. Le gouvernement soviétique adopta le darwinisme très tôt dans son histoire, au point que

« la théorie de l’évolution biologique avec son importance pour l’origine historique de l’homme et sa réputation d’opposition aux mythes religieux, devint une partie centrale de la vision du monde soviétique officielle. En 1931, la première chaire [kaphèdra] de « dialectique de la nature et théorie de l’évolution » fut créée à l’université de Leningrad avec à sa tête Isaak I. Prezent[8]. »

Prezent devint aussi un membre actif et influent du parti communiste. Il travailla avec zèle pendant la plus grande partie de sa vie à mettre en œuvre le programme politique du parti communiste, lequel insistait sur la création d’une nouvelle science soutenant l’idéologie de la « lutte des classes » et soulignant l’influence de l’environnement sur le développement de la vie. Pour cette raison, la théorie de  » l’hérédité des caractères acquis » devint un principe marxiste crucial. Prezent était un darwiniste convaincu et il organisa même un musée à l’université de  Leningrad pour honorer son héros Charles Darwin[9]. L’idéologie de Prezent était darwinienne jusqu’à la moelle, y compris l’admission par Darwin de la pangenèse et la biologie de Lamarck.

Tout spécialement, « Darwin soutenait que les changements d’environnement, agissant soit sur les organes de reproduction soit sur le corps, étaient nécessaires pour produire la variation », et « insistait de plus en plus sur les variations d’origine somatique, aux dépens des variations d’origine germinale », dans le développement de sa théorie de l’évolution[10]. Le mendélisme affirmant que les traits génétiques étaient  « hérités plutôt qu’acquis, était contraire au programme politique du parti. »[11]  

Prezent s’opposait aux savants prétendant que de nombreuses capacités mentales étaient héritées, et il insistait pour que la science soviétique soit toujours fonctionnelle et soutienne le prolétariat, voulant dire par là que l’environnement était d’une importance cruciale, comme l’affirmait la biologie lamarckienne. Le lamarckisme croyait que les gens pouvaient devenir plus parfaits s’ils en faisaient l’effort, une idée cadrant avec le principal article de foi de l’idéal du paradis soviétique, la perfectibilité innée des humains[12].

Le darwinisme fut accueilli avec enthousiasme en Russie, à un degré encore plus grand qu’en Europe de l’Ouest[13]. Une des raisons pour laquelle cette théorie fut si rapidement accueilli par la culture russe était que, contrairement à l’Europe occidentale où

la théorie de Darwin se heurta à des traditions religieuses fermement établies chez beaucoup dans l’élite cultivée, [enRussie, l’apparition du darwinisme] coïncida avec l’ascension d’une intelligentsia laïque qui vénérait les sciences naturelles. Les jeunes penseurs radicaux des années 1860 voyaient dans les sciences naturelles la solution ultime à tous les problèmes. Ils reçurent avec enthousiasme la théorie de Darwin, comme le corollaire en biologie des lois de Newton en physique. La biologie était le dernier refuge en sciences naturelles des interprétations téléologiques et religieuses, et les jeunes radicaux virent dans la théorie de Darwin une splendide interprétation matérialiste qui expliquait l’évolution de toute la vie organique.[14] 

Le darwinisme influença profondément non seulement la science mais tous les domaines de pensée en Russie, spécialement après la Révolution.[15]     

Trofim D. Lyssenko

Trofim D. Lyssenko (1898–1976) était un orthodoxe ukrainien, agronome darwinien, qui atteignit une position élevée tant dans l’establishment scientifique que dans le gouvernement soviétique. Il exerça « pendant presque trente ans un monopole virtuel sur les sciences agricoles et biologiques soviétiques[16]. » En outre, il est reconnu comme

sans aucun doute un des savants les plus célèbres du XXe siècle. Déjà de son vivant, son nom – comme ceux de Charles Darwin, Karl Marx et Gregor Mendel – fut transformé en étiquette fourre-tout. Le « lyssenkoïsme » vint à signifier…l’élimination politique des opposants scientifiques de Lyssenko et l’adhésion directe à sa doctrine par les autorités politiques.[17]

Le fait que « la théorie de l’évolution de Darwin fut acceptée avec enthousiasme dans les années 1860 par presque toute l’intelligentsia russe » prépara le terrain à l’acceptation du pur darwinisme de Lyssenko, non contaminé par les découvertes de Gregor Mendel (1822-1884)[18]. Lyssenko conclut que le mendélisme, ou « la génétique occidentale », était « non scientifique » parce que « métaphysique », en partie parce que Gregor Mendel était un moine catholique autrichien[19]. Le lyssenkoïsme fut « la seule théorie scientifique et matérialiste de l’hérédité bâtie sur le matérialisme dialectique[20] ».

Lyssenko était aussi « très proche » du principal darwiniste soviétique A. I. Oparin : la datcha de Lyssenko, dans la périphérie de Moscou, jouxtait celle d’Oparin. Lyssenko prit de l’importance dans les années 30 et il eut une influence majeure sur l’agriculture soviétique dans les années 30 et 40 et pendant les décennies suivantes[21]. Lyssenko eut même le soutien de certains biologistes occidentaux éminents, comme « le généticien le plus admiré d’Angleterre, J. B. Haldane36 ». La disgrâce de Lyssenko ne se produisit pas avant l’éviction de Khrouchtchev en 1964[22].

Les historiens l’ont montré, le résultat du lyssenkoïsme fut un désastre pour la production alimentaire  et la population soviétiques[23]. Le désastre résulta de l’acceptation par Lyssenko du darwinisme tel que Darwin l’enseignait vers la fin de sa vie, comprenant la sélection naturelle, le lamarckisme, le rejet de la génétique mendélienne et celui de la théorie des mutations due à T. H. Morgan (appelée maintenant « synthèse moderne » ou néo-darwinisme). Darwin adopta d’abord le lamarckisme comme une explication possible des variations, dès la première édition de L’Origine ; puis il l’accepta de plus en plus, comme le prouvent les éditions ultérieures de L’Origine. L’acceptation résultait de cet aveu de Darwin : « La conception de Thomson sur l’âge récent du monde a été depuis quelque temps un de mes soucis les plus irritants » ; si bien que le biologiste anglais avait besoin de trouver un mécanisme permettant d’engendrer une évolution rapide[24]. Comme le dit Brown :

Les 100 millions d’années accordées par Thomson ne formaient pas une durée assez longue pour les taux de changement excessivement lents que Darwin envisageait dans la nature. La 5e édition de L’Origine témoigne de ce malaise. Paniqué, il essaya plusieurs moyens d’accélérer l’évolution. Il était conscient de devenir plus environnementaliste, plus lamarckien… car l’âge de la terre était le point le plus insoluble soulevé, de son vivant, contre sa théorie.[25] 

Le lyssenkoïsme devint « la doctrine idéologique officielle de l’Union Soviétique », approuvée par Staline. Il devint aussi un « texte canonique » rejetant le « néo-darwinisme » autant que le mendélisme. Il rejetait également les résultats de la recherche sur les mutations faite par T. H. Morgan (morganisme) et August Weismann sur des souris, qui réfutaient le lamarckisme. Cette « doctrine idéologique officielle » soulignait que le darwinisme, tel qu’enseigné par Darwin lui-même, contredisait la philosophie occidentale. Les partisans de Lyssenko disaient que, pour cette raison, les biologistes néo-darwiniens faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour renverser le vieux darwinisme.

Dans la période post-darwinienne « l’écrasante majorité des biologistes », loin de développer l’enseignement de Darwin, firent tout ce qu’ils pouvaient pour dévaloriser le darwinisme, pour étouffer son fondement scientifique. La manifestation la plus flagrante d’une telle dévalorisation du darwinisme se trouvait dans les enseignements de Weismann, Mendel et Morgan, les fondateurs de la génétique… »réactionnaire » moderne[26].

Une autre raison pour le gouvernement soviétique de soutenir Lyssenko était qu’il faisait siennes les idées de macromutation du botaniste hollandais De Vries, lequel enseignait que « des changements transmissibles pouvaient se produire par sauts, grands et instantanés[27]. » Les soviétiques pensaient que cette vue reflétait le but de la Révolution russe, laquelle, croyaient-ils, les avait propulsés en une seule année du Moyen Âge vers le monde moderne.

Prezent, devenu le principal théoricien de Lyssenko en 1934, a écrit que « le darwinisme, développé de façon créative » ou ce qui était souvent appelé la « nouvelle biologie », devait jouer un rôle critique à la fois  dans « la lutte contre la métaphysique pour les questions de la vie et dans la reconstruction de la science biologique[28] ».

Parce que le lyssenkoïsme est sous de nombreux rapports un mouvement anti-créationniste, ou du moins anti-théiste – comme le marxisme –, les deux idéologies vont bien ensemble.

Une prétention majeure de Lyssenko n’était-elle pas qu’ « une espèce de plante peut se transformer en une autre » par une simple modification de l’environnement ![29]

Une fois que Lyssenko eût obtenu le pouvoir, ses partisans, comprenant de nombreux scientifiques éminents, et le gouvernement soviétique supprimèrent sans pitié ceux qui le critiquaient. Beaucoup perdirent leur emploi, certains furent emprisonnés et quelques uns, comme les généticiens Israïl Agol et Solomon Levit, le microbiologiste Georguy Nadson et le principal généticien mendélien de Russie Nikolaï A. Vavilov, moururent en prison ou furent même exécutés, souvent sous de fausses accusations[30]. Vavilov fut condamné à mort pour, entre autres motifs, appartenir à une organisation politique de droite[31]. Il était notamment « coupable » d’interpréter ses données « d’une manière peu sympathique avec les vues strictement darwiniennes ou lamarckiennes[32]». Il n’existait à l’époque qu’une faible tolérance pour qui déviait de la stricte interprétation darwinienne. En réalité, les vues de Vavilov n’étaient pas vraiment anti-darwiniennes, mais seulement non darwiniennes, en ce qu’il acceptait l’évolution mais pas au moyen du mécanisme proposé par Darwin.

L’affaire Lyssenko fut si importante qu’elle « a retenu l’attention des biologistes, des historiens, des sociologues, des philosophes et des soviétologues » pendant des décennies après la chute du mouvement[33]. L’effet fut tellement immense que le terme de « lyssenkoïsme » en vint à servir pour désigner l’oppression scientifique de la science minoritaire par la science dominante soutenue par le pouvoir politique.

Certes, le darwinisme fut essentiel dans la conception soviétique du monde depuis son tout début (Marx, Lénine, Staline et de nombreux dirigeants soviétiques, étaient tous darwinistes convaincus), mais le darwinisme lamarckien n’avait jamais été  dominant en Union soviétique avant que Lyssenko n’eût obtenu le soutien formel du gouvernement en faveur du darwinisme orthodoxe.

Bien que la répétition de ses expériences dans des conditions plus rigoureuses jetât de sérieux doutes sur ses résultats, Lyssenko crut si fortement dans son idéologie qu’il refusa obstinément, et ses adeptes avec lui, d’admettre qu’il pouvait avoir tort[34]. Quelques études furent même falsifiées ou basées sur une méthodologie fautive[35]. Julian Huxley conclut que Lyssenko croyait sincèrement avoir scientifiquement prouvé la théorie de l’hérédité des caractères acquis et qu’une grande partie de la communauté scientifique soviétique fut, sans réfléchir, d’accord avec le programme.[36] 

Le soutien de Darwin au lamarckisme.

De nombreuses théories de l’évolution existaient au tournant du XIXe siècle en Russie aussi bien qu’en Europe et dans les Amériques. Darwin défendit ouvertement le lamarckisme jusqu’à sa mort. Lamarck soutenait, comme Darwin le fit, la théorie de l’hérédité des caractères acquis. Cette théorie enseignait essentiellement que les caractères acquis au cours de la vie d’un organisme, comme la force, pouvaient être transmis à sa progéniture. L’exemple classique en est la girafe qui doit étirer son cou pour atteindre les feuilles hautes des arbres, cet étirement modifiant les gamètes de l’animal par suite de l’action de particules que Darwin appelait des gemmules.

Les gemmules modifiées étaient émises par diverses structures du corps et voyageaient vers les œufs ou le sperme, permettant aux changements survenus dans le corps de l’animal d’être transmis à sa progéniture[37]. Ainsi, ces ancêtres girafes, qui étirèrent leur cou pour atteindre les feuilles, eurent une progéniture ayant des cous plus longs. Ce processus au final fit que les girafes acquirent ce cou interminable et ces immenses pattes que nous leur voyons aujourd’hui.

Bien que Lyssenko ait publié quelques conférences concernant les effets de la température sur le développement des plantes, il n’avait qu’une faible formation en biologie.

N’étant pas marxiste, il ne fut jamais membre du parti communiste ; mais il connut assez vite la théorie de l’évolution grâce à la société des biologistes marxistes, et accueillit avec enthousiasme le darwinisme en même temps que les idées de Lamarck (épousées de son côté par Darwin)[38]. Il attira sur lui l’attention des agronomes, parce que c’était un éloquent et talentueux porte-parole du darwinisme classique. Sans aucun doute, nombre des biologistes marxistes ayant accepté les idées de Lamarck furent une source majeure de soutien pour le biologiste soviétique.

Une grande famine sévissait alors en Union soviétique et le gouvernement de Staline fut obligé d’affronter ce problème. Une réponse fut d’encourager les savants soviétiques à trouver une solution. Lyssenko, probablement plus opportuniste qu’idéologue, sauta sur l’occasion pour ‘appliquer ses idées lamarckiennes à l’agriculture. Après avoir obtenu le plein soutien du gouvernement, la persécution des dissidents commença bientôt.

Parmi ses nombreux partisans figurait le ministre de l’agriculture, Iakov Iakovlev, qui soutenait l’incompatibilité de la génétique mendélienne avec le vrai darwinisme. Il diabolisa les mendéliens, les traitant de « puissances des ténèbres », et loua Lyssenko de marcher « sous la bannière de la reconstruction de la science biologique sur la base du darwinisme élevé au niveau du marxisme[39] ». La force du soutien apporté à Lyssenko est illustrée par un discours qu’il fit en 1948 à l’Académie Lénine de Science Agricole. Il y déclarait que le Comité central approuvait son programme et la réponse fut qualifiée « d’applaudissements déchaînés[40] ».

Lorsque les biologistes mendéliens le critiquaient, Lyssenko se défendait avec des arguments pas toujours rationnels ni même appuyés sur des données scientifiques. Il esquivait souvent leurs arguments ou essayait de prétendre que la génétique mendélienne était fausse car « incompatible avec le véritable darwinisme[41] ».

De plus, en Union soviétique la « loyauté envers le darwinisme était devenue la pierre de touche de la vérité scientifique en génétique. »[42] Comme l’a noté Wells,

La science en Union soviétique était soutenue par le gouvernement sur une échelle sans précédent dans l’Histoire. Poussée par le désir de surpasser l’Ouest, l’Union soviétique consacrait à la science une part de son budget plus grande que celle de n’importe quelle autre nation industrialisée. Malheureusement, le soutien sans précédent du gouvernement signifiait aussi une imbrication sans précédent du gouvernement.[43] 

Là gît le problème : aucun généticien « n’osa ouvertement rejeter le darwinisme » en Union soviétique. La sanction pouvait être, et elle le fut quelquefois, la mort ou un long emprisonnement en Sibérie. Pour le moins, les biologistes qui refusaient d’obéir à l’exigence d’enseigner le lyssenkoïsme comme un fait, étaient relevés de leur enseignement. Les manuels étaient « pleins de lyssenkoïsme » que les professeurs étaient tenus d’enseigner, et la génétique mendélienne était déconsidérée. Beaucoup de généticiens célèbres, quelques uns en dehors même des pays communistes, avaient des sympathies pour le marxisme, dont J. B. S. Haldane et Herman J. Muller. Malheureusement, les sympathies marxistes de certains biologistes ont pu avoir impliqué le soutien aux aspects du lyssenkoïsme qu’ils n’approuvaient pas[44].

Comme les preuves scientifiques contre le lamarckisme s’accumulaient, nombre de savants réalisèrent finalement que la théorie était fausse et devait être rejetée. Lorsque les travaux de Mendel sur les petits pois furent redécouverts, de plus en plus de savants associèrent la génétique mendélienne au darwinisme. Les travaux du moine autrichien, publiés pour la première fois en 1866, furent presque totalement ignorés jusqu’après 1900, et même aussi tard que dans les années 1930, certains biologistes de l’Ouest demeuraient sceptiques envers les idées mendéliennes.

Leur scepticisme s’explique, car les gènes sont restés des abstractions invisibles jusqu’au milieu des années 1900, et on trouvait des exceptions bien connues aux lois de Mendel.

Le lyssenkoïsme eut des effets néfastes non seulement en URSS mais aussi dans d’autres nations, surtout dans les pays du bloc communiste comme la Pologne et la Tchécoslovaquie.[45] L’introduction du lyssenkoïsme dans ces nations eut des effets désastreux. L’utilisation de techniques contrariant le bon rendement des récoltes affecta négativement non seulement l’économie polonaise et sa production agricole, mais aussi « l’économie nationale » de plusieurs pays du bloc de l’Est[46].

Contributions de Lyssenko à la science.

Lyssenko n’a pu parvenir à la célébrité sans quelque justification scientifique valide de son œuvre. Liu affirme qu’il a fait de la bonne recherche scientifique et apporta quelques contributions à plusieurs domaines de la biologie. Lyssenko devait avoir quelque crédibilité pour convertir à ses positions tant de savants éminents. Parmi les exemples que donne Liu figure la recherche sur ce qu’on appelle l’exposition au froid des plantes qui induit ou accélère la floraison, processus appelé vernalisation. Habituellement, le « traitement froid » consistait à mettre au froid des semences humides pendant quelques semaines. Roll-Hansen note que « l’usage encore actuel du terme “vernalisation” donne une indication de l’impact scientifique international qu’eurent les travaux de Lyssenko. »[47]

Ce fut cette technique qui porta le simple fermier Lyssenko à l’attention des autorités soviétiques. Lyssenko avait rassemblé beaucoup de données sur les effets des variables temps et température sur le processus de vernalisation[48].

Rice dit que si « Lyssenko s’était arrêté là, on pourrait aujourd’hui révérer en lui l’homme qui aida à sauver l’agriculture soviétique, mais il alla plus loin », prétendant à tort que le processus de refroidissement changeait réellement les semences d’une manière qui fût transmissible.[49] 

Analogie contemporaine.

L’Union soviétique a donné à l’histoire « l’exemple majeur de la manière dont une science peut être mutilée par un dogme politique », à savoir « l’abandon de la génétique moderne pour les folles idées lamarckiennes du phytogénéticien Trofim D. Lyssenko[50]. » La tragédie de Lyssenko fut avant tout le résultat de l’intervention du gouvernement dans la science, imposant le dogmatisme de certains idéologues darwiniens, particulièrement sur les savants. Sinon, les mendéliens auraient sans doute prévalu – comme ce fut le cas dans la plus grande partie du reste du monde – parce que les adeptes du mendélisme avaient les preuves scientifiques pour soutenir leur théorie. L’affaire Lyssenko donne une importante leçon contemporaine au moment où le fondamentalisme darwinien est soutenu dogmatiquement par de nombreux gouvernements, y compris aux États-Unis. Le fait est que, pendant toute sa carrière, Lyssenko fut « un darwinien parce que la plupart de ses idées sont cohérentes avec les idées de Darwin[51] ». Gershenson écrit qu’après que la théorie de Lyssenko fut prouvée complètement erronée, il devint nécessaire d’apprendre la leçon de

l’importance de toujours et partout défendre la vérité scientifique et de voir à quels résultats fatals la violation des normes éthiques dans la science peut conduire. De telles violations furent spécifiquement celles des partisans de Lyssenko, qui utilisèrent tous les moyens possibles pour éliminer leurs opposants scientifiques afin d’établir leur propre carrière et atteindre leurs buts personnels. Il faut comprendre clairement combien l’ignorance est dangereuse lorsqu’elle est au pouvoir.

En plus de noter tout ceci, il est nécessaire de parler haut et fort car, même maintenant le lyssenkoïsme existe toujours et personne ne peut prétendre qu’aujourd’hui tout va bien. (p. 447)

La même conclusion vaut pour la croisade contre les sceptiques envers Darwin aujourd’hui.

Ce qui s’est passé en Union soviétique avec le lyssenkoïsme se produit maintenant dans d’autres pays suite à la prescription étatique du néo-darwinisme. Sous le lyssenkoïsme « l’expression de ses vues personnelles était tenue pour une déclaration d’hostilité envers…la science[52] ». Aujourd’hui, sous le contrôle des fondamentalistes darwiniens, les mêmes accusations portées contre les critiques de Lyssenko sont maintenant portées contre les antiévolutionnistes. Comme Gajewski l’a observé, après son retour de Suède, en 1948, il

continua pendant quelque temps à faire son cours de génétique à l’université de Varsovie… Bientôt cependant, la version lyssenkoïste de la génétique devint officielle, et le Conseil de la Faculté de biologie me demanda d’abandonner l’enseignement de l’ancienne génétique, erronée, et d’introduire à sa place la nouvelle, correcte. Ma réponse fut qu’il n’y avait qu’une seule génétique, celle qui se fonde sur des preuves bien établies. Alors on m’offrit un compromis : je devrais enseigner à la fois la « nouvelle  » et « l’ancienne » génétique. Je répondis que  cela ne pouvait se faire, dans la mesure où elles étaient contradictoires. Il me fut alors provisoirement interdit d’enseigner toute génétique. Le Professeur Petrusewicz voulut me convertir et me prit avec lui pour une excursion en Union soviétique. Par privilège spécial, il organisa pour moi une entrevue officielle avec Lyssenko dans son bureau de l’Institut d’Agronomie de Moscou, afin d’apprendre à la source même de la lumière et… de changer mes vues. (p. 426)

Résumé

            La rapide ascension de Lyssenko vers le pouvoir et son plan pour sauver la Russie de la famine en s’appuyant sur la théorie réfutée de Lamarck, constitue un évènement important de l’histoire.

La suppression des dissidents, la faillite ultime de Lyssenko et sa disgrâce (après la constatation, finalement, que beaucoup de ses idées étaient fausses) sont le cœur du problème qui surgit lorsque les idéologues darwiniens tentent de museler ceux qui ne sont pas d’accord avec eux.

Le coût en est le mal fait, à la fois, à la science et à la société. La leçon de la tragédie de Lyssenko, celle que l’orthodoxie imposée par le gouvernement en matière de science peut conduire au blocage de la recherche scientifique et du progrès, est fortement en parallèle avec la situation actuelle d’une prescription étatique du néo-darwinisme orthodoxe aboutissant à la suppression des dissidents[53]. Rétrospectivement, les savants actuels l’ont jugé ignorant, et pourtant Lyssenko avait le soutien de beaucoup, sinon de la plupart des scientifiques ainsi que des gouvernements de plusieurs nations[54].

Bien que les dissidents aujourd’hui ne soient pas envoyés au goulag, la leçon de Lyssenko s’applique à la suppression contemporaine de ces scientifiques et autres qui ont conclu que le néo-darwinisme n’explique pas pleinement le monde naturel. On les traite d’ignorants, mais leurs conclusions sur l’abiogenèse, les organes vestigiaux, l’ADN poubelle, l’ontogenèse récapitulant la phylogenèse et autres sujets ont largement été prouvées correctes. En outre, le lamarckisme est encore insinué dans la science, par exemple lorsqu’un évolutionniste suppose qu’une forme vivante a développé une structure parce qu’elle en avait besoin pour exploiter son environnement.

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[1] Lyssenkoism. The tragedy of government-enforced Darwinism. The effect of Darwin on Soviet communism, Creation Research Society Quarterly, Vol. 45, N° 4, Spring 2009, pp. 285- 290. Aimablement traduit par Claude Eon.

[2] JORAVSKY, 1961, pp.7-8.

[3] Ibid. p. 12.

[4] Ibid. p. 230.

[5] WEIKART, 1999.

[6] ROGERS, 1963.

[7] Ibid.

[8] ROLL-HANSEN, 2005, pp. 86-87.

[9] MEDVEDEV, 1969, p. 259.

[10] WINTHER, 2000, pp. 425 & 440.

[11] ROLL-HANSEN, 2005, p. 87.

[12] MARSHALL, 2001.

[13] ROGERS, 1973, p. 484.

[14] Ibid., 1963, p. 457.

[15] VUCINICH, 1988.

[16] KREMENTSOV, 2006, p. 386.

[17] Ibid. p. 386.

[18] ROGERS, 1963, p. 459.

[19] GAJEWSKI, 1990, p. 425.

[20] Ibid.

[21] HOSSFELD & OLSSON, 2002.

[22] KREMENTSOV, 2006.

[23] SOYFER, 1994 ; GAJEWSKI, 1990.

[24] BROWN, 2002, p. 315.

[25] Ibid.

[26] Rapport cité in ROSSIANOV, 1993, p. 737.

[27] RICE, 2007, p. 252.

[28] Cité in MEDVEDEV, 1969, p. 46.

[29] GAJEWSKI, 1990, p. 427.

[30] SOYFER, 1994, p. 156 ; MEDVEDEV, 1969, p. 258.

[31] GOULD, 1983.

[32] Ibid. p. 137.

[33] KREMENTSOV, 2006, p. 386.

[34] GOULD, 1983.

[35] GAJEWSKI, 1990, p. 427 ; PUTRAMENT, 1990, p. 443.

[36] HUXLEY, J., 1949, p. 10.

[37] BERGMAN, 2006.

[38] WELLS, 2006, p. 185.

[39] ROLL-HANSEN, 2005, pp. 218-220.

[40] GOULD, 1983, p. 135.

[41] ROLL-HANSEN, 2005, p. 219.

[42] Ibid.

[43] WELLS, 2006, p. 184.

[44] BERG, 1990.

[45] GAJEWSKI, 1990 ; OREL, 1992.

[46] GERSHENSON, 1990, p. 447.

[47] 2005, p. 113.

[48] ROLL-HANSEN, 2005, p. 116.

[49] RICE, 2007, p. 252.

[50] GARDNER, 1992, p. 244.

[51] LIU, 2004, p. 490.

[52] GAJEWSKI, 1990, p. 427.

[53] JORAVSKY, 1961, 1970.

[54] PUTRAMENT, 1990, p. 435.

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