Société de l’information : le cyber-mensonge

Par Pierre Lazuly

, , , ,

Pierre Lazuly1

Résumé : Internet n’est plus un simple appendice envahissant de l’infracivilisation américaine, mais une réalité sociale qui taille sa place dans les consciences par le poids cumulé d’une multitude de décisions individuelles. Devant cette toile d’araignée en perpétuel mouvement, Pierre Lazuly a tenté un bilan des possibilités mais aussi des dangers de cette technique qui ne peut ni veut rester « neutre ».

Souvenez-vous des premières heures de la télévision : cette merveilleuse invention devait permettre à chacun d’accéder librement à la culture et à l’information !… Les chantres du multimédia, aujourd’hui, entonnent la même rengaine et il faudrait être bien naïf pour le croire : Internet, c’est la télévision en pire, l’apothéose du frivole et du mercantile. Oui, les médias sont unanimes : Internet est une véritable révolution, le multimédia un univers merveilleux. Demain, vous dialoguerez avec vos amis de Sydney, visiterez les plus grandes expositions et – surtout – remplirez votre caddie virtuel. Bienvenue sur les autoroutes de la communication : vous êtes priés d’acquérir, au premier péage, un ordinateur équipé du processeur Intel Pentium.

Il faut dire que le livre, d’un point de vue commercial, n’est guère satisfaisant : il se suffit à lui-même, n’entraîne aucune dépense annexe et s’échange trop souvent. Les bibliothèques municipales, dangereux archaïsme, prêtent même leurs ouvrages contre un abonnement dérisoire. Le lecteur reste alors des heures durant hors du système, hors d’atteinte du discours publicitaire. il développe à la fois son indépendance et son esprit critique. C’est très désagréable.

Alors, faisons naître l’utopie d’une encyclopédie universelle, moderne, accessible à tous, vantant les mérites d’une société de l’information ! Regardez cet enfant s’instruire sur Internet ! Cet ordinateur multimédia, qui ne vaudra plus rien dans deux ans ! Ces cédéroms, qui s’empilent à chaque anniversaire ! L’abonnement Internet, les communications téléphoniques ! Les sites à péages, le commerce électronique, le marketing en ligne ! O brave new world ! Tant de consommation, si peu de réflexion !

Car dans cet univers où le graphisme est roi, où les artificiers du multimédia rivalisent pour ouvrir toujours plus de spectacle, le texte devient vite archaïque. Comme en télévision, il faut faire court pour séduire ; le discours critique, la réflexion, disparaissent là encore au profit d’affirmations simplistes. L’information doit se mettre en scène pour exister ; le contenant l’emporte sur le contenu. La dernière innovation technique, le « push », pourrait d’ailleurs bien révolutionner le réseau : le push consiste à pousser l’information vers un utilisateur devenu passif, un cyberspectateur. On comprend mieux alors la fusion annoncée du multimédia et de la télévision numérique : avec le progrès attendu des réseaux de communication, Internet véhiculera demain un programme audiovisuel personnalisé.

La personnalisation, c’est le nerf de la guerre. Sous prétexte de mieux vous servir, les fournisseurs de services Internet s’empressent de modéliser votre profil. Véritables Big Brother, leurs machines analysent votre comportement. Les régies publicitaires peuvent ainsi, en adaptant le message à votre profil, vendre au meilleur prix leurs espaces. Aujourd’hui, les opérateurs passent des alliances avec des producteurs de contenu : le défi consiste à maîtriser l’information et à orienter l’utilisateur vers les services et produits de ses partenaires. Difficile alors de différencier l’information et discours mercantile.

Lors de la dernière Université d’été de la communication à Hourtin, Lionel Jospin a employé au sujet d’Internet l’expression « bataille de l’intelligence ». Il faut se garder de cette interprétation simpliste, trop souvent entendue : ceux qui n’auront pas accès à Internet seront victimes d’une nouvelle forme d’exclusion. L’enjeu évidemment n’est pas là : lorsque, dans le même discours, Lionel Jospin promet de tout mettre en oeuvre pour que l’ensemble des Français ait accès aux nouveaux services, nul ne doit en douter, c’est également l’objectif de tous les groupes économiques.

La rentabilité des nouveaux services exige  la présence dans tous les foyers d’un Network Computer – cet ordinateur entièrement dédié à Internet. Imaginez un instant le désarroi des publicitaires si les téléviseurs n’étaient présents que dans les salons d’une élite intellectuelle !

A l’horizon 2000, soyons-en sûrs, bon nombre de Français seront branchés. La « bataille de l’intelligence », alors, opposera ceux qui auront un recul suffisant, cette vision suffisamment claire pour en tirer un profit économique ou culturel, et ceux qui certes y auront accès, mais dans un rôle de consommateur soumis aux manipulations mercantiles des premiers. Or le recul ne s’acquiert pas en surfant sur le Web, pas plus que la méfiance de l’image ne se développe devant la télévision. L’éducation doit, avant d’inculquer la maîtrise de l’oral, enseigner la méfiance et développer l’esprit critique face à cette information multiforme, malléable à souhait. La presse doit, avant de se pâmer d’admiration devant telle niche culturelle du réseau, mettre en garde contre cette information qui n’est trop souvent que publicité rédactionnelle. Ayons le courage de nous avouer qu’il ne s’agit là que d’autoroutes à la consommation : ne vivons-nous pas dans une société de consommation ?

« L’ordinateur est nécessaire à l’éducation de vos enfants », vous dit-on. Ce n’est pas faux : ne doivent-ils pas impérativement maîtriser cet outil pour trouver leur place dans un monde du travail qui ne jure plus que par le village global ? Un tel discours porte ses fruits, en terme de consommation : on voit tant de parents culpabilisés s’adresser au rayon multimédia et repartir avec une bonne conscience estampillée Pentium ! Des familles modestes, souvent, sacrifient leurs économies « pour que les enfants ne prennent pas de retard à l’école ». Cette même école qui chante les vertus du multimédia sans s’en donner les moyens…

Ainsi donc, Internet serait générateur de croissance et d’emploi ? C’est vrai, l’industrie des nouvelles technologies est florissante, le secteur recrute massivement. Mais demain ? Qui est assez naïf pour croire qu’un instrument destiné à accroître la productivité et à réduire les coûts aura à terme un effet bénéfique sur l’emploi ? L’objectif du réseau, c’est évidemment de supprimer des intermédiaires entre producteur et consommateur – c’est d’ailleurs ce qui lui confère la confiance des marchés.

Internet demeure pourtant, malgré ces menaces, un fabuleux instrument de communication, un progrès technique considérable : celui de s’exprimer librement et de s’adresser potentiellement au monde entier. Il faut y voir les raisons du spectaculaire engouement pour les pages personnelles, qui fleurissent par millions : hélas, si le graphisme est  généralement soigné, on n’y trouve bien souvent que la liste des centres d’intérêt d’un John Smith et les références de ses sites favoris. L’internaute moyen, s’il tient à s’exprimer sur le Net, n’a souvent rien à dire.

D’autres, heureusement, sont poseurs de message, s’essaient au rôle d’artistes multimédia ou s’improvisent chroniqueurs.

S’exprimer sur Internet, c’est un peu comme refaire le monde dans un bistrot : l’auditoire n’est souvent composé que de vos amis et de quelques consommateurs égarés. Même si, parfois, un webmestre talentueux parvient à rencontrer une plus large audience et trouve sa récompense dans ce succès d’estime.

Le plus beau profil d’Internet ce n’est pourtant pas ce Web où cohabitent mastodontes vénaux et philosophes de comptoirs. Son aspect le plus enthousiasmant, c’est certainement le courrier électronique. Très rapide et quasiment gratuit – inutile d’être connecté pendant la rédaction de votre correspondance – le courrier électronique révèle aujourd’hui une nouvelle génération d’épistoliers. Correspondances personnelles et petites chroniques entre amis sont autant de signes d’une résistance à une technologie nombriliste.

On l’aura compris : dans la société de l’information comme dans le monde archaïque, les plus belles rencontres ne se font pas sur les axes autoroutiers, mais bien au hasard des chemins de traverse.

______________

« Les effets de la technologie ne se font pas voir au niveau des opinions et des concepts, mais altèrent les rapports sensibles et les modèles de perception, continûment et inconsciemment« 

(Jean Baudrillard, La Société de Consommation)


1 Courrier électronique : Lazuly@iname

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut