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Par Henri Bergson
Une évolution due au hasard est impossible1
Résumé : Bergson, connu comme philosophe, était entré à l’Ecole Normale Supérieure par le concours scientifique, et son attrait pour les sciences naturelles devait marquer durablement sa pensée. Aussi l’idée qu’un mécanisme aléatoire puisse induire une évolution progressive du monde vivant lui parut-elle d’emblée insoutenable : elle revenait à nier le caractère précisément non mécanique de la vie. Cette critique de la formation d’un organe par des variations accidentelles a près d’un siècle ; elle n’a pourtant rien perdu de sa force ni de sa clarté.
Pour ce qui est de l’hypothèse de variations purement accidentelles, on sait qu’elle se présente aujourd’hui sous deux formes assez différentes. Darwin avait parlé de variations très légères, qui s’additionneraient entre elles par l’effet de la sélection naturelle. Il n’ignorait pas les faits de variation brusque; mais ces « sports », comme il les appelait, ne donnaient, selon lui, que des monstruosités incapables de se perpétuer, et c’est par une accumulation de variations insensibles qu’il rendait compte de la genèse des espèces. ‘l’elle est encore l’opinion de beaucoup de naturalistes. Elle tend pourtant à céder la place à l’idée opposée : c’est tout d’un coup, par l’apparition simultanée de plusieurs caractères nouveaux, assez différents des anciens, que se constituerait une espèce nouvelle. Cette dernière hypothèse, déjà émise par divers auteurs, notamment par Bateson dans un livre remarquable, a pris une signification profonde et acquis une très grande force depuis les belles expériences de Hugo de Vries. Ce botaniste, opérant sur l’Oenothera Lamarckiana, a obtenu, au bout de quelques générations, un certain nombre de nouvelles espèces. La théorie qu’il dégage de ses expériences est du plus haut intérêt. Les espèces passeraient par des périodes alternantes de stabilité et de transformation. Quand arrive la période de « mutabilité », elles produiraient, dans une foule de directions diverses, des formes inattendues. Nous ne nous hasarderons pas à prendre parti entre cette hypothèse et celle des variations insensibles. Il est d’ailleurs possible que l’une et l’autre renferment une part de vérité. Nous voulons simplement montrer que, petites ou grandes, les variations invoquées sont incapables, si elles sont accidentelles, de rendre compte d’une similitude de structure comme celle que nous signalions.
Thèse darwiniste des variations insensibles :
Acceptons d’abord, en effet, la thèse darwiniste des variations insensibles. Supposons de petites différences dues au hasard et qui vont toujours s’additionnant. Il ne faut pas oublier que toutes les parties d’un organisme sont nécessairement coordonnées les unes aux autres. Peu m’importe que la fonction soit l’effet ou la cause de l’organe : un point est incontestable, c’est que l’organe ne rendra service et ne donnera prise à la sélection que s’il fonctionne. Que la fine structure de la rétine se développe et se complique, ce progrès, au lieu de favoriser la vision, la troublera sans doute, si les centres visuels ne se développent pas en même temps. Si les variations sont accidentelles, il est trop évident qu’elles ne s’entendront pas entre elles pour se produire dans toutes les parties de l’organe à la fois, de telle manière qu’il continue à accomplir sa fonction. Darwin l’a bien compris, et c’est une des raisons pour lesquelles il suppose la variation insensible. La différence qui surgit accidentellement sur un point de l’appareil visuel, étant très légère, ne gênera pas le fonctionnement de l’organe; et, dès lors, cette première variation accidentelle peut attendre, en quelque sorte, que des variations complémentaires viennent s’y ajouter et porter la vision à un degré de perfection supérieur. Soit; mais si la variation insensible ne gêne pas le fonctionnement de l’œil, elle ne le sert pas davantage, tant que les variations complémentaires ne se sont pas produites : dès lors, comment se conserverait‑elle par l’effet de la sélection ? Bon gré mal gré, on raisonnera comme si la petite variation était une pierre d’attente posée par l’organisme, et réservée pour une construction ultérieure. Cette hypothèse, si peu conforme aux principes de Darwin, paraît déjà difficile à éviter quand on considère un organe qui s’est développé sur une seule grande ligne d’évolution, l’oeil des Vertébrés par exemple. Mais elle s’imposera absolument si l’on remarque la similitude de structure de l’oeil des Vertébrés et de celui des Mollusques. Comment supposer en effet que les mêmes petites variations, en nombre incalculable, se soient produites dans le même ordre sur deux lignes d’évolution indépendantes, si elles étaient purement accidentelles ? Et comment se sont‑elles conservées par sélection et accumulées de part et d’autre, les mêmes dans le même ordre, alors que chacune d’elles, prise à part, n’était d’aucune utilité ?
Thèse des variations brusques :
« Passons donc à l’hypothèse des variations brusques, et voyons si elle résoudra le problème. Elle atténue, sans doute, la difficulté sur un point. En revanche, elle l’aggrave beaucoup sur un autre. Si c’est par un nombre relativement faible de sauts brusques que, l’oeil des Mollusques s’est élevé, comme celui des Vertébrés, jusqu’à sa forme actuelle, j’ai moins de peine à comprendre la similitude des deux organes que si elle se composait d’un nombre incalculable de ressemblances infinitésimales successivement acquises : dans les deux cas c’est le hasard qui opère, mais on ne lui demande pas, dans le second, le miracle qu’il aurait à accomplir dans le premier. Non seulement le nombre des ressemblances que j’ai à additionner se restreint, mais je comprends mieux que chacune d’elles se soit conservée pour s’ajouter aux autres, car la variation élémentaire est assez considérable, cette fois, pour assurer un avantage à l’être vivant et se prêter ainsi au jeu de la sélection2. Seulement, voici alors qu’un autre problème, non moins redoutable, se pose : comment toutes les parties de l’appareil visuel, en se modifiant soudain, restent‑elles si bien coordonnées entre elles que l’oeil continue à exercer sa fonction ? Car la variation isolée d’une partie va rendre la vision impossible, du moment que cette variation n’est plus infinitésimale. Il faut maintenant que toutes changent à la fois, et que chacune consulte les autres. Je veux bien qu’une foule de variations non coordonnées entre elles aient surgi chez des individus moins heureux, que la sélection naturelle les ait éliminées, et que, seule, la combinaison viable, c’est‑à‑dire capable de conserver et d’améliorer la vision, ait survécu. Encore faut‑il que cette combinaison se soit produite. Et, à supposer que le hasard ait accordé cette faveur une fois, comment admettre qu’il la répète au cours de l’histoire d’une espèce, de manière à susciter chaque fois, tout d’un coup, des complications nouvelles, merveilleusement réglées les unes sur les autres, situées dans le prolongement des complications antérieures ? Comment surtout supposer que, par une série de simples « accidents », ces variations brusques se soient produites les mêmes, dans le même ordre, impliquant chaque fois un accord parfait d’éléments de plus en plus nombreux et complexes, le long de deux lignes d’évolution indépendantes ?
Changements solidaires et changements complémentaires :
On invoquera, il est vrai, la loi de corrélation, à laquelle faisait déjà appel Darwin lui‑même. On allèguera qu’un changement n’est pas localisé en un point unique de l’organisme, qu’il a sur d’autres points sa répercussion nécessaire. Les exemples cités par Darwin sont restés classiques : les chats blancs qui ont les yeux bleus sont généralement sourds, les chiens dépourvus de poils ont la dentition imparfaite, etc. Soit, mais ne jouons pas maintenant sur le sens du mot « corrélation ». Autre chose est un ensemble de changements solidaires, autre chose un système de changements complémentaires, c’est‑à‑dire coordonnés les uns aux autres de manière à maintenir et même à perfectionner le fonctionnement d’un organe dans des conditions plus compliquées. Qu’une anomalie du système pileux s’accompagne d’une anomalie de la dentition, il n’y a rien là qui appelle un principe d’explication spécial : poils et dents sont des formations similaires, et la même altération chimique du germe qui entrave la formation des poils doit sans doute gêner celle des dents. C’est probablement à des causes du même genre qu’il faut attribuer la surdité des chats blancs aux yeux bleus. Dans ces divers exemples, les changements « corrélatifs » ne sont que des changements solidaires, (sans compter que ce sont ‑en réalité des lésions, je veux dire des diminutions ou suppressions de quelque chose, et non pas des additions, ce qui est bien différent). Mais quand on nous parle de changements « corrélatifs » survenant tout à coup dans les diverses parties de l’oeil, le mot est pris dans un sens tout nouveau; il s’agit cette fois d’un ensemble de changements non seulement simultanés, non seulement liés entre eux par une communauté d’origine, mais encore coordonnés entre eux de telle manière que l’organe continue à accomplir la même fonction simple, et même qu’il l’accomplisse mieux. Qu’une modification du germe, qui influence la formation de la rétine, agisse en même temps aussi sur celle de la cornée, de l’iris, du cristallin, des centres visuels, etc., je l’accorde, à la rigueur, encore que ce soient là des formations autrement hétérogènes entre elles que ne le sont sans doute des poils et des dents. Mais que toutes ces variations simultanées se fassent dans le sens d’un perfectionnement ou même simplement d’un maintien de la vision, c’est ce que je ne puis admettre dans l’hypothèse de la variation brusque, à moins qu’on ne fasse intervenir un principe mystérieux dont le rôle serait de veiller aux intérêts de la fonction : mais ce serait renoncer à l’idée d’une variation « accidentelle ».
Résumé :
En résumé, si les variations accidentelles qui déterminent l’évolution sont des variations insensibles, il faudra faire appel à un bon génie, ‑ le génie de l’espèce future ‑ pour conserver et additionner ces variations, car ce n’est pas la sélection qui s’en chargera. Si, d’autre part, les variations accidentelles sont brusques, l’ancienne fonction ne continuera à s’exercer, ou une fonction nouvelle ne la remplacera, que si tous les changements survenus ensemble se complètent en vue de l’accomplissement d’un même acte : il faudra encore recourir au bon génie, cette fois pour obtenir la convergence des changements simultanés, comme tout à l’heure pour assurer la continuité de direction des variations successives.
Ni dans un cas ni dans l’autre, le développement parallèle de structures complexes identiques sur des lignes d’évolution indépendantes ne pourra tenir à une simple accumulation de variations accidentelles.
1 L’Evolution créatrice, Paris, 1907, pp.68-75.
2 Ndlr. Il est navrant de voir qu’un aussi grand esprit que Bergson, né dans le judaïsme, ait fini par perdre de vue l’idée d’une perfection originelle des créatures sorties de la main de Dieu. « Cela était bon », est-il répété à chacun des Six jours. Quel avantage vrai un être parfait pourrait-il acuqérir ?.. Un siècle après Hugo de Vries, a-t-on vu une seule mutation qui améliorât un être vivant ? On ne perfectionne que l’imparfait.