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Par : Chesterton Gilbert Keith
SOCIÉTÉ
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. »
(P. Le Prévost)
De certains écrivains modernes et de l’institution de la famille1
Résumé : La famille est souvent décriée comme un milieu étroit et refermé, tandis que l’on vante les grandes sociétés ouvertes. Il y a là un paradoxe, car la grande ville, en faisant se rassembler ceux qui se ressemblent, aboutit à restreindre la vie aux traits qu’on lui a choisis. En revanche, les petits groupes naturels, comme la famille et le village, obligent à fréquenter toutes sortes de gens qui s’imposent à nous tels qu’ils sont. En ce sens, là est la véritable « aventure » (au sens étymologique de chose qui « ad-vient », qui vient à nous sans être sollicitée), bien plus que la fréquentation de ceux qui – au fond indifférents – nous laissent demeurer ce que nous pensons être.
II semblerait que l’on puisse, à juste titre, considérer la famille comme une institution humaine définitive. On admet volontiers qu’elle a été jusqu’ici la cellule principale, l’unité centrale de presque toutes les sociétés, sauf toutefois d’une société telle que Lacédémone par exemple, qui recherchait 1’« efficacité » et pour cette raison périt sans laisser de traces. Le christianisme, quelque profonde révolution qu’il ait opérée, n’altéra pas l’ancienne et sauvage sainteté de la famille. Il ne fit que la retourner en sens inverse. Il ne nia pas la trinité du père, de la mère et de l’enfant, il la lut seulement à rebours : l’enfant, la mère et le père. C’est ce qu’il appelle, non pas la famille, mais la Sainte Famille, car bien des choses sont sanctifiées quand elles sont retournées sens dessus dessous. Or, quelques-uns des sages de notre décadence ont porté une sérieuse atteinte à la famille. Ils l’ont attaquée à tort ; ses défenseurs l’ont défendue à contresens, la défendent communément en disant qu’elle représente, au milieu des luttes et des hasards de la vie, la paix, l’agrément et l’union.
Mais il est autre manière de la défendre, possible et pour moi évidente, c’est de dire que la famille n’est ni la paix, ni l’agrément, ni l’union.
Il n’est pas élégant aujourd’hui de faire valoir les avantages des petites communautés. Il n’y en a plus que pour les grands Empires et les grandes idées. Cependant le petit État, la ville ou le village offrent un avantage qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir. L’homme qui vit dans une petite communauté se meut dans un monde beaucoup plus vaste. Il connaît beaucoup mieux les variétés hostiles et les divergences irréductibles de l’espèce humaine. La raison en est claire. Dans une grande communauté, nous pouvons choisir nos compagnons ; dans une petite, le choix nous en est imposé. Ainsi dans toutes les sociétés étendues et très civilisées se forment des groupes fondés sur ce qu’on appelle la sympathie, qui excluent le monde réel plus radicalement que les grilles du monastère. Il n’y a rien de vraiment étroit dans le clan ; ce qui est réellement étroit, c’est la clique. Les hommes d’un même clan vivent ensemble parce qu’ils sont vêtus du même tartan ou descendent de la même vache sacrée, mais dans leurs âmes, grâce au hasard divin des choses, il y a toujours plus de couleurs que dans n’importe quel tartan. Au contraire, les hommes d’une clique vivent ensemble parce qu’ils ont la même sorte d’âme et leur étroitesse est l’étroitesse d’une cohérence et d’une satisfaction spirituelle pareilles à celles qui existent en enfer. Une grande société existe à la seule fin de former des cliques. Une grande société est faite pour propager l’étroitesse. C’est un mécanisme dont l’objet est d’épargner à l’individu solitaire et sensible l’expérience des amères et vivifiantes transactions humaines. C’est, au sens le plus littéral, une société pour la prévention de la connaissance chrétienne.
[…] Si demain matin nous nous trouvions bloqués par la neige dans la rue où nous habitons, nous entrerions immédiatement dans un monde beaucoup plus vaste et plus étrange que tout ce que nous avons jamais connu. Or, tout l’effort de l’individu moderne consiste à s’échapper de la rue où il demeure.
D’abord, il invente l’hygiène moderne et s’en va à Margate2. Ensuite, il invente la culture moderne et part pour Florence. Puis il invente l’impérialisme moderne et part pour Tombouctou. Il va jusqu’aux confins fantastiques du monde. Il prétend chasser le tigre, il irait jusqu’à monter à chameau. En tout cela, il ne fait que fuir la rue où il est né et il en a toujours une explication prête. Il dit qu’il fuit sa rue parce qu’elle est morne. Il ment. La vérité, c’est qu’il la fuit parce qu’elle est beaucoup trop passionnante. Elle est passionnante parce que pleine d’exigences, elle est pleine d’exigences parce qu’elle vit. Il peut visiter Venise, parce que pour lui les Vénitiens ne sont que Vénitiens, tandis que les habitants de sa propre rue sont des hommes. Il peut dévisager les Chinois parce que les Chinois sont des êtres passifs faits pour être dévisagés, mais, s’il dévisage la vieille dame dans le jardin d’à côté, elle devient active.
En un mot, il est obligé de fuir la société trop stimulante de ses égaux, hommes libres, pervers, personnels, délibérément différents de lui. La rue de Brixton est trop éclatante, trop accablante. Il a besoin de se calmer et de se détendre parmi les tigres et les vautours, les chameaux et les crocodiles. Ces créatures sont en effet très différentes de lui, mais ni leur forme, ni leur couleur, ni leurs habitudes n’entrent en compétition intellectuelle avec les siennes. Elles ne cherchent pas à détruire ses principes et à imposer les leurs ; les monstres plus étranges du faubourg cherchent à le faire. Le chameau ne ricane pas parce que M. Robinson n’a pas de bosse, mais le monsieur distingué du n° 5 ricane parce que Robinson n’a pas de lambris. Le vautour n’éclate pas de rire à la vue d’un homme qui ne sait pas voler, mais le commandant du n° 9 éclate de rire à la vue d’un homme qui ne fume pas. Le reproche habituel que nous adressons à nos voisins, c’est qu’ils ne veulent pas, comme nous disons, s’occuper de leurs affaires. Ce n’est là qu’une façon de parler. Si nos voisins ne s’occupaient pas de leurs affaires, ils recevraient bientôt leurs quittances de loyer et ils ne tarderaient pas à n’être plus nos voisins.
Ce que nous entendons en disant qu’ils ne s’occupent pas de leurs affaires, c’est en réalité quelque chose de beaucoup plus profond. Si nous ne les aimons pas, ce n’est pas parce qu’ils ont trop peu de force et d’ardeur pour s’intéresser à eux-mêmes. Ils nous déplaisent parce qu’ils ont tellement de force et d’ardeur qu’ils parviennent à s’occuper également de nous. En somme, ce que nous redoutons chez nos voisins, ce n’est pas l’étroitesse de leur horizon, c’est leur disposition à l’étendre, et toutes nos aversions contre l’humanité ordinaire ont ce caractère général. Ce sont des aversions inspirées non par sa faiblesse, comme on le prétend, mais par son énergie. Les misanthropes font semblant de mépriser l’humanité pour sa faiblesse ; en réalité ils la haïssent à cause de sa force.
Bien entendu, cette répugnance de la brutale vivacité et de la brutale diversité du commun des hommes est une chose parfaitement raisonnable et excusable tant qu’elle ne prétend en quoi que ce soit être une supériorité. C’est quand elle s’appelle aristocratie, esthétisme ou supériorité sociale que sa faiblesse inhérente doit en toute justice être relevée. Le dédain est le plus pardonnable des vices, mais c’est la plus impardonnable des vertus.
Nietzsche, le représentant le plus éminent de cette prétention de dédain, fait quelque part une description, d’ailleurs très puissante au sens purement littéraire, du dégoût et du dédain qui le consument à la vue des gens communs avec leurs visages communs, leurs voix communes, leurs esprits communs. Comme je l’ai déjà dit, cette attitude est presque belle, si nous en considérons le pathétique. L’aristocratie de Nietzsche est empreinte du caractère sacré qui est l’apanage des faibles. Lorsqu’il nous dit qu’il ne peut endurer les faces innombrables, les voix incessantes et l’omniprésence accablante de la foule, il s’assure la sympathie de quiconque a été malade à bord d’un paquebot ou fatigué dans un omnibus bondé. Tout homme a haï l’humanité alors qu’il était moins qu’un homme ; tout homme l’a sentie dans ses yeux comme un brouillard aveuglant, l’a sentie dans ses narines comme une odeur suffocante.
Et quand Nietzsche manque d’humour et d’imagination au point de nous demander de croire que son aristocratie est une aristocratie de muscles vigoureux et de volontés fermes, il est nécessaire de rétablir la vérité. C’est une aristocratie de nerfs faibles.
Nous faisons nos amis, nous faisons nos ennemis ; mais Dieu fait notre voisin. C’est ainsi que ce voisin vient à nous revêtu de toutes les terreurs de la nature ; il est aussi étrange que les étoiles, aussi nonchalant et indifférent que la pluie. Il est l’homme, la plus terrible des bêtes. C’est pourquoi les religions anciennes et le langage ancien de l’Écriture faisaient preuve d’une sagesse aiguë quand ils parlaient, non pas de nos devoirs envers l’humanité, mais de nos devoirs envers notre voisin. Le devoir envers l’humanité peut prendre la forme d’un choix personnel et même agréable. Ce devoir peut devenir une marotte, voire même un divertissement. Nous pouvons travailler dans l’East-End3 parce que nous avons des dispositions spéciales pour y travailler ou que nous croyons les avoir. Nous pouvons lutter pour la cause de la paix internationale parce que nous aimons la lutte. Le martyre le plus monstrueux, l’épreuve la plus répugnante peuvent être le résultat d’un choix ou d’une espèce de goût. Nous pouvons être ainsi faits que nous aimions particulièrement les fous ou que nous nous intéressions spécialement à la lèpre. Nous pouvons aimer les nègres parce qu’ils sont noirs ou les socialistes allemands parce qu’ils sont pédants ; mais il nous faut aimer notre voisin parce qu’il est là, raison bien plus alarmante d’une opération bien plus grave. Il est l’échantillon de l’humanité qui nous est imposé. Et précisément parce qu’il peut être n’importe qui, il est tout le monde. Il est un symbole parce qu’il est un accident.
Sans doute, certains hommes fuient des milieux mesquins pour gagner des contrées mortellement dangereuses. Rien de plus naturel ; ce qu’ils fuient, ce n’est pas la mort, ils fuient la vie. Et ce principe s’applique à toutes les espèces de l’humanité.
Il est parfaitement raisonnable que les hommes recherchent une variété particulière de l’espèce humaine, si c’est bien cette variété particulière qu’ils recherchent et non pas la simple variété humaine.
Il est tout à fait normal qu’un diplomate britannique recherche la société de généraux japonais, si son désir est de voir des généraux japonais ; mais si son désir est de voir des gens différents de lui-même, il ferait bien mieux de rester chez lui et de discuter religion avec sa domestique. Il est parfaitement raisonnable qu’un grand homme de village vienne conquérir Londres si son désir est de conquérir Londres ; mais, s’il veut conquérir quelque chose de fondamentalement, de symboliquement hostile et à la fois de très fort, il n’a qu’à rester où il est et chercher querelle à son pasteur. L’homme de la banlieue a parfaitement raison d’aller à Ramsgate s’il y va par amour pour Ramsgate, chose difficile à concevoir ; mais s’il y va, comme il dit, pour changer, il trouverait un changement beaucoup plus romanesque et même plus mélodramatique s’il sautait par-dessus le mur dans le jardin de son voisin. Les conséquences en seraient toniques au point de dépasser toutes les possibilités hygiéniques de Ramsgate.
Comme ce principe s’applique à l’Empire, à la nation dans l’Empire, à la ville dans la nation et à la rue dans la ville, il s’applique de même à la maison dans la rue. L’institution de la famille doit être louée précisément pour les mêmes raisons que l’institution de la nation ou celle de la ville méritent de l’être. Il est bon pour un homme de vivre en famille pour la même raison qu’il est bon pour un homme d’être assiégé dans une ville. Il est bon pour un homme de vivre en famille de la même manière qu’il est beau et plaisant pour un homme d’être bloqué par la neige dans une rue. Ces expériences le forcent à comprendre que la vie est une chose non du dehors, mais du dedans. Par-dessus tout, elles soulignent le fait que la vie, lorsqu’elle est vraiment stimulante et fascinante, est une chose qui de sa nature existe en dépit de nous-mêmes.
Les écrivains modernes, qui, d’une façon plus ou moins ouverte, ont suggéré que la famille est une institution mauvaise, se sont généralement bornés à suggérer avec beaucoup d’âpreté, d’amertume ou de pathos, qu’elle n’était peut-être pas toujours très harmonieuse.
Mais la famille est une bonne institution précisément parce qu’elle n’est pas harmonieuse. Elle est saine justement parce qu’elle contient tant de divergences et de variétés. Elle est, comme disent les sentimentaux, un petit royaume et, comme tous les petits royaumes, elle se trouve généralement dans un état voisin de l’anarchie. C’est précisément parce que notre frère George ne s’intéresse pas à nos problèmes religieux, mais s’intéresse au restaurant du Trocadéro, que la famille possède certaines des qualités vivifiantes d’une république. C’est justement parce que notre oncle Henry n’approuve pas les ambitions théâtrales de notre sœur Sarah que la famille ressemble à l’humanité. Tous ceux, hommes ou femmes, qui pour des raisons bonnes ou mauvaises se révoltent contre la famille, se révoltent tout simplement pour des raisons bonnes ou mauvaises contre l’humanité. La tante Élisabeth est déraisonnable comme l’humanité. Papa est irritable comme l’humanité. Notre frère cadet est méchant comme l’humanité. Grand-père est stupide comme le monde, il est vieux comme le monde.
Ceux qui, à tort ou à raison, veulent sortir de tout cela désirent, je le répète, entrer dans un monde plus étroit. Ils sont effrayés et consternés par l’immensité et la variété de la famille. Sarah désire trouver un monde où l’on ne joue que la comédie de salon ; George veut considérer le restaurant du Trocadéro comme un cosmos. Je ne dis point du tout que la fuite vers cette vie plus étroite ne convienne pas parfaitement à l’individu, je ne le dirai pas davantage de la retraite dans un monastère. Mais je dis que tout est nuisible et artificiel qui entretient chez ces gens l’étrange illusion d’entrer dans un monde plus grand et plus varié que le leur. Le meilleur moyen pour un homme d’éprouver sa faculté de s’accommoder à la diversité commune des humains serait de descendre par la cheminée dans une maison choisie au hasard et de s’arranger de son mieux avec les habitants.
C’est là essentiellement ce que chacun de nous a fait le jour de sa naissance. Telle est, en effet, la sublime et particulière aventure de la famille. C’est une aventure parce qu’elle est un coup de dés. C’est une aventure parce qu’elle mérite tous les reproches de ses ennemis.
C’est une aventure parce qu’elle est arbitraire. C’est une aventure parce qu’elle existe naturellement. Quand vous avez des groupes d’hommes constitués par choix rationnel, vous avez une atmosphère spéciale, une atmosphère de secte. C’est quand vous avez des groupes d’hommes constitués sans choix rationnel que vous avez des hommes. Alors l’élément d’aventure commence à exister, car une aventure est en soi une chose qui vient à nous4. C’est une chose qui nous choisit et non pas une chose que nous choisissons.
[…] Dans ce sens l’aventure suprême n’est pas de tomber amoureux, l’aventure suprême est de venir au monde. C’est alors que nous tombons soudain dans un piège étonnant et merveilleux. C’est alors que nous voyons quelque chose dont nous n’avons pas rêvé auparavant. Notre père et notre mère sont aux aguets et se précipitent sur nous comme des brigands qui sortent d’un buisson. Notre oncle est une surprise, notre tante, selon la jolie expression courante, tombe du ciel. Quand par la naissance nous faisons notre entrée dans la famille, nous pénétrons dans un monde incalculable, dans un monde qui a ses lois particulières et étranges, dans un monde qui pourrait se passer de nous, dans un monde que nous n’avons pas fait ; en d’autres termes, en entrant dans la famille, nous entrons dans un conte de fées.
Cette couleur de conte fantastique devrait s’attacher à la famille et à nos relations avec elle pendant toute l’existence. Le romanesque est la chose la plus profonde de la vie, il est plus profond même que la réalité. Car si l’on pouvait démontrer que la réalité est trompeuse, on ne pourrait pas démontrer qu’elle est sans importance et sans grandeur. Même si les faits sont faux, ils n’en restent pas moins très étranges. Et cette étrangeté de la vie, cet ordre imprévu et même pervers des événements reste irrémédiablement intéressant.
Les événements que nous pouvons régir deviennent plats ou déprimants, mais ceux sur lesquels nous n’avons aucune action restent divins pour ceux qui, comme M. Micawber5, peuvent les susciter et en renouveler la force.
On se demande pourquoi le roman est le genre de littérature le plus goûté, on se demande pourquoi il est plus lu que les livres de science ou de métaphysique? La raison en est simple, c’est que le roman est plus vrai. La vie peut quelquefois apparaître avec raison comme un livre de science. Avec plus de raison encore la vie peut apparaître comme un livre de métaphysique. Mais toujours la vie est un roman. Notre existence peut cesser d’être une chanson, elle peut même cesser d’être une belle lamentation. Notre existence peut n’être ni d’une justice manifeste ni d’une injustice avérée. Mais notre existence est toujours une histoire. Dans les feux de chaque coucher de soleil sont écrits les mots « La suite au prochain numéro. » Si nous avons une intelligence suffisante, nous pouvons achever une déduction philosophique et exacte avec la certitude de l’achever correctement. Avec une force cérébrale adéquate nous pourrions achever une découverte scientifique et être sûrs de l’achever correctement. Mais avec l’intelligence la plus vaste il nous serait impossible d’achever l’histoire la plus simple ou la plus triviale avec la certitude de l’achever correctement. Car une histoire a derrière elle non seulement l’intelligence qui est en partie mécanique, mais la volonté qui est d’essence divine. Le romancier peut, s’il le désire, envoyer son héros à la potence dans l’avant-dernier chapitre. Il peut le faire par le même caprice divin grâce auquel l’auteur peut aller lui-même à la potence et ensuite en enfer s’il lui plaît.
Et la même civilisation, la chevaleresque civilisation européenne qui affirma le libre arbitre au treizième siècle produisit au dix-huitième cette chose appelée le roman. Quand Thomas d’Aquin affirma la liberté spirituelle de l’homme, il créa tous les mauvais romans des bibliothèques ambulantes.
Mais, pour que la vie soit pour nous un roman ou une aventure, il faut qu’une grande partie au moins en soit réglée sans notre permission. Si nous voulons que la vie soit un système, c’est là un inconvénient ; mais si nous voulons qu’elle soit un drame, c’est un point essentiel. Il peut arriver souvent sans doute qu’un drame écrit par quelqu’autre nous plaise fort peu, mais il nous plairait moins encore si l’auteur venait devant le rideau toutes les heures environ et nous imposait la tâche d’inventer l’acte suivant. Un homme dirige bien des choses dans sa vie ; il peut en diriger un nombre suffisant pour devenir le héros d’un roman. Mais s’il pouvait les diriger toutes, il deviendrait un tel héros qu’il n’y aurait plus de roman. Et la raison pour laquelle la vie des riches est au fond si plate et si dépourvue d’événements, c’est simplement qu’ils peuvent choisir les événements. Les riches s’ennuient parce qu’ils sont omnipotents. Ils sont incapables de goûter l’aventure parce qu’ils la créent eux-mêmes. Ce qui rend la vie romanesque et pleine de possibilités ardentes, c’est l’existence de ces grandes limitations naturelles qui nous forcent tous à subir les événements que nous n’aimons pas et que nous n’attendons pas. C’est en vain que nos contemporains dédaigneux parlent d’avoir à vivre dans des milieux antipathiques. Être mêlé à une aventure, c’est être dans un milieu antipathique. Etre né dans ce monde, c’est être né dans un milieu antipathique, et par conséquent être né dans une aventure. De toutes ces grandes limitations et de ces cadres qui façonnent et créent la poésie et la variété de la vie, la famille est la plus définie et la plus importante. Aussi est-elle incomprise des modernes qui s’imaginent que le roman pourrait atteindre son apogée dans un état absolu de ce qu’ils appellent liberté. Ils pensent que si un homme faisait un geste et que le soleil tombât du ciel, il réaliserait une action étonnante et romanesque. Mais ce qu’il y a de réellement étonnant et romanesque dans le soleil, c’est qu’il ne tombe pas du ciel. Ils cherchent sous toute espèce de forme un monde sans limitations, c’est-à-dire un monde sans contours, c’est-à-dire un monde sans formes. Il n’y a rien de plus bas que cette infinité. Ils disent qu’ils désirent être aussi forts que l’univers, mais en vérité ils désirent que l’univers entier soit aussi faible qu’eux.
1 Extrait de : CHESTERTON Gilbert Keith, Hérétiques (1905), trad. Jenny S. Bradley (1930), coll. “Idées”, Paris, Gallimard, 1979, ch. 14, p. 181-198.
2 Ndlr. Station balnéaire prisée (dans le Kent, donc proche de Londres).
3 Ndlr. À l’époque, quartier populeux et peu sûr de Londres.
4 Ndlr. Allusion à l’étymologie du verbe advenir, selon le latin ad-venire, « venir vers ».
5 Ndlr. Wilkins Micawber est un personnage de David Copperfield, le roman de Charles DICKENS. Il a été inspiré par le père de l’auteur, John Dickens qui, lui aussi, avait été mis en prison pour dettes. Micawber en sort à l’aide de sa femme et part pour l’Australie où il finit par réussir dans la vie.