La logique infernale des rendements agricoles

Par Jean-Pierre Berlan
         

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Résumé : Directeur de recherches à l’INRA et au CNRS, Jean Pierre Berlan fait, dans cet article célèbre paru dans Le Monde le 14 juin 1988, il y a 17 ans, une analyse saisissante des maux dont souffre toujours notre agriculture.
La situation n’a pas changé : le gel des terres est encore fixé à 10 % par la Commission Européenne ; les OGM (Organismes génétiquement manipulés, contre lesquels J.P. Berlan s’est par ailleurs publiquement prononcé) sont encore une « avancée » dans cette même « logique infernale » des rendements.
Mais l’auteur ne se contente pas de dénoncer : il montre qu’une autre agriculture est à portée de main, inspirée par des mesures simples, tout en exigeant « une science différente dans son contenu et sa pratique ». Il y a ici, en germe, un pan entier de l’alternative sociale que secréterait spontanément une vision chrétienne de l’homme et de l’univers.

Les autorités de Bruxelles ont proposé, il y a quelques mois, de soustraire 1 million d’hectares à la culture (Le Monde du 8 janvier). Selon toute vraisemblance, il s’agit d’un ballon d’essai avant de passer à une politique de gel des terres de grande ampleur, à l’imitation de ce que font les Etats-Unis depuis les années 30. Les contradictions croissantes et éclatantes des politiques agricoles des pays industriels montrent qu’elles reposent sur des conceptions, autrefois sans doute fécondes, mais maintenant périmées.

L’idée de geler les terres naît aux Etats-Unis au début des années 30, après plus de deux décennies de stagnation, voire de baisse de rendement des principales cultures (maïs, blé). Henry Wallace, ministre de l’agriculture de Roosevelt, et ses conseillers avaient donc la logique pour eux lorsqu’ils proposaient de limiter la superficie cultivée pour enrayer la crise de surproduction.

Ce n’est plus le cas. A l’heure actuelle, en Europe et aux Etats-Unis, la poursuite de l’augmentation des rendements des principales cultures après leur quadruplement en une quarantaine d’années rend une telle politique tout simplement aberrante.

Limiter les excédents exige donc de s’attaquer à leur source, un certain type de progrès technique qui accroît la production de marchandises sans marché, met en danger notre environnement, vide les campagnes, endette le agriculteurs jusqu’à la faillite et prive une partie importante (14% aux Etats-Unis selon Scientific American) des citoyens de leur droit à un régime alimentaire décent.

Depuis la reconversion à la fin de la guerre des usines d’explosifs à la production d’engrais azotés, les systèmes de culture ont été conçus en fonction de disponibilités croissantes d’azote à bas prix, l’un entraînant l’autre et inversement. L’ère du pétrole abondant  a marqué notre agriculture à un point dont on n’a pas conscience. Les variétés ont été sélectionnées en fonction de leur réponse à l’utilisation de doses croissantes d’engrais tandis que les pesticides, les fongicides et les herbicides venaient corriger des défauts éventuels. L’uniformité, la spécialisation, l’accroissement de la taille des parcelles, des exploitations et des machines sont devenues des vertus cardinales.

Les excédents de céréales ont été promptement convertis en produits animaux grâce à l’appoint des protéines concentrées de soja importées des Etats-Unis avec l’organisation de la production selon un système d’industrie à domicile de sinistre mémoire. Pour nous débarrasser de nos excédents de grains, nous les avons fait manger aux ruminants (dont l’extraordinaire système digestif est fait pour consommer de l’herbe) avant de manger les mangeurs sous la forme de viande, retardant ainsi, aux dépens de la Sécurité Sociale, la crise inévitable : même sous la forme de viande, nous n’arrivons pas à absorber plus de 1 tonne de céréale par habitant et par an et nous savons que cette tonne de céréale-viande peuple les hôpitaux de cancéreux et de cardiaques.

Taxer les engrais :

En Europe et probablement aussi aux Etats-Unis, une mesure simple pourrait être prise rapidement qui manifesterait aux yeux de tous la volonté de rompre avec cette logique infernale : taxer l’utilisation d’engrais et des produits de traitement selon une formule de proportionnalité avec le coût des excédents. Cette mesure est facile et peu coûteuse à appliquer, à la différence des monstruosités bureaucratiques élaborées à Bruxelles.

A court terme, elle réduirait les excédents et la pollution inquiétante des eaux et des sols en nitrates et allégerait la facture pétrolière. Le principe pollueur-payeur y trouverait un début d’application.

A plus long terme, elle inciterait les agriculteurs à mettre en œuvre des systèmes de production tirant parti de la complexité, de la diversité et de la variabilité du monde biologique. En enchérissant le coût des aliments concentrés, elle permettrait aux vaches de faire leur métier, paître. Elle redonnerait aux zones défavorisées un avenir en leur permettant de valoriser leurs ressources fourragères, particulièrement de légumineuses restauratrices de la fertilité des sols.

Une telle orientation devrait s’accompagner d’une transformation de la recherche agronomique et de son renouveau. Sinon, l’exemple des Etats-Unis peut servir de leçon : la recherche agronomique n’y est plus prioritaire car elle a achevé sa tâche historique, l’intégration de l’agriculture et de l’alimentation dans le circuit marchand grâce aux connaissances scientifiques et aux techniques correspondantes.

La recherche agronomique est actuellement dépendante des puissantes entreprises agro-alimentaires d’amont et d’aval que son propre succès a suscitées. En accroissant la productivité agricole, elle a rendu ce facteur de moins en moins important dans la formation de la valeur du produit final puisqu’une part presque négligeable de la valeur ajoutée provient maintenant des exploitations agricoles. Ces intermédiaires obligés assimilent leur compétitivité et leur rentabilité au bien-être des agriculteurs (ceux qui restent) et à celui de la société. Ils veulent une agriculture à haute technologie, à rendements croissants et utilisant toujours plus d’intrants industriels.

Pourtant, cet accroissement des rendements ne correspond plus à aucun impératif humain mais simplement aux exigences d’un système économique déboussolé, qui confond les moyens avec les fins. Quel est l’intérêt des hormones de croissance (qui favorisent la lactation et l’utilisation d’aliments concentrés) si on doit donner la poudre de lait aux vaches laitières comme le fait déjà la CEE ?

Intensive en connaissances :

En France, le directeur général de l’INRA proposait, dans les circonstances du choc pétrolier, d’aller vers une agriculture « plus économe et plus autonome ». Une agriculture intensive en connaissances, respectant les cycles écologiques, n’est aucunement antiscientifique, comme on la caricature, mais exige une science différente dans son contenu et sa pratique. Le développement de disciplines telles que la microbiologie du sol, la génétique et la dynamique des populations, la biogéographie et l’ethnobotanique, l’épidémiologie, la biologie des organismes, l’agronomie et la pédologie, l’économie, la sociologie, etc.. doit être associé au savoir propre des praticiens de la biologie que sont (ou devraient redevenir) les agriculteurs : nous sommes dans un domaine où le savoir pratique n’est pas concurrent mais complète celui du spécialiste.

Certains  pays s’engagent avec plus ou moins de sincérité et d’arrière-pensées dans une telle voie. En France, il manque encore un signe clair que nous avons compris que le monde avait changé.

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