A la recherche du miracle d’Emmaüs

Par Carsten Peter Thiede

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A la recherche du miracle d’Emmaüs1

Carsten Peter Thiede2

Résumé : L’évangile de Luc décrit l’apparition du Ressuscité à deux habitants d’Emmaüs, et l’auteur se propose de retrouver ce village situé à 60 stades (environ 11 km) de Jérusalem. Il faut éliminer deux localités considérées successivement comme cet Emmaüs : l’une, Nicopolis est trop éloignée (178 stades) et c’est une ville ; les deux autres Abu Gosh et El  Qoubeibe ne se sont jamais appelées Emmaüs. Mais des fouilles réalisées dans un village identifié par Flavius Josèphe apportent une vraie solution et confirment l’exactitude du récit évangélique.

S’inscrivant dans le sillage des prophéties judaïques et dans l’espérance qu’elles annoncent, la Résurrection de Jésus est un miracle. Mais ce miracle est en opposition avec les fondements de la philosophie et la religion gréco-romaine.

Est-il possible de comprendre un tel miracle dans le contexte de l’histoire de l’Antiquité et peut-être même de l’archéologie ? Il y a, parmi les récits des évangiles, l’événement d’Emmaüs, qui se trouve dans Luc (24 :12-35). Luc, historien, auteur et chercheur, introduit son œuvre par un prologue classique, formulé avec l’aisance d’un écrivain versé dans le grec classique (1 :1-4) : « Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la Parole, il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout, à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater l’entière véracité des enseignements que tu as reçus ».

Luc, l’historien, nous invite à lire son livre comme un bios, un récit vécu. Il insiste sur la crédibilité de ses témoins et de ses propres recherches. Première constatation : le préjugé courant selon lequel Luc et les autres auteurs du Nouveau Testament ne nous donnent qu’un Christ relevant de la foi et ne se soucient guère du Jésus historique, ne tient pas, notamment en ce qui concerne le début de l’évangile de Luc.

Autrement dit, si Luc nous relate des miracles et, en particulier, le miracle d’une rencontre avec le Christ ressuscité, en route de Jérusalem à Emmaüs, les doutes qui proviennent des philosophies existentialistes sont soumis aux critères de la critique textuelle, de la topographie et de l’archéologie. Car Luc nous fournit des détails : il y a, tout d’abord, le nom de l’endroit, bien connu dans la littérature de l’Antiquité, Emmaüs. Il y a la distance de Jérusalem à Emmaüs, 60 stades. Il y a l’heure du jour : juste avant le crépuscule. Et il y a la date : nous savons, sur la base des calculs modernes, que Jésus fut crucifié le 7 avril 30 ; donc, l’épisode des disciples en route vers Emmaüs se déroule entre 16 heures et 18 heures, heure locale, le 9 avril 30.

Où est Emmaüs ? Peut-on reconstituer la voie romaine entre Emmaüs et Jérusalem et la qualité des juifs à cet endroit ? Et pourquoi précisément Emmaüs ? Luc, après tout, avait l’embarras du choix. Mais il ne cite que cette seule apparition et il est le seul à la raconter. Les textes néotestamentaires et les traditions paléochrétiennes n’indiquent qu’un nombre limité de lieux bibliques. Quelques exemples : c’est la tradition, et non les évangiles, qui localise la maison de Pierre à Capharnaüm, ou l’étage supérieur de la maison où les disciples « se tenaient d’habitude » (Actes 1 :13), là où Jésus avait indiqué la Cène. Et c’est encore la tradition qui définit l’endroit du tombeau vide. Grâce à l’archéologie, nous savons que ce tombeau  se trouve aujourd’hui sous le toit de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et que le lieu du Golgotha se trouve à 50 mètres de ce tombeau, sous le même toit. Et nous savons aussi que, dans les années 30 du 1er siècle, Golgotha et le tombeau étaient « proches de la ville » (Jn 19 :20), « hors de la porte » (Hé 13 :12). En outre, nous savons que c’était le cas jusqu’en 40/41 après J.-C.

Un troisième mur fut ensuite construit qui, désormais, plaça le tombeau et le Golgotha à l’intérieur de la ville de Jérusalem. Les évangiles et l’épître aux Hébreux insistent, toutefois, sur le fait historique que la crucifixion et la résurrection se sont déroulées hors de la ville, donc avant la construction du troisième mur. Ceci, et les fouilles dans l’église du Saint-Sépulcre qui ont révélé des vestiges d’un site de crucifixion romain utilisé fréquemment, des traces de ce deuxième mur ancien et aussi d’un ensemble de tombeaux du 1er siècle, débouchent sur un résultat très satisfaisant : nous  pouvons enfin localiser les endroits d’une exécution romaine et d’un miracle, le miracle de la résurrection selon les récits évangéliques.

Autrement dit, tandis que l’historicité de la résurrection de Jésus n’est pas prouvée par la topographie ou les recherches archéologiques à Jérusalem, en tant que déroulement précis d’un événement matinal, l’historien et l’archéologue sont en état de constater que les informations figurant dans les évangiles, et même dans une épître – celle qui est adressée aux Hébreux – correspondent aux observations, découvertes et reconstitutions archéologiques. Dès lors, les récits et les détails de ces textes soulignent la crédibilité des auteurs. C’est d’autant plus remarquable que d’autres textes contemporains de l’Antiquité gréco-romaine, qui racontent des histoires sur l’un ou l’autre héros, ne fournissent guère de détails localisables. La plupart des lieux mentionnés dans les écrits de Jules César, par exemple, restent introuvables, et dans les histoires d’un Lucain – La Pharsale et La Guerre civile – ou d’un Tacite, dans les biographies d’un Suétone ou dans les romans contemporains du Nouveau Testament comme celui de Pétrone – Le Satiricon – ou de Charitone – Chairéas et Kallirhoé -, on recherche en vain, dans la majorité des cas, des détails précis sur la topographie.

En comparaison, les textes du Nouveau Testament, d’une part suivent cette manière d’écrire et, d’autre part, insistent sur la nature vérifiable des lieux. Luc et Jean sont les deux auteurs les plus assidus dans ce genre. Avant de reprendre la question du site d’Emmaüs, j’aimerais citer, dans l’Evangile de Jean (5 :2), la guérison d’un paralysé à Jérusalem :

« Après cela et à l’occasion d’une fête juive, Jésus monta à Jérusalem. Or, il existe à Jérusalem, près de la porte des Brebis, une piscine qui s’appelle en hébreu Bethzata (= Bethesda). Elle possède cinq portiques sous lesquels gisaient une foule de malades, aveugles, boiteux, impotents. Il y avait là un homme infirme depuis trente huit ans ».

Notons les temps utilisés ici : Jean raconte les actions de Jésus et la vie quotidienne des malades au passé, mais il décrit le lieu au présent. Et il le décrit avec tous les détails topographiques et architecturaux. Il nous indique que, lorsqu’il était en train d’écrire son récit, on pouvait visiter et reconnaître les lieux de cette guérison. Les archéologues ont confirmé l’exactitude des propos de Jean et ils ont établi que cette partie de la piscine fut détruite par les Romains en 70 A.D.. Jean, qui précise que l’endroit existe encore, avait donc écrit son texte avant 70.

Et Emmaüs ? On montre aux touristes trois lieux différents. L’un, Emmaüs-Nicopolis, près de Latroun, fut le site retenu par l’Eglise byzantine à partir du IVe siècle. C’est toujours le site préféré par les savants dominicains de Jérusalem et par quelques archéologues finlandais et allemands qui font des fouilles pour rechercher les bâtiments des époques maccabéenne, romaine, byzantine, islamique et des croisés. Dès l’époque des Maccabées, le lieu portait le nom d’Emmaüs. Vers 221 après J.-C., le philosophe et théologien Julius Africanus pria l’empereur Elagabal (Heliogabalos) de changer le nom d’Emmaüs. Depuis ce temps-là, cette polis ou « cité » est connue sous  le nom de « Nicopolis », la ville de la victoire, ou, parmi les historiens de l’Eglise, sous le nom d’ « Emmaüs-Nicopolis ». Mais cela pose trois problèmes insolubles.

– Premier problème : Luc indique la distance entre Jérusalem et Emmaüs, à savoir 60 stades, ou 11,1 kilomètres. Or, Emmaüs-Nicopolis se trouve à 178 stades, ou 32,2 kilomètres, de Jérusalem. A partir du IVe siècle, un certain nombre de manuscrits de Luc contiennent une distance « corrigée » : on lit hekaton hexëkonta, 160, au lieu de hexêkonta, 60. Si l’on note`que la distance exacte est 178 stades, il est évident que l’Eglise byzantine s’est autorisée à manipuler la tradition textuelle de Luc afin de « prouver » que Nicopolis était l’Emmaüs de Luc.

L’historien peut faire preuve de compréhension pour cette modification du texte. Après tout, au milieu du IVe siècle,  la construction de bâtiments destinés au culte chrétien sur les sites bibliques devenait nécessaire. Et le seul lieu biblique du nom d’Emmaüs connu à cette époque était l’Emmaüs des Maccabées, le nouveau Nicopolis. Personne ne se souvenait plus d’un autre Emmaüs, une ville du même nom et peut-être plus proche de Jérusalem. On s’accommodait du problème que la distance de 178 stades était incompatible avec les manuscrits de Luc connus à ce moment-là. En faisant preuve de bonne volonté, on peut même admettre que les scribes byzantins avaient la conviction que leur modification de la distance dans les manuscrits était une amélioration, et non pas une manipulation.

– Deuxième problème : Luc nous dit que les deux disciples et l’homme inconnu arrivèrent à Emmaüs juste avant le coucher du soleil, et qu’ils repartirent aussitôt qu’ils eurent reconnu Jésus : « A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem ; ils trouvèrent réunis les onze de leurs compagnons » (24 :33). En d’autres mots, il faut que l’Emmaüs de Luc se trouve à une courte distance de Jérusalem. Les deux disciples arrivent à Jérusalem avant la fermeture des portes de la ville et avant l’heure du coucher. N’oublions pas qu’ils rentrent à la nuit tombante, sans lampes de poche, ayant l’estomac vide – car ils ne mangent pas avec Jésus qui disparaît immédiatement après le signe décisif : « Quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible. » (24 :30-31). Tout cela réduit la probabilité d’une distance plus longue. Et Emmaüs-Nicopolis  se trouve à 32,6 kilomètres de Jérusalem : 32,6 kilomètres aller, 32,6 kilomètres retour – cela fait 65,2 kilomètres, un voyage impossible, d’autant plus que la partie la plus longue du chemin de retour est une montée considérable ! Faites-le, et vous comprendrez que Luc ne parle pas d’Emmaüs-Nicopolis.

– Troisième problème : Luc spécifie qu’Emmaüs est un village. Et l’ajout de l’Evangile de Marc (16 :9-20), probablement écrit par le prêtre Aristion vers 120 après J.-C. un texte indépendant des autres évangiles, confirme cette description : « Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d’entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne » (16 :12). C’est bien l’histoire d’Emmaüs, même si l’auteur ne mentionne pas le nom  de l’un des disciples de Luc (Cléopas) ni le nom du village. Le village de Luc est devenu un endroit « à la campagne ». Mais le choix préféré de l’Eglise byzantine, Emmaüs-Nicopolis, était une ville, une cité gréco-romaine, la capitale d’une toparchie3. Julius Africanus et son empereur Elagabal le confirmèrent plus tard quand ils se mirent d’accord sur le changement de nom : Nicopolis, la ville de la victoire. Donc, Luc et l’auteur de la fin de l’évangile de Marc font tout pour éviter une confusion. Ils savent qu’il y a cet Emmaüs ancien, la ville des Maccabées,  mais ils attirent l’attention des lecteurs sur le fait qu’ils parlent de l’autre Emmaüs, du village à la campagne.

Mais où se trouve ce village ? Les croisés du XIe siècle – qui avaient refusé de prolonger la tradition de Nicopolis, à cause de la fausse distance – choisirent Abu Gosh, près du Qiryat Yéarim de l’Ancien Testament, là où l’arche de l’Alliance resta avant d’être transportée à Jérusalem (1 S 7 :2 ; 2 S 6 :1-12). Fontenoid – c’est le nom donné à ce lieu par les croisés – possède une source et quelques vestiges romains, par exemple une inscription de la vexillat(i)o legionis decimae Fretensis, de la caserne de la légion qui avait détruit Jérusalem et Qumrân. C’est impressionnant et la magnifique église avec ses fresques restaurées vaut un détour, mais il ne s’agit pas de l’Emmaüs de Luc. La distance n’est pas exacte – c’est 86 stades, une différence négligeable étant donné les distances indiquées dans les documents de l’Antiquité et du Moyen Age, mais tout d’abord, Abu Gosh/Fontenoid/Quiryat Yéarim ne s’appelait pas « Emmaüs » au 1er  siècle avant/après J.-C.

Les croisés avaient donc raison quand ils refusaient Emmaüs-Nicopolis, mais ils se trompaient quand ils optèrent pour Abu Gosh/Quiryat Yéarim.

Enfin, les franciscains. Il faut attendre les dernières années du XVe siècle pour avoir une indication expresse de la localisation d’Emmaüs à El Qoubeibe, à 12 kilomètres de Jérusalem, au nord-ouest de la ville. Ce fut le choix des franciscains, après l’époque des croisés. Ils comprenaient, eux aussi, qu’Emmaüs-Nicopolis, la ville de l’Eglise byzantine, ne convenait pas à cause de la distance. Abu Gosh/Fontenoid se trouvant aux mains des musulmans, ces gardiens de la Terre Sainte cherchèrent par conséquent leur propre Emmaüs. Et, en ce qui concerne le résultat, la distance de 65 stades est presque idéale. Les fouilles entreprises en 1940-1945 dans le jardin des franciscains révélèrent que ce site était habité à l’époque romaine tardive. Mais c’est tout. Ni au 1er siècle, ni plus tard, on ne l’appelait Emmaüs. El Qoubeibe n’était pas l’Emmaüs de Luc et des deux disciples.

Heureusement, il existe encore un quatrième Emmaüs, tout près de Jérusalem, mais à l’écart des voies touristiques. Cet Emmaüs a été identifié par Flavius  Josèphe, dans son  De Bello judaico (La guerre des Juifs contre les Romains 7 :217). Il nous informe que l’empereur Vespasien y établit une « colonie », colonia, pour huit cents vétérans des légions romaines après la destruction de Jérusalem. Auparavant, nous apprend Josèphe, le lieu de cette colonie s’appelait « Emmaüs ». Il paraît évident que l’ancien Moza/Moça de Josué (18 :26), l’habitat des Benjamites, était devenu ha-Moça, Hamosa, Amosa, Amaous et Emmaous/Emmaüs au cours des siècles – une étymologie beaucoup plus directe que celle de « cham »/ « chammat », source chaude, qui donna « Emmaüs » à l’ouest, dans la ville des Maccabées et des chrétiens du IVe siècle. Le nouveau nom des Romains supplanta l’ancien nom biblique. Les premiers chrétiens qui cherchèrent à localiser l’apparition de Jésus ressuscité ne pouvaient identifier la colonie de vétérans. On le sait, une colonia civium Romanorum a tendance à supprimer toute autre trace, même la tradition onomastique.

Le Talmud identifie Moça avec Kolonieh4 et le nom arabe, préservé jusqu’à nos jours, Qaloniyye, confirme une volonté de continuité typique. Après 1948, l’Etat d’Israël redonna l’ancien nom de Moça à la région et, aujourd’hui, il y a Moza Illit, le nouveau Moça, au sud de l’autoroute Jérusalem-Tel Aviv. Seul le nom mentionné par Flavius Josèphe, Emmaüs, a disparu.

L’archéologue israélien Emanuel Eisenberg fit des fouilles en 1973 ; il trouva des vestiges romains et même une monnaie de Vespasien de l’an 72 après J.-C. « Les restes datant de la fin de l’époque du Second Temple, écrit-il, présentent un intérêt particulier en ce qu’ils font apparemment partie de la vie juive de Motsa. Deux bâtiments d’habitation ont été presque entièrement fouillés. La plupart de leurs pièces étaient ornées de fresques semblables à celles découvertes lors des fouilles du quartier juif (de Jérusalem). »5

Malheureusement, il n’existe plus rien. Des fortifications de la guerre de Yom Kippour et l’autoroute de Jérusalem à Tel Aviv ont détruit ces vestiges ; et les fresques et mosaïques, aussi bien que la pièce de monnaie de Vespasien, ont disparu dans les caves du musée archéologique John Rockefeller, à Jérusalem. Même mon cher collègue Eisenberg ne les retrouve plus.

En 2001, mes étudiants de la Faculté indépendante de théologie (FIT) de Bâle ont commencé une série de fouilles, sous ma direction et en coopération avec l’archéologue Egon Lass, du département archéologique d’Israël, dans le but d’établir l’existence d’un village juif à l’ouest des traces trouvées par Eisenberg. Du point de vue de l’histoire juive, l’Emmaüs de Flavius Josèphe est un lieu important. Il est le chaînon manquant, le lien, entre l’époque de Moça et la colonie de Vespasien. Du point de vue de l’histoire chrétienne, l’Emmaüs de Josèphe est la seule possibilité entrant en ligne de compte pour la localité de Luc, car il s’agit du seul lieu proche de Jérusalem qui fut appelé Emmaüs au 1er siècle. Toutefois, les perspectives juives et chrétiennes se croisent.

Après tout, Jésus et les deux disciples étaient des juifs et la résurrection d’un juif est un événement de l’histoire juive, compréhensible – comme nous l’avons vu, dans le contexte de la prophétie juive d’Esaïe, d’Ezéchiel à Daniel et aux rouleaux de Qumrân. Aujourd’hui, notre équipe archéologique a établi l’existence d’un village juif, du 1er siècle avant J.-C. aux années 70 du 1er siècle après J.-C.

Sans parler des pièces de monnaie qui datent de l’époque de l’empereur Hadrien, c’est-à-dire de l’époque de la révolte de Bar-Kochba, quand la colonie des vétérans fut détruite pour la première fois, les deux objets les plus importants sont un ostrakon et le fragment d’une jarre de pierre destinée aux purifications des juifs (cf. Jn 2 :6). L’ ostrakon6 appartient à une coupe de terra sigillata, avec un marquage carré et la fin d’un nom hébreu, dans l’écriture de l’époque du Second Temple. Les lettres mem et ayin sont complètes ; on pourrait lire Sh(e)ma, un nom benjaminite (cf.1Ch 8 :13). Donc, c’est une preuve concluante d’habitation juive au temps de l’Emmaüs de Luc.

Le fragment de la jarre de pierre est  même plus significatif, car ces jarres de pierre « que les Juifs utilisent pour leurs ablutions rituelles », comme Jean les décrit dans l’histoire des noces de Cana (Jn 2 :6), confirment que les habitants du village d’Emmaüs étaient non seulement des juifs, mais des juifs pratiquants. Cela ne va pas de soi, car les critiques faites par Jésus et les polémiques dans les textes de Qumrân laissent supposer que l’orthodoxie et l’obéissance à la loi de la Torah avaient diminué après l’époque des Maccabées. En outre, l’ensemble des objets trouvés à notre Emmaüs indique que ce lieu était un village résidentiel de juifs fortunés. Concernant leur piété, les « riches » n’étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon. Emmaüs, le domicile de juifs riches et pieux, voilà une notion qui nous aidera à relire le texte de Luc.

Maintenant une remarque s’impose. Emmaüs-Colonia-Moça, est-ce vraiment le lieu de Luc ?

Il y a un détail dans les textes de Flavius Josèphe et de Luc qui nous fait hésiter en dépit des observations positives. Car Josèphe parle d’une distance de 30 stades et Luc de 60. Voici la solution instantanée de quelques chercheurs comme Jerome Murphy-O’Connor et Pierre Benoit à Jérusalem, ou Peter Walker à Oxford : l’histoire de Luc « retourne au début » – de Jérusalem à Emmaüs et d’Emmaüs à Jérusalem. Or, deux fois 30 fait 60. Les récits de Luc et de Josèphe concordent. Toutefois, il nous semble que Luc exclut cette solution. Car il insiste sur le fait que la distance est le parcours simple « 60 stades de Jérusalem ».

L’historien, qui apprécie les expériences pratiques hors de son bureau, reconstruit la voie romaine entre les deux endroits. Nous l’avons fait. Le résultat nous semble concluant : le parcours dure une heure et trente-cinq minutes, et la distance mesurée est de 44 stades environ (la distance exacte dépend du choix du point de départ à Jérusalem et du choix du point d’arrivée à Emmaüs). Chez Josèphe, il manque 14 stades, et Luc indique 16 stades de trop. Souvenez-vous que ces variations ne sont pas suspectes parmi les auteurs de l’Antiquité qui ne possédaient pas de cartes d’état-major ni de curvimètres, que les croisés se trompaient de 16 stades et que les savants de l’Eglise byzantine, qui se proposaient de corriger les manuscrits dans le but de déterminer l’emplacement de leur Emmaüs, faisaient erreur, eux aussi : ils optèrent pour une distance de 160 stades tandis que la distance exacte entre Jérusalem et Nicopolis est de 176 stades. Autrement dit, les 44 stades entre Jérusalem et notre Emmaüs confirment que les variations de Josèphe et de Luc sont tout à fait acceptables et accessoires. Luc et Josèphe parlent donc bien de la même localité, le site déterré au-dessous des terrasses du Moça des Benjaminites.

A propos des habitants fortunés d’Emmaüs, supposons que Jésus soit apparu à deux disciples aisés. Le nom de l’un des deux, Cléopas, a donné lieu à la supposition qu’il s’agissait du frère de Joseph et donc d’un oncle de Jésus, et que le second était la femme de Cléopas. Nous ne le savons pas, mais même si ce Cléopas était un oncle de Jésus ressuscité, rien ne nous empêche d’imaginer qu’il était riche. Josèphe lui-même, descendant du roi David, possédait une propriété à la campagne près de Bethléem (cf. Lc 2 :4-5).

Selon un mythe populaire mais douteux, Joseph et sa famille auraient été pauvres. [L’exemple du sacrifice simple au temple, à l’occasion de la présentation du Jésus, « un couple de tourterelles ou deux petits pigeons » (Lc 2 :24) n’est pas concluant : il s’agit plutôt du geste discret d’un couple qui avait écouté le message de Gabriel et des anges du Seigneur, selon lequel leur fils serait le Sauveur et le Messie (Lc 1 :26-38, 2 :9-19 ; Mt 1 :20-25). « Marie retenait tous ces événements en en cherchant le sens » et le sacrifice modeste et symbolique est un signe de cet état d’esprit (Lc 2 :19).]

L’évangile de Luc est dédié à Son Excellence Théophilos (Théophile), et ailleurs dans ses deux livres de l’évangile et des Actes des apôtres, Luc n’utilise le mot kratistos, Son Excellence, que pour désigner les procurateurs romains. Cela veut dire que Théophile lui-même était un homme riche et influent. En lui racontant l’histoire d’Emmaüs, il lui explique que Jésus n’est pas ressuscité que pour les pauvres, les impuissants et les opprimés, mais aussi pour les fortunés et les puissants – bref, pour tous les hommes. En tout cas, Théophile comprend le message, il devient chrétien, et Luc souligne l’entente entre dédicataire et auteur en lui dédiant aussi le second volume, les Actes des apôtres.

Dans le contexte des riches qui sont ou deviennent des disciples, Théophile n’est pas seul. Nicodème, un pharisien, membre du Sanhédrin, apporta environ 35 kilogrammes d’un mélange de myrrhe et d’aloès au tombeau du Christ – le don d’un homme riche pour un roi des juifs (Jn 19 :39). Et Marie, à Béthanie, prit un demi-litre de nard pur, « un parfum très cher », comme nous l’explique Jean (12 :3), et elle le répandit sur les pieds de Jésus. Comme Nicodème, Marie et sa famille étaient très riches. Jésus accepte et approuve le don de Marie et sa façon d’agir. Jean, l’évangéliste, approuve le procédé de Nicodème et Luc nous montre qu’il accueille Théophile sans préjugé.

En somme, la localisation du site d’Emmaüs nous aide à comprendre la complexité de ce à quoi pourraient, un jour, aboutir les sciences de l’Antiquité et la théologie.

Le cas d’Emmaüs – dont l’étude n’est pas encore terminée – pourrait être le commencement d’un véritable miracle : le miracle du retour des théologiens au sein de l’historiographie, et celui du retour des historiens aux textes du Nouveau Testament.


1 Repris de La Revue réformée, n° 224, septembre 2003, pp. 15-29

2 Papyrologue et spécialiste des premiers écrits néo-testamentaires, l’auteur, récemment décédé, dirigeait un institut de recherches à Paderborn (Allemagne). Il s’est fait connaître pour son soutien à l’authenticité du 7 Q5, ce fragment des évangiles trouvé dans une grotte de Qumrân.

3  Gouvernement d’un territoire, d’un district, d’une province à l’époque hellénistique et romaine.

4  b.Sukka 45a ; j. Sukka 54b.

5  E.Eisenberg, « Motsa », Revue Biblique 82 (1975), 587.

6  Ndlr. Fragment de terre cuite [ayant souvent la forme d’une coquille d’huître (ostreon, en grec)]. C’est l’étymologie du mot « ostracisme » car on écrivait sur une coquille le nom de ceux qu’on bannissait.

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