Partager la publication "La confession de Rakovski (2ème partie)"
Par le Dr Landowsky
« Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)
Résumé : Après avoir exposé comment il fut mêlé à l’interrogatoire de Rakovski (un des fondateurs du bolchevisme) par la police de Staline (cf. Le Cep n°26), l’auteur poursuit maintenant par la transcription mot à mot de cet échange historique. Dans cette première partie de l’interrogatoire, Rakovski cherche (on comprendra pourquoi par la suite) à éclairer Staline sur la nature véritable du marxisme, que le génie de Marx a consisté à voiler sous une théorie destinée à motiver les militants et à sidérer les adversaires. En réalité, la révolution ne résulte pas comme mécaniquement d’une sorte de déterminisme historique suscité par les contradictions de cette abstraction nommée « capitalisme ». Il s’agit d’un complot masqué, dont les acteurs sont désormais assez puissants pour faire advenir ces prétendues « contradictions ». Le marxisme se révèle à ce stade comme un sophisme intéressé.
Compte-rendu interrogatoire de l’accusé Christian Grigoriévitch Rakovski par Gavriil Gravriilovitch Kusmin, le 26 janvier 1938.
Gavriil G. Kusmin.‑ Comme convenu lors de notre accord à la Loubianka, j’ai fait appel, pour vous donner une dernière chance. Votre présence dans cette maison indique que j’ai réussi dans cette tentative. Voyons maintenant si vous ne nous décevrez pas.
Christian G. Rakovski.- Ce n’est pas mon intention et j’aurai bien garde de le faire.
G.- Mais avant tout, je vous fais un avertissement solennel. Ce que nous voulons c’est la vérité vraie. Pas la vérité officielle, celle qui doit figurer au procès à la lumière des confessions de l’accusé… L’officielle, c’est comme vous le savez quelque chose qui est entièrement sujet à des raisons pratiques, autrement dit des raisons d’Etat, comme on dit en Occident.
Les exigences de la politique internationale nous forceront à cacher toute la vérité, la « vérité vraie »… Quel que soit le cours que puisse prendre le procès, les gouvernements, les peuples n’apprendront rien que ce qu’on voudra qu’ils sachent. Mais celui qui doit tout savoir, Staline, doit aussi savoir tout sur le sujet. Par conséquent, quels que soient les termes que vous emploierez, ils ne pourront aggraver votre situation : vous devez savoir qu’ils n’aggraveront pas votre crime, mais bien au contraire, ils peuvent obtenir le résultat désiré en votre faveur… Vous serez peut-être à même de sauver votre vie, qui en ce moment est pratiquement perdue. Ainsi je vous ai prévenu, et nous allons voir. Vous admettez bien sans réserves que vous êtes un espion d’Hitler, que vous êtes à gages de la Gestapo et de I’OKW ?1 Pas vrai ?
R.- Si !
G.‑ Et vous êtes un espion d’Hitler
R.‑ Oui!
G.‑ Non, Rakovski, non !. Dites la vérité vraie, pas celle du procès !..
R.‑ Nous ne sommes pas les espions d’Hitler. Nous haïssons Hitler comme vous pouvez le haïr, comme Staline peut le haïr; davantage encore peut‑être… Mais c’est une question très complexe…
G.‑ Je vais vous aider… Par chance, je connais une ou deux choses. Vous, les trotskistes vous aviez des contacts avec l’Etat-major allemand, n’est ce pas ?
R‑ Oui.
G.‑ A partir de quand ?
R.‑ Je n’en sais pas la date exacte, mais sitôt après la chute de Trotski. Bien sûr avant qu’Hitler n’accède au pouvoir .
G ‑ Alors, soyons précis: vous n’êtes ni un espion personnel d’Hitler, ni un espion de son régime ?
R.‑ C’est exact. Cela nous l’étions déjà auparavant.
G.‑ Et dans quel but ? Pour faire gagner l’Allemagne et lui donner certains territoires russes ?
R.‑ Non, en aucun cas !
G.‑ Alors un espion ordinaire, pour l’argent ?
R.‑ Pour de l’argent ? Personne d’entre nous ne reçut un seul mark de l’Allemagne. Hitler n’avait pas assez d’argent pour acheter par exemple le Commissaire2 (le Ministre) aux Affaires étrangères de l’URSS, qui a à sa disposition un budget plus important que toute la fortune de Morgan et de Vanderbuilt, et qui n’a de comptes à rendre à personne quant à l’usage qu’il fait de son argent.
G.‑ Alors pour quelle raison ?
R.‑ Puis‑je parler tout à fait librement ?
G.‑ Oui, c’est ce que je vous demande ; et c’est pour cela que vous avez été invité à venir ici.
R.‑ Est‑ce que Lénine n’avait pas des objectifs plus élevés, lorsqu’il reçut l’aide de l’Allemagne en vue de revenir en Russie ? Et faut‑il accepter comme la vérité ces inventions calomnieuses qui ont été répandues pour l’accuser? Ne fut‑il pas appelé aussi un « espion du Kaiser »? Ses relations avec l’Empereur et l’intervention allemande dans l’affaire de l’envoi en Russie des sabordeurs3 soviétiques sont pourtant très claires.
G.‑ Que ce soit vrai ou faux, cela n’a rien à voir avec la question présente.
R.‑ Non ? Permettez‑moi d’achever. N’est‑ce pas un fait réel que l’action de Lénine fut au début avantageuse pour les troupes allemandes ? Permettez… Il y eut la paix séparée de Brest‑Litovsk, par laquelle d’énormes portions de territoires de l’URSS furent cédés à l’Allemagne. Qui avait déclaré que le défaitisme était l’arme des Bolcheviques, en 1913 ? Lénine !
Je connais par cœur les termes de sa lettre à Gorky: « La guerre entre l’Autriche et la Russie serait une chose très utile à la Révolution, mais il est improbable que François-Joseph et Nicolas nous offrent cette chance « .
Comme vous le voyez, nous les soi-disant trotskistes, les inventeurs de la défaite de 1905, nous maintenons actuellement la même ligne, la ligne de Lénine.
G.‑ Avec une petite différence, Rakovski: à présent il y a le Socialisme en URSS, plus le Tsar.
R. – Vous croyez cela ?
G.‑ Quoi ?
R.‑ A l’existence du Socialisme en URSS?
G.‑ Est‑ce que l’Union Soviétique n’est pas socialiste ?
R.‑ Pour moi, elle ne l’est que de nom ! Et c’est là précisément que l’on trouve la vraie raison de l’opposition. Soyons d’accord, par la force de la simple logique vous devez bien accepter que théoriquement, rationnellement, nous avons le même droit de dire Non, que Staline peut dire Oui. Et si le défaitisme peut se justifier pour le triomphe du Communisme, alors, celui qui considère que le Communisme a été anéanti par le bonapartisme de Staline et que celui‑ci l’a trahi, a bien le même droit que Lénine de devenir un défaitiste.
G.‑ Rakovski, je pense que vous théorisez trop, grâce à votre manière de faire grand usage de la dialectique. Il est clair que s’il y avait beaucoup de gens ici présents, j’en apporterais la preuve; mais soit, j’accepte votre argument comme le seul possible dans votre situation, bien que néanmoins, je pense que je pourrais vous prouver que ce raisonnement n’est rien d’autre qu’un sophisme. Mais remettons cela à une autre occasion; elle se présentera un jour. Et j’espère que vous me donnerez la chance de vous répondre. Mais pour l’instant je vous dirai seulement ceci: si votre défaitisme et la défaite de l’URSS ont pour objet la restauration du Socialisme en URSS, le vrai Socialisme ‑ selon vous le Trotskisme‑, alors dans la mesure où nous avons détruit leurs leaders et leurs cadres, le défaitisme et la défaite de l’URSS n’ont aucun objectif, ni aucun sens. Le résultat de la défaite serait la prise du pouvoir par un quelconque führer ou tsar fasciste. N’êtes‑vous pas d’accord ?
R.‑ C’est en effet exact. Sans flatterie de ma part, votre capacité de déduction est splendide.
G.‑ Bien. Mais si comme je le pense vous êtes sincère dans ce que vous dites, alors nous venons d’accomplir un grand pas : je suis un stalinien, vous un Trotskiste, et nous venons de réaliser l’impossible: nous avons atteint le point où nos vues coïncident. Et cette coïncidence réside en ceci qu’actuellement l’URSS ne doit pas être détruite !
R.‑ Je dois vous avouer que je ne m’attendais pas à me trouver en face de quelqu’un d’aussi intelligent. En fait, au stade actuel et pour encore quelques années, nous ne pouvons encore envisager la défaite de l’URSS et la provoquer, puisqu’il est connu qu’actuellement nous sommes dans une position telle que nous ne pouvons pas y saisir le pouvoir, et que nous n’en aurions donc aucun profit. Tout ceci est exact et coïncide avec nos vues. Nous ne pouvons pas être actuellement intéressés par l’effondrement de l’Etat stalinien. Je le dis ; mais en même temps j’affirme que cet Etat, outre tout ce que nous avons déjà dit, est anti-communiste. Vous constatez ma sincérité.
G.- Je le vois. Et c’est la seule manière dont nous pouvons nous entendre.
Mais avant que vous ne poursuiviez, j’aimerais vous demander de m’expliquer ce qui me parait une contradiction. Si l’Etat soviétique est pour vous anti-communiste, pourquoi ne voulez‑vous pas sa destruction dès maintenant ? Un autre pourrait être moins anti‑communiste et présenterait par conséquent moins d’obstacles à la restauration de votre Communisme pur…
R.‑ Non, non, cette déduction est trop simpliste. Bien que le bonapartisme staliniste s’oppose au Communisme, tout autant que le napoléonien s’opposait à la Révolution, la situation montre clairement que l’URSS continue néanmoins de préserver sa forme communiste et le dogme: mais c’est un Communisme formel et non un Communisme réel.
Et ainsi, tout comme la disparition de Trotsky donna automatiquement à Staline la possibilité de transformer le Communisme réel en un Communisme formel, de même aussi la disparition de Staline nous permettra de transformer le Communisme formel en Communisme réel. Il nous suffira d’une heure pour cela. M’avez‑vous compris?
G.‑ Oui bien sûr. Vous venez de nous dire la classique vérité que personne ne détruit ce dont il veut hériter. Bien, soit ! Tout le reste est agilité sophistique. Vous vous basez sur un postulat qui peut être facilement réfuté, celui de l’anti-communisme de Staline. Est‑ce que la propriété privée existe en URSS ? Est‑ce que le profit personnel existe ? Y a t‑il encore des classes ?.. Je ne poursuivrai pas par une énumération de faits. A quoi bon!
R.‑ Je suis déjà convenu qu’il y a bien ici un Communisme formel. Dans tout ce que vous énumérez, il ne s’agit que de pures formes.
G.‑ Vraiment ? Mais dans quel but ? Par simple entêtement ?
R ‑ Non, bien sûr ! C’est par nécessité. Il est impossible d’éliminer l’évolution matérialiste de l’histoire. Tout au plus peut‑on la retarder. A quel prix ? Au prix de son acceptation théorique, afin de la détruire en pratique. La force qui entraîne l’humanité vers le Communisme est si indomptable, que seule cette même force, retournée et opposée à elle‑même, peut permettre de ralentir son développement, plus précisément de ralentir le progrès de la Révolution.
G.‑ Un exemple ?
R.‑ L’exemple le plus évident : avec Hitler. Il avait besoin du Socialisme pour vaincre le Socialisme : c’est en cela que consiste son Socialisme très antisocialiste qu’est le National‑Socialisme. Staline de même a besoin du Communisme pour vaincre le Communisme. Le parallèle est évident. Mais malgré l’anti-socialisme d’Hitler et l’anticommunisme de Staline, tous deux, contre leur gré et à leur corps défendant, créent néanmoins de manière transcendante le Socialisme et le Communisme !.. Eux et beaucoup d’autres avec eux. Volontairement ou non, consciemment ou non, ils créent le Socialisme et le Communisme formels, dont nous, communistes marxistes, nous devons inévitablement hériter.
G.‑ Héritage ? Pour qui l’héritage ? Le trotskisme est complètement liquidé !
R.‑ Vous pouvez le prétendre, mais vous n’y croyez pas vous‑même. Aussi grandes que puissent être les liquidations, nous communistes, nous leur survivrons. Le long bras de Staline et de sa police ne peuvent atteindre tous les communistes.
G.‑ Rakovski, je vous demande, et au besoin je vous ordonne, de vous abstenir d’insinuations agressives. Ne dépassez pas les bornes, en profitant de votre « immunité diplomatique » !..
R.‑ Ai‑je des lettres de créance ? De qui suis‑je l’ambassadeur?
G.‑ Précisément de ce trotskisme insaisissable, si nous convenons entre nous de l’appeler ainsi.
R.‑ Je ne puis être un diplomate du trotskisme, comme vous le suggérez. Je n’ai pas reçu le droit de le représenter et je ne me suis pas chargé de ce rôle de moi-même. C’est vous‑même qui me l’avez donné.
G.‑ Je commence à vous faire confiance. Je note en votre faveur qu’à mon évocation de ce trotskisme, vous ne l’avez pas nié. C’est déjà un bon début.
R. Comment pourrais‑je le nier. Après tout, ne l’ai‑je pas mentionné moi‑même?
G.‑ Puisque nous avons reconnu l’existence de ce trotskisme spécial, dont nous sommes mutuellement convenus, je désire que vous me fournissiez des faits concrets, indispensables pour l’investigation de notre sujet.
R.‑ Oui, je serai à même de vous dire ce que vous estimez nécessaire de savoir ; je le ferai de ma propre initiative, mais il ne me sera pas possible d’affirmer que c’est toujours aussi « LEUR » pensée.
G.‑ Soit, c’est bien ainsi que je le considérerai.
R.‑ Nous sommes d’accord qu’actuellement l’opposition ne peut être intéressée par le défaitisme et la chute de Staline, puisque aujourd’hui nous n’avons pas physiquement la possibilité de le remplacer. Nous convenons bien de cela tous deux. C’est donc un fait incontestable. Cependant il existe un agresseur possible : le voici, c’est ce grand nihiliste d’Hitler qui, avec son arme terrible qu’est la Wehrmacht vise à conquérir tout l’horizon.
Que nous le voulions ou non, il l’utilisera contre l’URSS. Convenons donc que, pour nous, c’est le facteur inconnu. Etes‑vous d’accord que le problème a été correctement énoncé ?
G ‑ Il est bien posé. Mais je peux dire que pour moi il n’y a pas là de facteur inconnu. Je considère l’attaque d’Hitler contre l’URSS comme inévitable.
Pourquoi ? C’est très simple, parce que celui qui maîtrise ce facteur est tenté par l’attaque. Hitler est le seul condottiere du Capitalisme international.
R.‑ Je suis bien d’accord qu’il y a un danger, mais de là à penser sur cette base que l’attaque contre l’URSS est inévitable, il y a un abîme.
G.‑ L’attaque contre l’URSS est prédéterminée par l’essence même du Fascisme. Mais en plus, il y est poussé par tous les Etats capitalistes qui lui ont permis de réarmer et d’en acquérir les bases économiques et stratégiques. C’est tout à fait évident.
R.‑ Vous oubliez quelque chose de très important. Le réarmement d’Hitler et l’aide qu’il a reçue jusqu’à présent des nations du Traité de Versailles ‑notez bien cela‑ lui ont été fournis au cours d’une période trés spéciale : lorsque nous pouvions encore devenir les héritiers de Staline, en cas de défaite de ce dernier, et alors qu’une opposition existait encore… Considérez‑vous donc ce fait comme un simple hasard, une simple coïncidence dans le temps ?
G.‑ Je ne vois aucun lien entre l’accord des Puissances de Versailles au réarmement d’Hitler et l’existence de l’opposition… La trajectoire de l’hitlérisme est en soi claire et logique. L’attaque de l’URSS fait partie de son programme depuis longtemps. La destruction du Communisme et l’expansion vers l’Est sont des dogmes qui figurent dans le livre Mein Kampf, ce Talmud du national-socialisme… Mais que vous, les défaitistes, vous vouliez tirer profit de cette menace contre l’URSS, c’est tout naturellement en accord avec votre démarche de pensée
R.‑ Oui, à première vue cela apparaît naturel et logique, mais trop naturel et trop logique pour être la vérité.
G.‑Pour parer à ce risque et afin qu’Hitler ne nous attaque pas, nous devrions nous fier à une alliance avec la France !..
Mais ce serait une naïveté. Cela signifierait que nous considérons le Capitalisme comme prêt à faire des sacrifices simplement pour sauver le Communisme.
R.‑ Si nous poursuivons cette discussion sur le seul fondement des concepts qui servent aux meetings de masse, alors vous êtes dans le vrai.
Mais si vous êtes sincère dans ce que vous venez de me dire, alors, vous m’en excuserez, mais vous me décevez… J’avais cru que la stratégie de la fameuse police stalinienne se situait à un niveau autrement plus élevé !
G.‑ L’attaque hitlérienne contre l’URSS est en plus une nécessité dialectique ; c’est la même chose que l’inévitable lutte des classes, mais à l’échelle internationale Aux côtés d’Hitler, il y a l’ensemble du Capitalisme.
R.‑ Eh bien, croyez-moi, à la lumière de votre dialectique scolaire, je forme une opinion bien négative de la culture politique du stalinisme ! J’écoute vos paroles comme Einstein pourrait écouter un écolier parler de physique à quatre dimensions. Je constate que seul le Marxisme élémentaire vous est familier, c’est à dire sa version démagogique et populaire.
G.‑ Alors si vos explications ne sont pas trop longues et générales, je vous saurais gré de m’expliquer quelque peu votre… Marxisme quantique, ou votre Relativité marxienne.
R.‑ Il n’y a pas de place ici pour l’ironie. Je parle avec les
meilleures intentions. Dans ce même Marxisme élémentaire qui est enseigné jusque dans les universités de Staline, vous pouvez trouver la phrase qui contredit toute votre thèse sur le caractère inévitable de l’attaque d’Hitler contre l’URSS. On vous enseigne ainsi que la pierre angulaire du Marxisme est ce concept que, d’après ce que l’on suppose, les contradictions seraient la maladie fatale et incurable du Capitalisme… C’est bien exact, n’est‑ce pas ?
G.‑ Oui, bien sûr !
R.‑ Mais si les choses sont réellement telles que nous accusons le Capitalisme d’être imprégné de contradictions capitalistes continuelles dans la sphère économique, pourquoi alors ne devrait‑il pas en souffrir aussi en politique ?
Le politique et l’économique n’ont pas d’importance en soi : ce ne sont que des conditions de mesure de l’essence sociale : des contradictions se font jour dans la sphère sociale et sont simultanément réfléchies dans l’économie ou la politique ou dans les deux à la fois. Il serait absurde de tabler sur la faillite en économie, et en même temps sur l’infaillibilité en politique ‑ ce qui est en quelque sorte essentiel, absolument essentiel, pour que devienne inévitable une attaque contre l’URSS, selon votre postulat.
G.‑ Vous voulez dire que vous faites totalement confiance aux contradictions, à la fatalité et au caractère inévitable des erreurs qui doivent être commises par la bourgeoisie et qui empêcheront Hitler d’attaquer l’URSS. Je suis un marxiste, Rakovski, mais là, entre nous, et afin de ne pas vous donner prétexte à vous irriter contre un simple activiste, je vous dis que malgré toute ma foi en Marx, je ne peux pas croire que l’URSS n’existe que grâce aux fautes de ses ennemis… Et je pense que Staline partage ces mêmes vues.
R.‑ Mais je le crois aussi… Ne me regardez pas comme cela, je ne plaisante pas et je ne suis pas fou.
G.‑ Permettez‑moi au moins d’en douter, jusqu’à ce que vous m’ayez donné la preuve de vos dires.
R.‑ Comprenez‑vous maintenant que j’avais des raisons de qualifier votre culture marxiste de douteuse ? Vos arguments et vos réactions sont identiques à celles d’un quelconque activiste du rang
G.‑ Et elles sont fausses ?
R.‑Elles seraient correctes au niveau d’un petit cadre, d’un bureaucrate, et pour la masse. Elles conviennent au simple combattant… Eux doivent croire cela et le répéter mot pour mot, tel que c’est écrit. Mais écoutez‑moi, pour apprendre ce qui est vraiment confidentiel. Avec le Marxisme vous obtenez le même résultat qu’avec les anciennes religions ésotériques. Leurs adeptes ne devaient connaître que ce qui était le plus élémentaire et le plus simpliste, ce qui suscitait leur foi, c’est-à-dire ce qui est le strict essentiel, aussi bien alors en matière de religion qu’aujourd’hui dans l’œuvre de la Révolution.
G.‑ Vous voulez, n’est‑ce pas, m’ouvrir le Marxisme mystique, une autre sorte de franc‑maçonnerie ?
R.‑ Non, il ne s’agit pas d’ésotérisme. Bien au contraire, je vais vous l’expliquer avec grande clarté. Le Marxisme, avant d’être un système philosophique, économique et politique, est une conspiration pour la Révolution. Et comme pour nous la Révolution est le seul absolu, il s’ensuit que la philosophie, l’économie et la politique n’ont de vrai qu’en ce qu’elles mènent à la Révolution.
La vérité fondamentale (appelons‑la subjective) n’existe pas en économie, en politique, ni même en morale ; à la lumière de l’abstraction scientifique, c’est, soit la vérité, soit l’erreur ; mais pour nous, sujets de la dialectique révolutionnaire, il n’existe pas d’autre vérité. Est donc la seule vérité tout ce qui est révolutionnaire, et telle était bien la pensée de Marx. C’est en fonction de cela qu’il nous faut agir. Rappelez‑vous cette phrase de Lénine répliquant à qui lui démontrait par toutes sortes d’arguments que son intention contredisait la réalité : « Je pense, moi, que c’est réel », répondit‑ il. Pensez‑vous que Lénine disait des absurdités ? Pas du tout : pour lui toute réalité, toute vérité, n’avait qu’une valeur relative par rapport à la seule et absolue vérité et réalité : la Révolution.
Marx fut un génie. Si ses oeuvres avaient simplement consisté en une critique approfondie du Capitalisme, cela seul aurait déjà été en soi une œuvre scientifique insurpassable : mais là où ses écrits sont ceux d’un maître, c’est où il suscite un effet d’apparente ironie. « Le Communisme, dit‑il, doit vaincre, parce que le Capital lui donnera cette victoire, tout en étant son ennemi« . Telle est la thèse magistrale de Marx… Peut‑on pousser l’ironie plus loin ? Et donc, pour être cru, il lui a suffi de dépersonnaliser le Capitalisme et le Communisme, en transformant l’individu humain en individu acteur conscient, ce qu’il fait avec un extraordinaire talent de jongleur. Telle fut la méthode de son astuce, dans le but de démontrer aux capitalistes qu’ils sont une réalité du Capitalisme et que le Communisme peut triompher par l’effet d’un idiotisme spontané ; car sans la présence d’un immortel idiotisme dans l’homo economicus, ne pourraient apparaître en lui ces continuelles contradictions que proclame Marx.
Etre capable d’effectuer la transformation de l’homo sapiens en homo stultum3, c’est posséder une puissance magique capable de faire redescendre l’homme jusqu’en bas de l’échelle zoologique, c’est-à-dire au niveau de la brute, de l’animal.
Or c’est seulement si à l’époque de l’apogée du Capitalisme on trouve l’homo stultum que Marx peut formuler sa proposition axiomatique : les contradictions + le temps = le Communisme.
Croyez-moi, lorsque nous, qui sommes initiés à cette astuce, nous contemplons le portrait de Marx qui se trouve par exemple dans l’entrée principale de la Loubianka4, nous ne pouvons nous empêcher d’éclater intérieurement de ce rire dont Marx nous a contaminés : nous l’apercevons riant dans sa barbe à la face de toute l’humanité.
G.‑ Et vous osez rire du savant le plus révéré de toute l’humanité ?
R.‑ Moi, m’en moquer? Mais pas du tout, j’exprime par là ma plus grande admiration! Pour que Marx ait été capable de tromper tant d’hommes de science, il fallait bien qu’il les surpassât tous… Car pour juger de Marx dans toute sa grandeur, il faut considérer le vrai Marx, Marx le révolutionnaire, Marx jugé par son Manifeste. Cela veut dire Marx le conspirateur, car durant sa vie la Révolution en était au stade de la conspiration. Ce n’est pas pour rien que la Révolution est redevable de son développement et de ses récentes victoires à ces conspirateurs là.
G.‑ Vous niez donc l’existence d’un processus dialectique de contradictions du Capitalisme qui conduise au triomphe final du Communisme ?
R.‑ Vous pouvez être sûr que si Marx avait cru que le Communisme n’obtiendrait la victoire que grâce aux contradictions du Capitalisme, il n’aurait jamais alors, et pas une seule fois, fait mention de ces contradictions dans aucune des milliers de pages de son oeuvre scientifique. Tel était en effet l’impératif catégorique de la nature réaliste de Marx : non pas du Marx savant, mais du Marx révolutionnaire. Le révolutionnaire, le conspirateur, n’aurait jamais dévoilé à son adversaire le secret de son futur triomphe…
Il ne lui aurait jamais dévoilé cette information ; bien au contraire, il lui aurait fourni la désinformation dont vous faites usage en contre-conspiration. N’êtes-vous pas d’accord ?
G.‑ Quoi qu’il en soit, nous voilà arrivés selon vous à la conclusion qu’il n’y a pas de contradictions dans le Capitalisme, et que si Marx en parle, c’est seulement à titre de méthode stratégique révolutionnaire, n’est‑ce pas ?
Mais pourtant, les contradictions colossales et sans cesse croissantes du capitalisme, elles sont bien visibles ! Et donc, on arrive à la conclusion que Marx, tout en ayant menti, dit la vérité.
R.‑ Vous êtes dangereux comme dialecticien lorsque vous desserrez les freins de votre dogmatisme scolastique, et que vous donnez libre cours à votre inventivité personnelle. Oui, c’est bien cela, Marx disait la vérité lorsqu’il mentait. Il mentait lorsqu’il induisait en erreur en ayant défini les contradictions comme étant » permanentes » dans l’histoire de l’économie capitaliste et en les ayant appelées « naturelles et inévitables »; mais en même temps, il disait la vérité, parce qu’il savait que les contradictions seraient créées et se développeraient en une progression croissante jusqu’à leur apogée.
G.‑ Cela signifie, pour vous, qu’il existe une antithèse
R.‑ Non, il n’y a pas ici d’antithèse. Marx ment pour des raisons tactiques sur l’origine des contradictions du Capitalisme, mais non sur leur réalité évidente. Marx savait comment elles furent créées, comment elles devinrent plus aiguës, et comment les choses évoluèrent vers une anarchie générale dans la production capitaliste, ce qui se produisit avant le triomphe de la révolution communiste. Il savait que cela arriverait, parce qu’il connaissait ceux qui créèrent ces contradictions.
G.‑ Voilà une bien étrange révélation et de curieuses nouvelles, cette assertion et cet exposé des circonstances qui font que ce qui mène le Capitalisme à son » suicide », selon l’expression bien trouvée de l’économiste bourgeois Schalenbach, n’est pas l’essence même et la loi interne du Capitalisme. Mais il m’intéresse de savoir si nous en arriverons à des questions de personnes par cette voie là?
R.‑ Ne l’avez‑vous pas senti intuitivement ? N’avez‑vous pas remarqué combien chez Marx les mots contredisent les intentions? Il déclare la nécessité et le caractère inévitable des contradictions du Capitalisme en prouvant l’existence du surplus de valeur et de l’accumulation du profit, c’est-à-dire qu’il prouve ce qui existe en fait. Il invente agilement la proposition qu’à une concentration croissante des moyens de production doit correspondre une masse croissante de prolétariat, une force plus grande pour créer le Communisme, n’est‑ce pas ?
Maintenant continuons : en même temps qu’il énonce cette assertion, il fonde l’Internationale. Or l’Internationale, dans l’œuvre de la lutte des classes au jour le jour, est « réformiste », c’est à dire que c’est une organisation dont l’objectif est de limiter le surplus de valeur et, lorsque c’est possible, de l’éliminer. C’est pourquoi, objectivement, l’Internationale est une organisation contre-révolutionnaire et anticommuniste d’après la théorie de Marx.
G.‑ Voilà donc maintenant que Marx est un contre-révolutionnaire et un anticommuniste!..
R.‑ Vous voyez donc maintenant comment l’on peut utiliser la culture marxiste originelle. On ne peut que décrire l’Internationale comme contre-révolutionnaire et anticommuniste, cela avec exactitude logique et scientifique, si l’on ne voit dans les faits rien d’autre que leurs résultats immédiatement visibles, et dans les textes que la lettre. On en vient à des conclusions aussi absurdes, parce qu’elles semblent être évidentes, lorsqu’on oublie que les mots et les faits dans le Marxisme sont sujets aux règles strictes de la science la plus haute, celle de la conspiration et de la Révolution.
G.‑ Finirons‑nous par aboutir aux conclusions finales ?
R.‑ Oui, dans un moment. Si la lutte des classes dans la sphère économique s’avère devenir réformiste à la lumière de ses premiers résultats, et pour cette raison contredit les présupposés théoriques qui déterminent l’établissement du Communisme, elle est en fait, dans son sens réel et véritable, purement révolutionnaire. Mais, je le répète, elle est soumise aux règles de la conspiration, ce qui veut dire à celles de se masquer et de cacher ses objectifs réels… La limitation du surplus de valeur et ainsi de l’accumulation comme conséquence de la lutte des classes, ce n’est qu’une affaire d’apparence, une illusion, afin de stimuler le mouvement révolutionnaire dans les masses.
Une grève est déjà une tentative de mobilisation révolutionnaire. Indépendamment de son succès ou de son échec, son effet économique est l’anarchie. Le résultat est que cette méthode, présentée en vue de l’amélioration de la situation économique d’une classe, amène l’appauvrissement de l’économie en général. Quels que puissent être l’échelle et les résultats d’une grève, elle amène toujours une réduction de la production.
Le résultat en est : plus de pauvreté, ce dont la classe laborieuse ne peut se libérer. Voici déjà quelque chose. Mais ce n’est ni le seul résultat ni le plus important. Comme nous le savons, le but unique de toute lutte dans la sphère économique est de gagner davantage et de travailler moins. Telle est l’absurdité de l’économie, mais selon notre phraséologie telle est la contradiction, qui n’a pas été aperçue par les masses, qui sont aveuglées en permanence par une augmentation des salaires, laquelle est immédiatement annulée par une augmentation des prix. Et s’il y a limitation des prix par l’action gouvernementale, la même chose survient : la contradiction entre le désir de dépenser plus et de produire moins est caractérisée ici par l’inflation monétaire. Et c’est ainsi que l’on entre dans un cercle vicieux : grève, faim, inflation, faim.
G.‑ Excepté pourtant lorsque la grève a lieu aux dépens du surplus de valeur du Capitalisme.
R.‑ Théorie, pure théorie que cela ! Puisque nous sommes entre nous, prenez n’importe quel annuaire statistique concernant l’économie de n’importe quel pays, et divisez les rentes et le revenu total par le nombre de tous les salariés, et vous verrez quel résultat extraordinaire en ressort. Ce résultat est le fait le plus contre-révolutionnaire qui soit, et l’on doit garder sur lui le plus total secret. Ceci parce que, si vous déduisez du dividende théorique les salaires et dépenses des directeurs qui seraient la conséquence de l’abolition de la propriété privée, presque toujours il reste un dividende qui est négatif pour le prolétariat. En réalité, c’est toujours une perte si l’on considère en plus la réduction qui s’en suit dans le volume et la qualité de la production.
Comme vous allez le voir maintenant, un appel à la grève comme moyen d’obtenir une amélioration rapide du bien‑être du prolétariat n’est qu’une excuse : c’est un alibi nécessaire pour obliger à commettre un sabotage de la production capitaliste. C’est ainsi qu’aux contradictions dans le système bourgeois s’ajoutent des contradictions pour le prolétariat : c’est l’arme double de la Révolution, et ‑ c’est l’évidence même ‑ elle n’opère pas toute seule : elle possède une organisation, des chefs, une discipline et, par-dessus tout, elle compte sur la stupidité.
Ne soupçonnez‑vous pas que les contradictions du Capitalisme si souvent mentionnées, et en particulier ses contradictions financières, sont aussi organisées par quelqu’un ?.. A titre de fondement pour ces déductions, je vous rappellerai que dans sa lutte économique, l’Internationale prolétaire coïncide avec l’Internationale financière, puisque l’une et l’autre produisent l’inflation, et s’il y a coïncidence, on doit penser qu’il y a aussi accord entre elles. Ce sont ses propres termes.
G.- Je soupçonne là une énorme absurdité, ou l’intention de filer un nouveau paradoxe, car je ne peux pas imaginer ce que vous dites. Vous semblez vouloir suggérer l’existence de quelque chose comme une seconde Internationale communiste, mais capitaliste, naturellement ennemie.
R.‑ Très exactement. Lorsque j’ai mentionné l’Internationale financière, je pensais à elle comme à un Kominterm; mais ayant admis l’existence de ces deux « Komintern », je ne dirai pas pour autant qu’ils sont ennemis.
G.- Si vous voulez nous faire perdre du temps avec vos inventions et vos fantaisies, je dois vous avertir que vous avez choisi le mauvais moment…
R.‑ Dites, est‑ce que vous croyez que je suis comme la courtisane des « Mille et une Nuits », qui usa de toute son imagination pendant une nuit entière pour sauver sa vie? Ce n’est pas mon cas. Si vous pensez que nous nous écartons du sujet, vous vous trompez.
Mais afin de parvenir à ce que vous avez pris comme notre objectif, et si je ne veux pas échouer, il me faut d’abord vous éclairer sur les questions les plus importantes, en ayant en tête votre méconnaissance de ce que je pourrais appeler le « haut Marxisme ». Je ne peux m’abstenir de ces explications nécessaires, car je sais trop bien qu’il y a ce manque de connaissances au Kremlin… Permettez‑moi donc de poursuivre.
G.‑Vous pouvez continuer. Mais s’il s’avère que tout cela devait être jugé comme n’étant qu’une perte de temps pour exciter l’imagination, alors cet amusement aura certainement un triste épilogue. Je vous aurai averti.
(à suivre)
1 Oberkommando der Wehrmacht, le haut état-major de l’Armée allemande.
2 Le ministre des Affaires Etrangère, à cette époque Litvinov (1876-1951) de son vrai nom Henoch Wallach-Finkelstein. Il signa avec Laval le pacte franco-sociétique de 1935. Comme il avait vécu en France et épousé une Anglaise, on comprendra plus loin pourquoi Staline dut le remplacer (par Molotov) en mai 1939.
3 Allusion au fameux wagon plombé qui permit à Lénine et à ses compagnons de traverser en pleine guerre toute l’Allemagne jusqu’en Suède afin d’aller prendre la direction de la révolution bolchevique puis de signer la paix séparée de Brest-Litovsk (qui permit à l’Allemagne de se renforcer sur le front ouest).
3 Homme stupide.
4 Le siège de la police à Moscou.