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Par le P. Heinrich Pesch sj
Éthique et Économie1
P. Heinrich Pesch sj2
Résumé : L’éthique et l’économie ont le même objet matériel : toutes deux s’intéressent à l’activité humaine. Mais elles ne le font pas du même point de vue. L’économie s’intéresse à l’efficacité dans la production et la consommation des biens ; l’éthique à la qualification morale, bonne ou mauvaise, des actions. Il existe cependant une relation entre les deux, une nécessaire cohérence entre la pratique de la justice et de la charité dans une société et sa prospérité. Ce lien est appelé »principe d’unité culturelle » par le P. Heinrich Pesch. Il subordonne la finalité de l’économie aux finalités plus hautes de la société politique et de la personne humaine. Or, l’individualisme régnant depuis plusieurs siècles, tant dans l’interprétation des Écritures que dans la pensée juridique, a faussé, à la suite d’Adam Smith, le développement de la science économique en faisant de l’égoïsme une sorte de guide.
Mais ce principe de (fausse) liberté absolue finira par détruire la « communauté » économique.
L’économie comme science ne perd-elle pas son autonomie s’il est reconnu que la loi morale a une influence décisive sur le développement de la doctrine économique ? Absolument pas ! Une discipline tire son autonomie comme science distincte du fait qu’elle a son propre objet formel. Ceci veut dire qu’elle traite son objet d’un point de vue différent de toute autre science, ex officio. Par exemple, la médecine s’occupe du même corps naturel que la chimie, mais elle le fait pour guérir alors que la chimie l’étudie et l’analyse seulement pour ses propriétés chimiques. Droit, éthique économie: tous, dans une large mesure, ont en commun le même objet matériel. Ce qui signifie que tous s’occupent de propriété, d’argent, de lettres de change, de sociétés, d’échange, d’achat, de crédit, etc. Cependant, chaque science ne s’intéresse qu’à des aspects totalement différents des mêmes faits et phénomènes.
Le droit s’occupe de réglementation légale et de conséquences juridiques, alors que l’économie s’intéresse à leur importance pour l’économie nationale et à leur impact sur celle-ci. L’éthique, pour sa part, s’occupe de ce qui est moralement bon, en d’autres mots, de savoir si les actes et transactions sont moralement bons ou mauvais. Ainsi l’économie a un objet formel différent de celui de la science morale. Ce n’est pas le rôle de l’économiste de définir ce qui est moralement bon ou répréhensible.
Utilisant la raison humaine comme mesure, il examine et évalue les activités et institutions économiques simplement par rapport à leur justesse économique, c’est-à-dire en termes de leur portée sur le bien-être matériel de la nation. Par conséquent, l’économie s’affirme par elle-même comme une discipline autonome, tout comme la science morale.
Les deux disciplines ont beaucoup à apprendre l’une de l’autre. Mais cela ne revient pas à dire que l’économie peut se couper de la loi morale, ni même en faire abstraction. Ce qui transgresse la loi morale ne pourra jamais, en aucun cas, être trouvé correct par la raison. Ce qui est immoral ne pourra jamais, in fine, être économiquement correct. Par conséquent, l’éthique sert de test pour évaluer la conformité des thèses économiques et apparaît comme une sorte de phare pour la recherche économique. Quiconque méconnaît ce phare finira naufragé dans l’immense océan de l’erreur.
Examinons maintenant plus en détail la relation entre l’éthique et l’économie :
1. Toute recherche des causes, en économie, sera incomplète si elle ne prend pas en compte l’énorme importance de leurs dimensions éthiques. Nous savons par expérience que le bien-être matériel d’une nation est indéniablement conditionné par l’application pratique de la loi morale ou, en d’autres mots, par la mesure selon laquelle la morale s’applique à la vie nationale et économique.
Il peut bien arriver que, lorsque nous traitons exclusivement de la relation entre l’homme et les choses matérielles, comme dans des affaires de technologie et autres, le point de vue « purement économique » l’emporte. Cependant, les relations de personne à personne, de citoyen à État, de nation à nation, même lorsque ce sont des relations typiquement économiques, ne sont pas exclusivement des affaires d’utilité économique.
Il est à peine possible de contester le fait, spécialement du point de vue économique, qu’il y aura une énorme différence entre une société où la justice, l’honnêteté et la charité sont exercées en pratique, et une autre où règne la forme d’égoïsme la plus brutale.
Erwin Nasse, peu avant sa mort, m’écrivait: «Je suis plus que jamais convaincu que l’approfondissement et la réalisation des normes qui parlent à la conscience humaine sont beaucoup plus importants pour le progrès économique que ne le sont les institutions économiques.» Des trois facteurs de régulation dans la vie économique: l’État, les organisations professionnelles et la conscience de chaque individu, cet éminent économiste donnait la première place à la conscience humaine. Nous pouvons même dire, en ce qui concerne les deux autres facteurs, que si l’ordre politique et social n’est pas établi sur la base des consciences des citoyens, alors l’ordre économique aussi sera privé de tout fondement solide.
2. L’économiste ne peut pas aller contre les exigences de la loi morale donnée par Dieu lorsqu’il parle en tant qu’économiste. Une telle contradiction ne nierait pas seulement l’application universelle des lois morales ainsi que leur validité pour la vie économique, elle méconnaîtrait aussi la relation véritable entre les buts purement temporels et les finalités principales de l’existence humaine. En outre, elle dépouillerait l’économie de sa nature de science authentiquement culturelle. L’économiste ne peut pas concevoir son objet formel – le bien-être matériel de la nation – autrement qu’en tenant compte de son lien étroit avec la culture humaine en général. Par conséquent, lorsqu’il étudie la manière dont les gens gèrent les biens matériels, il ne doit pas perdre de vue l’unité intrinsèque liant ensemble tous les éléments de la culture humaine, et prendre en compte également les biens d’ ordre supérieur, les buts plus élevés que les gens se donnent dans la vie, la pleine dignité de l’homme, aussi bien que la prospérité complète des individus, des familles et de tous les sujets de l’État.
En d’autres termes, il ne peut pas chercher à promouvoir le progrès économique aux dépens du progrès de l’authentique culture humaine et nationale, ni aux dépens du bien-être national dans son ensemble.
Pour faire comprendre ce point, nous pouvons parler d’une « loi » ou d’un « principe d’unité culturelle » comme une sorte de principe rationnel exprimant l’étroite relation et cohésion entre les sphères supérieures et inférieures de l’activité humaine et sociale. Toute économie, par conséquent, qui ne nie pas cette unité culturelle, arrive obligatoirement à ses propres principes par le processus logique inévitable définissant son objet en conformité avec l’ordre moral et en termes de sa subordination à la loi morale. Ainsi, en développant ses doctrines, si importantes pour le comportement pratique des dirigeants et des citoyens, elle ne peut manquer d’accorder reconnaissance et respect à l’autorité souveraine de la plus haute de toutes les lois qui s’applique partout.
3. Puisqu’ elle est une science sociale, l’économie tire de la philosophie sociale les concepts dont elle a besoin pour construire un système. Par système nous entendons la représentation correcte de l’unité et de la finalité de l’économie quant à sa relation à la finalité de la société politique. L’éthique élève cette finalité au niveau de l’obligation morale et lui donne le genre de stabilité que cette finalité, si elle était restée un pur postulat scientifique, n’aurait jamais acquise. Cette situation, accompagnée d’une appréciation plus profonde de l’unité de la culture humaine, protège le penseur économiste cohérent contre la tentation de rejeter radicalement les considérations humaines et sociales faisant partie de l’éthique, ce qui pourrait arriver quand, découragé, il observe et décrit ce qui se passe dans la vie économique de tous les jours. Elle le protège également contre ce genre d’exagération qu’est la maximisation matérielle absolue dans la production et l’accumulation de richesses, si répandue de nos jours. Elle lui permet aussi de peser correctement les choix relatifs optimaux en respectant le tout de la personne humaine, de la nation, de l’État et de l’humanité.
De cette manière, on est aussi capable de mieux apprécier le fait que la vie économique est exercée non seulement pour les gens, mais aussi avec les gens, et que le développement matériel ne doit pas être accompli en gaspillant les ‘ressources humaines’ – en d’autres mots, par une cruelle élimination impliquant la destruction des faibles – ni en sacrifiant les réalisations culturelles plus élevées. En suivant cette voie, se développe une perspective « sociale » s’exprimant dans des règles de politique économique, comme, par exemple, dans les questions concernant les classes moyennes. Du coup, la solution pour harmoniser les conflits surgissant entre intérêts particuliers et intérêts supérieurs de la communauté politique, sera grandement facilitée. Il ne fera alors plus aucun doute que le bien-être matériel de la nation découlera de la juste fixation des prix, des revenus et de la distribution des richesses, ce que demande précisément l’éthique. Finalement, de cette manière nous arriverons à reconnaître le respect que l’économiste se devrait de témoigner envers la religiosité et la morale concrètes. Certes, l’économiste agit en accord avec son propre objet formel. Il évalue les actes économiques d’après ce qui devrait être en économie, c’est-à-dire uniquement par référence à la tâche de l’économie nationale, et non pas d’après l’aspect moral ou par rapport au but ultime de la vie humaine. Cependant, il ne doit jamais nier ni perdre de vue l’importance et la validité que ces matières relevant d’un ordre supérieur des choses ont dans son domaine. Il les respecte et prend soin de ne pas les violer.
Ce fut le destin malheureux de la science économique que ses premiers essais, traitant les questions économiques de façon systématique, furent faits à une époque où le savoir des siècles antérieurs avait, dans une large mesure, perdu son influence.
Au sommet du royaume de la culture, je veux parler de la religion, le principe individualiste du libre examen était devenu courant. Finalement, chacun piochait dans les Saintes Écritures ce qui lui convenait et paraissait être bon pour lui.
La philosophie aussi se détacha de la tradition des siècles passés. Chaque auteur se mit à développer son propre système. En fin de compte la notion de professeur, selon la définition attribuée à Brentano devint réalité: ‘un professeur est une personne qui est d’une opinion différente’. La pensée juridique devint aussi la proie de l’individualisme. L’État fut supposé être né d’un contrat social. Alors que l’ère chrétienne adhérait à la conviction que la foi et la raison ne peuvent jamais se contredire, le genre de rationalisme alors en vigueur ne voulut plus accepter la Révélation comme garantie de vérité. La connaissance provenant de la raison s’éleva fièrement au-dessus de la foi et en opposition avec elle. Toute connaissance religieuse fut soumise au test de la raison humaine.
Il n’est pas étonnant que dans une telle ambiance l’économie ait aussi grandement souffert de l’absence d’une Weltanschauung métaphysique et éthique ferme et solidement fondée, en d’autres mots, de l’absence d’une saine philosophie. Dans cette conception du monde naturaliste et matérialiste de plus en plus répandue, il manquait une mesure de valeur plus élevée. À la place de la personne humaine libre, réfléchie, moralement responsable, on trouvait un mécanisme naturel dont le but était défini selon un critère utilitaire. En vérité, ce qui émergeait était un genre de vie adapté à « l’instinct de conservation et à l’épanouissement selon un maximum de plaisir et un minimum de peine. » La conception mécanique de la nature humaine par opposition à la conception théologique, la limitation positiviste de notre connaissance aux faits empiriques et positifs, la notion d’évolution géologique, la lutte pour la vie et la survie du plus apte comme principe de progrès, le rejet de toute validité objective de la vérité et des valeurs morales, l’interprétation matérialiste de l’histoire avec son explication économique du développement, le faux idéalisme de la philosophie de Hegel, du kantisme et du plus récent criticisme – bref, tout ce qui était destiné à faire dérailler l’intelligence humaine et à conduire à une recherche plus ou moins indéfendable dans des systèmes philosophiques et des « petits systèmes »– tout cela a retardé et embrouillé le développement de la science économique jusqu’à nos jours. Depuis son origine, ce développement a été victime du principe rationaliste-individualiste.
Ainsi, « l’ordre naturel », tel que le comprenaient les Physiocrates, demandait une situation où tout individu, à qui était accordé la liberté la plus complète et la mise en œuvre de toutes ses capacités ainsi que le droit d’exploiter sans restriction les ressources mises à sa disposition par les circonstances concrètes, pouvait appliquer pleinement son droit « naturel » à la propriété privée et acquérir une propriété selon son intérêt propre dans la société. François Quesnay disait que le commerce intérieur et extérieur le plus sûr, le plus conforme et avantageux, était celui qui permettait la pleine liberté de concurrence: La concurrence libre est immense! En recherchant ce qui est dans son propre intérêt, chacun sera « automatiquement » conduit à poursuivre la voie qui assurera le plus grand profit à la communauté tout entière. Que l’État cesse donc de s’occuper de la vie économique! Laissez faire, telle devrait être la devise de toute puissance publique depuis que le monde est civilisé, comme l’exprimait Vincent de Gournay. Et Turgot voyait dans ces doctrines individualistes rien de moins que « les maximes de la saine raison humaine. » Les références occasionnelles du système physiocratique au principe qu’on ne doit pas nuire à autrui n’étaient que de faibles réminiscences de la morale chrétienne et n’avaient qu’une signification décorative.
Adam Smith (1723-1790) n’était pas un matérialiste. Il s’associa aux Physiocrates et aux Encyclopédistes et adopta certaines de leurs vues, mais pas toutes.
On décèle chez lui un déiste naturaliste. Sa démarche était très empreinte du scepticisme et de l’empirisme de David Hume qui était hostile à la métaphysique. Dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), Smith essaie de présenter un genre descriptif, empirique, d’éthique.
Il nous y explique que la nature, dans une large mesure, nous guide directement par nos instincts innés, donnés par Dieu pour nous acheminer vers notre grande « ultime destinée de nature », le bonheur humain. Dans la vie économique ce sont l’instinct, les passions égoïstes qui l’emportent. À notre objection que le déchaînement de l’égoïsme pourrait facilement aboutir à exclure la plupart des gens du partage des biens terrestres, Adam Smith répond qu’il n’en n’est rien. Au contraire, pour lui ce sont justement les instincts égoïstes, si on leur permet d’agir sans entrave, qui assureront la meilleure distribution des biens. Cette vue optimiste de l’économiste écossais provient de sa Weltanschauung naturaliste-déiste: Dieu a arrangé l’incommensurable totalité du monde de telle sorte que la plus grande somme possible de bonheur sera obtenue par le libre jeu des forces naturelles. Ceci conduit nécessairement à une situation où l’intervention de l’État, particulièrement dans la vie économique, est rejetée car malsaine. Même la sagesse des plus grands hommes d’État ne fait pas le poids contre l’infinie sagesse de Dieu s’exprimant à travers les envies instinctives naturelles. Bref, le libre exercice de l’égoïsme – autodétermination économique, sans entrave, individuelle – constitue la seule base sûre pour la prospérité matérielle de la nation. Voilà le thème sous-jacent à la Théorie des sentiments moraux et qui domine aussi dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
Nous trouvons là, dans ce livre, que maintes et maintes fois « le cours naturel des choses » est accolé à la limitation de la liberté par des forces sociales telles que l’État et autres personnes morales.
Il peut y avoir des exceptions, car l’État n’est pas toujours capable de rester complètement passif dans la vie économique. Mais cela ne modifie en rien le principe directeur inhérent à la conception individualiste: « l’intérêt propre des individus est le compas le plus sûr dans la mer de la vie économique. » (Jacques Wolff).
On peut trouver dans les textes d’Adam Smith des formules sympathiques sur la justice, le bien commun et autres sujets. Ces expressions occasionnelles indiquent des intentions honorables. Loin de nous de mettre en doute les motifs personnels de ce philosophe. Mais cela ne change rien au fait que sa doctrine économique, malgré les autres mérites qu’elle peut avoir par ailleurs, découle d’un principe individualiste faux et même d’une conception pervertie et déformée de l’individu. C’est le genre d’individu qui voudrait n’être guidé que par ses instincts égoïstes, sans égard pour les facteurs qui sont, en fait, nos véritables guides: la raison et la conscience. Et c’est le genre d’individu qui insisterait pour une totale liberté d’agir de cette manière. Certes, Adam Smith n’a pas proclamé la complète indépendance de l’économie par rapport à toute éthique. Cependant, en réalité, il l’a émancipée de toute éthique raisonnable et chrétienne qu’il a remplacée par un fondement basé sur sa philosophie morale empirique, ce qui était donc scientifiquement sans valeur, totalement défectueux, et gros de dangers pour le développement ultérieur de la science économique.
Nous retrouvons ces théories de Smith, poussées à leurs conclusions logiques extrêmes et matérialistes, spécialement dans le libéralisme de Manchester et dans la doctrine proposant que les « lois naturelles » gouvernent la vie économique.
C’est un fait que les instincts égoïstes sont simplement des forces naturelles. Il n’était donc pas difficile de tomber dans le piège consistant à les considérer comme une mise en œuvre de la « loi naturelle. »
L’homme qui nous est présenté sous la forme d’un homo œconomicus arbitrairement inventé, est essentiellement esclave puisqu’il est conduit par des instincts reflétant l’action de la loi naturelle en lui-même, tandis qu’il est censé demeurer libre et sans contrainte de tout pouvoir social et politique extérieur.
Dès lors, dans la mesure où un tel point de vue est incompatible avec celui qui tient l’homme pour un être libre et rationnel, il sera également défaillant pour apprécier correctement la vie sociale ou les obligations morales faisant partie de la vie sociale. Les « lois » économiques ne peuvent, en fait, découler que d’un concept authentique de l’homme et de la société. Mais pour une telle appréciation, nous sommes nécessairement ramenés dans les sphères spirituelle et morale.
Il est rassurant de trouver des économistes matérialistes encore capables d’admettre que l’économie « fait abstraction » de l’éthique seulement en théorie. En pratique, selon eux, la science économique pourrait encore fonctionner « moralement. » Voilà une « abstraction » intéressante; c’est comme si on pouvait étudier l’homme en faisant »abstraction » de sa tête ! Et quelle place serait encore laissée à l’éthique si les instincts, agissant comme « lois naturelles », gouvernaient toutes les activités humaines ?
Dans la sphère de la sociologie darwinienne, la notion individualiste de liberté apparaît dans l’œuvre d’Herbert Spencer (1820-1903). L’idée d’une évolution continue du monde domine chez ce philosophe anglais. Ceci inclut la thèse que les gens efficaces sont assurés des gains qui proviennent de leur plus grande efficacité, alors que les inefficaces n’échapperont pas aux conséquences de leur manque d’efficience.
Ce sont ces lois fondamentales de la biologie, compétition et sélection, qui règnent même dans le gouvernement des peuples, et par là dans le domaine de la vie économique.
Le problème n’est pas de savoir comment protéger et renforcer le faible, mais comment assurer la victoire du fort et la suppression du faible – une philosophie non déguisée de la force brute ! Mais c’est le coût inévitable du progrès… Si l’État intervient dans ce processus pour aider les personnes plus faibles, en restreignant la liberté de ceux qui sont économiquement plus efficients, il violera de ce fait les « lois » biologiques de la nature.
L’industrialisation universelle du monde est le seul but légitime de cette Weltanschauung biologico-évolutionniste et positiviste. Si par là le développement économique entre en conflit avec les lois morales chrétiennes traditionnelles, ce n’est pas plus important que cela ne l’était pour les économistes plaçant l’activité économique sous le règne de la « loi naturelle » agissant à travers les instincts. Ce dont nous avons besoin, ce sont des « lois » parce que toutes les sciences ont des « lois »; mais épargnez-nous la loi morale ! Ayez des rapports avec la science naturelle, la biologie et aussi, plus récemment, avec la psychologie; mais quoi que vous fassiez, n’ayez rien à voir avec l’éthique chrétienne et la science morale !
« Un petit peu plus de sauce éthique », comme le dit si élégamment le philosophe anglais Henry Sidwick, peut vous être permise, mais ne laissez pas les principes moraux exercer quelque influence décisive, parce que la morale est un « élément étranger » ; elle est comme de la rouille pour l’économie. En d’autres termes, elle perd sa valeur et sa validité pour autant qu’elle est prise, elle aussi, dans le processus évolutionniste, et devient une chose changeante à inclure parmi ces réalités qui sont déjà le résultat de la lutte en cours pour l’existence.
La liberté – le grand mot d’ordre du XIXème siècle –, au lieu d’être considérée comme le problème et la finalité (telos) de toute société (et il faudrait alors se demander comment régler les relations sociales et économiques afin que tous les citoyens, et pas seulement les puissants, soient vraiment libres), fut prise également pour devise par l’école allemande de la libre entreprise.
En fait, la liberté individualiste est devenue son principe directeur universel pour garantir les intérêts de l’individu, exactement comme les économies libérales anglaises et françaises la comprenaient. On avait simplement à permettre aux individus d’exercer leur liberté naturelle et de poursuivre leurs intérêts propres sans restriction. Ainsi les nations maximiseraient-elles leur bien-être. Ce n’était pas la liberté dans l’État, mais la liberté sans l’État.
En principe, cela représentait l’indépendance presque absolue de l’individu, bien qu’une telle indépendance ne put se réaliser effectivement en aucun lieu ni aucun temps. Cependant, on insistait sur la libre entreprise en tout objet, à l’exclusion des organisations professionnelles ou des personnes morales obligatoires. On demandait de libres contrats de travail, la liberté de gérer sa propre affaire sans aucune contrainte, l’universelle liberté d’accès signifiant que chacun pouvait travailler et vivre où bon lui semblait. Il devait aussi y avoir liberté d’être propriétaire, y compris du foncier. Toute propriété devait rester ‘liquide’, c’est-à-dire que toutes les restrictions de vente, d’héritage, de division, d’hypothèque devaient être éliminées et évitées pour l’avenir. Qu’il y ait libre concurrence pour la production, pour l’achat et la vente sur le marché, dans le jeu de l’offre et de la demande et dans la formation du prix ! Ayons la liberté des contrats pour demander des intérêts ainsi que pour les transactions sur le marché financier, pour la gestion des sociétés par actions, des syndicats, etc.! Telle est « l’organisation » économique bien comprise préconisée par le libéralisme individualiste.
Dans un tel processus, l’agent économique sera dépouillé de son rôle de citoyen. Pire encore, il ne sera plus ni une personne morale, ni une personne moralement responsable dotée de raison.
Maintenant [en 1917], c’est précisément le moment où nous entendons de nouveau des voix réclamer la liberté économique. Il y a beaucoup d’irritation contre la pression des mesures étatiques obligatoires dans l’économie, surtout chez les hommes d’affaires, tout comme les privilèges mercantilistes étaient autrefois considérés comme des fléaux parmi certains marchands. Nous aussi demandons une plus grande liberté économique pour l’avenir. Cependant, nous ne devons pas permettre à cette économie, rendue plus libre, de redevenir la vieille économie de libre entreprise. Nous ne devons pas nous laisser balloter d’un extrême à l’autre.
L’ordre, non la liberté, est le principe suprême et la meilleure garantie du juste degré de liberté. Vu la grande importance de cette question, nous voudrions ajouter quelques observations.
Le « système » fondé sur la théorie de la libre entreprise, dans sa forme ancienne ou récente, a été appelé simplement le « système de libre concurrence. » On a tenté de faire de cette libre concurrence le principe régulateur de la production et de l’échange. L’ensemble du « système » repose sur trois facteurs dont chacun d’eux a lui-même besoin d’une réglementation. Et même pris ensemble, leur somme ne constitue pas un « principe de régulation. » Ces trois facteurs sont : l’intérêt personnel, la liberté et la concurrence. Avons-nous encore besoin d’une preuve que l’intérêt personnel, c’est-à-dire la poussée de l’instinct, nécessite une régulation ? Et que le genre de liberté du laissez-faire finit trop souvent par être diamétralement opposé à l’ordre et à la réglementation ?
Le troisième facteur, la concurrence, peut en fait agir de façon constructive s’il s’agit d’une rivalité réglementée qui réussit à assurer la qualité tout en offrant une bonne marchandise à un prix raisonnable. Cependant la concurrence n’est pas un « principe » mais seulement un fait, un évènement, un genre de conduite ayant lui-même besoin d’une réglementation.
Et si celle-ci fait défaut, la « libre concurrence » – notez bien que par là nous entendons une libre concurrence absolue – deviendra un danger pour l’économie nationale. Elle supprimera la classe moyenne. Les travailleurs, se faisant mutuellement concurrence, deviendront les victimes de l’esclavage du salaire; et les employeurs eux-mêmes devront chercher refuge dans les cartels. Les consommateurs finiront par se voir offrir sur le marché des produits dangereux pour leur santé, dépourvus de valeur esthétique, de qualité médiocre et superficiels.
Sous le règne d’une telle libre concurrence absolue, qui donc se souciera de moralité s’il peut réussir à gagner un thaler de plus en vendant, par exemple, de la littérature immorale, des photos obscènes ou des contraceptifs ? Demandez à n’importe quel directeur de théâtre qui montre des cochonneries pourquoi il le fait, et il répondra que la concurrence l’y oblige.
Non, la « libre concurrence », telle qu’elle est comprise dans le cadre du système de la libre entreprise, n’est pas un « principe régulateur » de l’économie nationale. On nous répète sans arrêt que la libre concurrence force les prix à baisser jusqu’à leur coût de production, dès lors nous perdons de vue que la libre concurrence absolue n’est pas nécessaire pour arriver à ce résultat. En outre, dans une économie bien réglementée, il existe d’autres méthodes, et bien meilleures, pour garantir des produits authentiques et de bonne qualité. De plus, non seulement le système de libre concurrence, par lui-même, n’offre pas de principe régulateur, mais il prive la vie économique de réels régulateurs bona fide.
L’économie nationale, dans le cadre de la théorie de la libre entreprise individualiste, ne possède qu’un seul organe, un seul point de ralliement: le marché. Toutes les autres liaisons ne sont que des arrangements inventés par les individus pour que chacun puisse se débrouiller à tirer profit du marché.
Le fait que tout le monde ait la même envie de faire un profit, que tous les gens opèrent dans les mêmes conditions et qu’ils fassent tous essentiellement la même chose, représente une sorte de concurrence dans ce qu’ils font. Mais cela n’en fait pas une activité commune. En fait, aucune communauté n’émerge du marché. Ce que vous y trouvez n’est que calcul et dispute. La « communauté » économique nationale, comme telle, se réduit alors à une association de marchés. Comme nous l’avons dit, elle n’a plus en commun d’autre institution que le marché lui-même. Elle n’a pas non plus à protéger quoi que ce soit en dehors de la liberté d’accès au marché, car tout y est la propriété privée de quelque individu.
Dans ce schéma, la liberté pour chacun de se procurer son propre bien-être selon ses capacités est également le meilleur moyen d’assurer le bien-être général, qui n’est que la somme des bien-être individuels. Chacun connaît le moyen d’obtenir son propre bien-être mieux que ne le sauront jamais les autres ; et toute personne comprend cela mieux qu’elle ne comprend toute autre chose. Désirant jouir sans limite de ce qu’elle a acquis, et craignant d’en être privée, chaque personne a la plus forte motivation possible à utiliser son énergie et ses ressources de la manière la plus efficace possible. Affaiblir ce désir ou réduire ce besoin rendrait les gens incapables d’accomplir tout ce qu’ils sont culturellement capables de faire. Liberté et spontanéité s’avèrent donc être, semble-t-il, les deux seuls principes efficaces pour réguler l’économie d’une nation.
Voilà ce que dit l »’évangile » de l’économie de la libre entreprise, d’après les paroles du fondateur du « Parti Allemand du Libre Échange », John Prince-Smith (1809-1874).
Il n’y a plus de place ici pour l’activité régulatrice des corps professionnels et l’État n’est là que pour empêcher les atteintes à la liberté des membres de la libre entreprise; il n’a plus qu’une seule tâche, comme le dit Prince-Smith: assurer la sécurité.
Si nous procédons à l’élimination de toutes les valeurs éthiques et des différents pouvoirs, si, comme force directrice de l’économie, nous installons à leur place l’instinct purement naturel d’amour de soi-même, et si, faisant un pas de plus, nous exigeons la liberté complète pour cette force dans la recherche du profit individuel, alors nous ne devrions pas être surpris des conséquences. Un système qui s’appuie sur des principes faux – comme le fait le système de libre entreprise – et qui de plus est contradictoire, ne peut qu’aboutir à des conséquences absurdes lorsqu’il est mis en œuvre. Et quelles sont ces absurdes conséquences ? Deux mots les résument: capitalisme et socialisme.
1 Source : ch. X de Ethics and the National Economy (1988) traduit de Ethik und Volkswirtschaft (1917). Traduction française par Claude Eon. Ce livre fut écrit par le P. Heinrich Pesch s.j. pour la « Commission pour la loi internationale chrétienne » fondée en 1917 par le « Comité du Travail pour la Défense des Intérêts allemands et catholiques dans la Guerre Mondiale ». Il s’agissait de propositions pour la reconstruction de la loi internationale et de la paix après la guerre.
2 Heinrich Pesch est né le 17 septembre 1854 à Cologne. Son père, un tailleur, s’établit avec ses 6 enfants à Bonn. Heinrich s’inscrivit en 1872 à l’Université de Bonn en théologie, puis en droit. Tôt dans ses études, il suivit des cours de philosophie et d’économie. Entré en 1876 dans la Compagnie de Jésus, il commença son noviciat en Hollande, les jésuites ayant été expulsés d’Allemagne par Bismarck en 1872. Pour ses années de théologie il fut envoyé en Angleterre. Durant cette période, il passa 4 ans, de 1885 à 1888, dans le Lancashire, proche de Manchester, au cœur de la révolution industrielle. Il fut ordonné en 1888. Directeur spirituel du séminaire de Mayence de 1892 à 1900, il écrivit sa première grande œuvre Libéralisme, Socialisme et l’Ordre social chrétien (1 274 pages)dans la maison qu’avait occupée le célèbre évêque social-catholique Mgr W. E. von Ketteler (1811-1877). Après un retour (1901-1902) à l’Université de Berlin où il étudia l’économie, il passa les 23 années suivantes à écrire son monumental Traité d’économie nationale en 5 volumes d’un total de près de 4000 pages. Son œuvre comprend également de très nombreux articles publiés dans les Stimmen aus Maria Laach dont son frère, le distingué philosophe jésuite Tilmann Pesch, était l’éditeur. Il est mort à Valkenburg en Hollande le 16 Avril 1926.