La finalité en biologie

Par P. Joseph Dietrich

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Résumé : Depuis Descartes, mais surtout depuis le scientisme mécaniste du siècle dernier, les causes finales se sont trouvées exclues du raisonnement scientifique. Or, tout être vivant est « finalisé », doté d’organes adaptés à des fonctions. L’auteur, chercheur au CNRS, le montre sur deux exemples tirés des travaux d’Etienne Wolff : le développement embryonnaire et la régénération des membres mutilés.

Expliquer les phénomènes naturels en faisant appel à des « causes finales » est très mal vu par les scientifiques1. Comme sources d’une connaissance vraie, ils n’admettent de prendre en considération que la causalité.

Essayons d’éclaircir cette notion de finalité. Nous le ferons en nous référant à la contribution du grand embryologiste Etienne Wolff à un ouvrage collectif qui a pour titre : « De la causalité à la finalité« 2. J’ai eu le privilège d’être son élève au temps où il était professeur à Strasbourg, avant de l’être au Collège de France, et j’ai été témoin de ses expériences remarquables. Je ne parlerai ici que de l’une ou l’autre d’entre elles.

C’est en embryologie en effet que se rencontrent les faits les moins contestables de la finalité.

Notre auteur adhère aux définitions de la causalité et de la finalité donnée par Lachelier à la suite de Kant. Une « cause efficiente » est un phénomène qui détermine un autre en le précédant. Une « cause finale« , est un tout qui produit l’existence de ses parties. Le tout, dit Etienne Wolff, est un ensemble inexprimé et en quelque sorte mystérieux ; c’est un « possible réel ». Au cours du développement embryonnaire se manifestent des phénomènes et des propriétés qui répondent bien à la définition des causes finales.

Un  premier phénomène est ce qu’on appelle la régulation. Lorsqu’on intervient sur le massif cellulaire formé de 2, 4, 8, 16 cellules ou plus qui sont issues des premières divisions de l’oeuf, chacune des cellules, ou chaque fragment du massif, manifeste la capacité de former un embryon entier.

Les mammifères présentent les plus grandes possibilités de régulation. Chez l’homme, un  seul oeuf peut donner des jumeaux vrais au nombre de 2, ou même 3 ou 4. Ces jumeaux ne se forment généralement pas au premier stade du développement, mais par fragmentation d’un ensemble déjà constitué de milliers de cellules. Chacun des fragments n’était au départ destiné qu’à former une partie d’un embryon. Mais une fois isolé, il manifeste les propriétés d’un tout : il construit ses parties pour reconstituer un embryon entier.

Sur l’embryon de poulet il est plus facile d’étudier expérimentalement le développement embryonnaire. On fait incuber l’oeuf sur lequel on peut aisément intervenir. C’est ainsi que nous avons travaillé à Strasbourg. Lorsqu’on fragmente l’ensemble de cellules formées en début de développement en 2, 3, 4, 5 ou plus de fragments, on obtient le développement d’autant d’embryons distincts. Ce sont des embryons complets, même si leur développement est arrêté plus ou moins tôt.

On ne peut s’empêcher de penser à l’action d’un facteur « tout », le tout qui produit l’existence de ses parties. On peut intervenir sur l’embryon de poulet en enlevant tout le massif cellulaire destiné à donner le tibia de la patte. On constate que l’embryon remplace la partie manquante, en dérivant des cellules dont la destinée était autre, et l’embryon éclôt avec une patte normale. « Le tibia paraît comme ressuscité « .

En ajoutant du matériel en surplus, par exemple le matériel d’un fémur à la suite de celui du tibia, l’embryon réaménage l’ensemble et la patte est parfaitement normale à l’éclosion. Ici aussi un « tout » agit en produisant ses parties de manière, semble-t-il, à atteindre un but.

Un autre phénomène éclairant est celui de la régénération. C’est la propriété qu’ont certains organismes adultes de reconstituer, de réparer ce qui leur manque : par exemple des parties enlevées par accident. De nombreuses espèces de vers plats (Planaires) ont le pouvoir de reconstruire parfaitement la partie, même importante, enlevée par mutilation, ou de subir une refonte complète pour réorganiser un individu complet. Un pouvoir de « régénération » intense existe aussi chez certains Vertébrés. Le Triton dont on a sectionné le membre à n’importe quel niveau, de la main jusqu’à l’épaule, régénère parfaitement la partie manquante. Il régénère également l’oeil qui a été enlevé.

La régénération, dit Etienne Wolff, est encore une manifestation frappante d’une finalité inhérente à l’organisme.

Dans tous les cas, nous sommes en présence d’une commande de l’ensemble sur les parties, subordonnées à la décision d’un tout.

A partir de ces observations nous sommes contraints de reconnaître que la finalité existe réellement. Elle se manifeste de manière évidente dans le domaine du vivant. Mais on est obligé aujourd’hui de reconnaître son existence de manière universelle.

« La cause finale est caractérisée par la tendance globale de l’évolution d’un système vers un état bien défini, mais aussi par le fait que ce but à atteindre reste inchangé malgré les variations, à l’intérieur de certaines limites, des causes efficientes locales le long des routes suivies3… ».

Dans un système, les propriétés locales et les causes efficientes sont liées, de même que les propriétés globales et les causes finales ; mais il y a aussi « des interactions entre les parties et le tout, conduisant à des relations réciproques entre les causes efficientes et les causes finales. Les causes efficientes et finales ne sont pas antinomique mais complémentaires« .


1 Ndlr. Jacques Monod, Prix Nobel de médecine en 1965, écrit par exemple dans son fameux livre, Le Hasard et la Nécessité (Seuil, Paris, 1970 pp.37-38) : « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de « projet ».

(…) Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science. (…) L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie, c’est cette contradiction elle-même.« 

2 A. Favre et coll., De la Causalité à la Finalité, Maloine 1988.

3 A.Favre et coll., op.cit., p.212 et 213.

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