Concurrence ?

Par B. Guillemaind

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Concurrence ?1

Résumé : Depuis Adam Smith, on a érigé la concurrence en un principe économique absolu. Elle assure en effet la baisse des prix. Mais cette concurrence illimitée de cette « guerre des prix » vise la disparition des autres producteurs et a pour effet la dégradation systématique de la qualité des produits. On peut donc se demander si le consommateur y trouve son intérêt véritable, lui qui est aussi, par ailleurs, un producteur. C’est donc l’émulation, et non la concurrence absolue qui engendre le progrès économique et social.

Le principe de la concurrence entre producteurs est souvent invoqué comme une règle absolue du marché et de l’économie, qui ne doit souffrir aucune réserve et n’être freinée par aucune contrainte. Cette théorie absolutiste remonte aux premiers économistes libéraux. Adam Smith disait: « La consommation est l’unique but de toute production et l’on ne devrait jamais s’occuper de l’intérêt du producteur. » Diderot renchérissait : « La concurrence fera baisser les prix et diminuer le prix de la main-d’oeuvre. »

L’activité économique et le travail ont pris l’allure d’une guerre. On ne se bat plus pour des territoires, mais pour conquérir des marchés. On parle de « guerre des prix », de « capitaines d’industrie », de « fonceurs », de « décideurs », de « gagneurs ». On « casse les prix » avec des Mousquetaires et des Attac. La politique commerciale d’une firme doit être « agressive ». On organise des campagnes avec des « cibles » et des « stratégies » pointues. Comme l’avouait un jour G. Clément : « La concurrence, ce n’est pas un jeu ; ce n’est pas un sport, c’est une guerre. Et dans une guerre il s’agit d’éliminer les concurrents. » Eliminer les concurrents ! Tel est l’état d’esprit qui domine aujourd’hui dans le monde du travail. Sans doute le consommateur profite-t-il d’un avantage immédiat. Mais il est illusoire. Car quelle dégradation de la qualité à tous les échelons de la production !

Pour obtenir de hauts rendements, l’agriculture  s’est industrialisée et nos aliments se retrouvent à bon marché en fin de chaîne dans nos assiettes, mais avec une faible valeur nutritive. J’ai été quarante ans artisan carreleur. Eh bien, même l’artisanat est rattrapé par cet état d’esprit. En dehors de quelques bons artisans, tout le monde constate une baisse dans la qualité du travail et du service.

Alors, seriez-vous, me dit-on, contre la concurrence ?

Mais enfin, pourquoi voudriez-vous que je concurrence mon collègue, mon voisin, qui est mon ami ou mon ancien apprenti qui s’est mis à son compte ? Mes enfants vont à la même école que les siens ! Pour l’éliminer ? Lui prendre ses clients ? Débaucher ses salariés ? Lui nuire ? L’empêcher de vivre et rester seul sur le marché ? N’a-t-il pas le droit de vivre lui aussi ? Si je suis le meilleur, n’ai-je pas le devoir de l’aider, de le conseiller pour qu’il se hausse lui aussi au sommet du métier, dans un esprit de confraternité ?

Si nous nous concurrençons, c’est sur le terrain de la qualité. Mais cela s’appelle de l’émulation : ce n’est plus la concurrence sauvage. On dit souvent que la qualité se paye. C’est vrai en régime libéral qui considère que la médiocrité est la norme. Mais le surcoût du bon produit est immoral. C’est la qualité qui doit être la norme, car la production de qualité est une disposition de l’esprit et du coeur qui sublime la conscience professionnelle vers le haut, vers l’excellence, le mieux faire. C’est une compétition vers le sommet de l’art, et non un combat de boxe pour écraser les prix et le concurrent. Smith donne l’avantage exclusif aux consommateurs. Que deviennent les producteurs dans l’affaire ? Ce sont les mêmes : producteurs aujourd’hui, consommateurs demain. C’est le serpent qui se mord la queue : un vrai jeu de fou ! La concurrence des prix est un faux combat. Imagine-t-on que les médecins aient la liberté de leurs prix ?

Quand les libraires, en 1981, furent confrontés aux grands distributeurs, favorables à la liberté des prix du livre, ils obtinrent du pouvoir politique le maintien du prix imposé, assorti d’une possibilité de 5 % de rabais. Ce fut une sage mesure qui sauva les petits éditeurs, les petits libraires et les petits auteurs.

Les boulangers ont redressé leur métier parce qu’ils ont misé sur la qualité et se sont entendus pour vendre la baguette dans une fourchette de prix qui leur assure un revenu décent.

Chaque profession, tous membres confondus, devrait établir les conditions et les limites de la concurrence.

« Tant la concurrence au sens du libéralisme économique que la lutte des classes dans le sens marxiste, sont contre nature», disait Jean XXIII dans Mater et Magistra. Péguy, le fils de la rempailleuse de chaises d’Orléans, exprimait la même opinion : « La concurrence est mauvaise en son principe ; il est mauvais que les hommes travaillent les uns contre les autres ; ils doivent travailler les uns avec les autres. »


1 Repris de Présent du 9/12/04

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