L’Histoire de Jonas est-elle historique ?

Par Dom Jean de Monléon

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Résumé : Soucieux d’échapper aux railleries des incroyants, bien des exégètes contemporains récusent toute vérité historique au récit de Jonas. Pour ce faire la Bible de Jérusalem prétend se couvrir d’un désaccord sur ce point entre les Pères de l’Eglise, et en cite trois : saint Jérôme, saint Grégoire de Naziance, et Théophylacte. L’auteur vérifie ces références et montre, dans chacun des cas, que la réalité du miracle n’a jamais été mise en doute. Au demeurant un naturaliste du British Museum a découvert un requin de 3 mètres intact dans l’estomac d’un cachalot.

Le suprême argument de la critique, pour couvrir ses affirmations, consiste à déclarer que la doctrine de l’Eglise n’est pas unanime sur ce point, et qu’ainsi chacun garde sa liberté d’appréciation.

« Encore moins a-t-on le droit d’objecter la tradition patristique… sur cette question, écrit la Bible de Jérusalem. : les Pères ne sont pas d’accord. La plupart, certes, semblent avoir cru à l’historicité de Jonas, mais certains émettent des doutes ou nous rapportent que, de leur temps, on discutait à ce sujet : cf. Saint Jérôme, Pat. Lat., t. XXV, 1117-1152 ; Saint Grégoire de Nazianze, P.G. XXXV, 505-508 ; Théophylacte, P.G. CXXVI, 960-964.« 

Voilà trois témoins d’importance : il est évident que si leur opinion n’est pas favorable à l’historicité de Jonas, il n’est plus possible de parler d’unanimité de la Tradition. La B.J., il est vrai, en mettant en avant ces noms illustres, manifeste une certaine réserve ; elle se contente de dire qu' »ils ont douté ». D’autres, par contre, sont nettement plus catégoriques : « Beaucoup se demandent, déclare l’un d’eux, s’il faut prendre à la lettre le récit merveilleux de Jonas.

A la suite de saint Grégoire de Nazianze, nous croyons qu’il faut y voir un enseignement religieux, voilé sous la forme d’une parabole11 ; Saint Grégoire de Nazianze est donc campé d’autorité en adversaire de l’historicité de Jonas, et en partisan de la « fiction ».

Puisque la B.J. a la bonté de nous donner la référence, allons à la Patrologie grecque, prenons le tome XXXVème et ouvons-le à la colonne 504. Nous y trouvons un « Discours apologétique » où le saint Docteur, voulant se justifier d’avoir fui dans les solitudes du Pont pour échapper au fardeau de l’épiscopat, se couvre de l’exemple du Prophète, envoyé à Ninive et se sauvant à Tharsis. Il dit :

« Je me suis souvenu d’un trait de l’histoire ancienne et c’est là que j’ai pris conseil pour moi, dans la présente affaire. Car nous ne saurions penser que ces récits ont été écrits à la légère, et qu’ils ne sont qu’un assemblage de mots et de choses inutiles, composé pour amuser les lecteurs, sans autre intention que de donner du plaisir à leurs oreilles. C’est ainsi que les Grecs ont imaginé leurs fables où, se souciant peu de la vérité, ils se contentent , par la grâce des fictions et la séduction des mots, de verser comme un charme dans les oreilles et dans les esprits. Mais nous, qui portons l’esprit de sincérité12 jusque dans les lignes et les points (c’est-à-dire dans les plus petites choses), nous n’accorderons jamais que c’est à la légère que ces actions, même les plus minimes, ont été écrites et rédigées et se sont conservées jusqu’à nous. Elles l’ont été pour que nous ayons sous la main des avertissements et des exemples sur lesquels nous puissions nous régler, quand les circonstances l’exigent ; afin que nous évitions certaines choses, et que nous en épousions d’autres, en suivant ces exemples anciens comme des canons et des modèles »13.

Peut-être suis-je affligé de daltonisme spirituel : mais il me semble que ce passage dit exactement le contraire de ce qu’on voudrait lui faire dire.

Saint Grégoire nous avertit qu’il ne faut pas confondre les récits de l’Ecriture, et spécialement l’aventure de Jonas, avec les fables imaginées par les païens sur le compte de leurs dieux : les premiers sont des événements qui se sont réellement passés (praceis), des faits historiques (istorias) : les autres sont des fables, ou des mythes (praxeis).

Il est vrai que plus loin, le même auteur parle de l' »absurdité apparente du récit » ; et peut-être cette expression a-t-elle trompé un lecteur pressé. Mais le contexte montre clairement qu’elle vise uniquement la phrase où Jonas est dit avoir « voulu fuir hors de la face du seigneur« . Il serait absurde en effet de prendre ces mots au pied de la lettre, et de croire qu’un prophète, un serviteur de Dieu, ait pu s’imaginer un instant qu’il arriverait à se soustraire à la vue de son Créateur.

Passons maintenant à Théophylacte. En voyant la référence qui mentionne quatre colonnes, nous sommes en droit de nous attendre à un exposé substantiel de la question. Cependant, en parcourant attentivement les dites colonnes, on arrive à grand’peine à découvrir (et encore reléguée dans une note au bas de la page) cette seule petite phrase, sur le sujet qui nous occupe : « Il ne faut pas ignorer que quelques-uns (tines)ont pensé que la désobéissance de Jonas, sa fuite et le reste, ne se sont pas passés comme l’histoire les rapporte« . On avouera que c’est un peu maigre pour ranger Théophylacte parmi ces « quelques-uns », et conclure qu’il doute de cette aventure.

Ajoutons enfin, pour montrer à quel point il est nécessaire de passer au peigne fin les allégations de la critique, que, non seulement la phrase de Théophylacte n’a pas le sens que lui attribue la B.J. , mais de plus, qu’elle n’a aucun rapport avec l’histoire de la baleine, puisqu’elle vise uniquement la fuite du prophète à Tharsis, quand il voulut se dérober à sa mission. Et il a soin de nous dire un peu plus loin ce qu’il pense lui-même sur cette affaire. Après avoir raillé l’aveuglement des Grecs qui ne veulent pas croire à l’histoire de Jonas, mais qui ne font cependant aucune difficulté d’admettre qu’Hercule, avalé lui aussi par une baleine, y soit demeuré sain et sauf, pour en ressortir ensuite, avec cette seule marque que la chaleur interne du monstre avait brûlé tous ses poils, le saint docteur continue :

« Il ne faut pas appuyer la solidité de notre vérité sur la pourriture des fables imaginées par les Grecs, et on doit penser que rien n’est impossible, quand Dieu le veut et l’ordonne. (S’il peut faire vivre l’enfant neuf mois dans le sein de sa mère, il peut aussi bien conserver un homme vivant dans le ventre d’un animal). Par conséquent, il ne faut pas refuser notre foi à l’aventure de Jonas, mais au contraire il faut croire sans ambiguïté qu’elle s’est passée tout comme l’écriture le raconte14. »

Ce texte se passe de commentaires.

Enfin, reste Saint Jérôme, « en qui l’Eglise catholique reconnaît et vénère le plus grand docteur que lui ait donné le ciel pour l’interprétation des saintes Ecritures« , dit le Pape Benoît XV15. Il est certain que, s’il a douté de la réalité de l’absorption du Prophète par la baleine, on est en droit de dire que l’Eglise elle-même en a douté.

Voyons donc le texte dont la critique prétend faire état.

« Je n’ignore pas, dit le Saint, que les anciens interprètes ecclésiastiques, tant grecs que latins, ont dit bien des choses sur ce livre (celui de Jonas) et en ont obscurci plutôt qu’éclairci le sens, soulevant tant de questions, que leur interprétation même a besoin d’être interprétée16… »

Or, il suffit de jeter les yeux sur les lignes qui, dans le texte du Docteur dalmate, précèdent cette phrase, pour s’apercevoir qu’elles ne mettent pas le moins du monde en question le sens « littéral » de la prophétie ; elles visent uniquement son explication mystique ou typologique. Saint Jérôme se propose d’interpréter Jonas en tant qu’il est le « type » du Sauveur, et que, par les trois jours et trois nuits passés dans le ventre du monstre, il en a préfiguré la Mort et la Résurrection. Il implore pour cela une assistance particulière du Saint-Esprit, parce que la question a été tellement embrouillée par les anciens commentateurs, que leur interprétation même a besoin d’être interprétée.

Il est clair que l’embrouillage dont il parle ne concerne que les explications allégoriques, laissant entièrement hors de cause le sens littéral de la prophétie. Il va nous donner d’ailleurs sa pensée sans ambages sur ce point, un peu plus loin : « Il y a des gens, je le sais, dit-il, à qui il paraît incroyable qu’un homme ait pu être conservé trois jours et trois nuits dans le ventre d’une baleine. Ces gens sont assurément des fidèles ou des infidèles. Si ce sont des fidèles, ils seront obligés d’ajouter foi à des mystères bien plus grands. Comment trois jeunes gens jetés au milieu des flammes d’une fournaise ardente, demeurèrent-ils si bien indemnes que leurs vêtements n’avaient pas même l’odeur du feu ? Comment la mer recula-t-elle et forma-t-elle de part et d’autre deux espèces de murs, pour livrer passage au peuple israélite ? Comment les lions furieux, excités par la faim, eurent-ils peur en regardant leur proie, si bien qu’ils ne la touchèrent point, comme s’ils avaient eu la raison de l’homme ? Et bien d’autres traits du même genre. Si ces personnes sont des infidèles, comment peuvent-elles croire à toutes les fables de la mythologie, au changement par exemple  de Daphné en laurier, de Jupiter en cygne, en pluie d’or ou en taureau ; prétendre que la divinité est toute-puissante quand il s’agit de choses honteuses, et lui refuser cette toute-puissance, quand, il s’agit de choses honnêtes ? »

Ainsi, bien loin d’accepter un doute quelconque sur la réalité de l’histoire de Jonas, ce « Maître de la Loi Sainte, dont la doctrine est celle du Christ lui-même17 » nous fait entendre clairement qu’il n’y a pas de milieu : ou il faut rejeter tous les miracles de l’Ecriture, ou il faut accepter celui-là.

Tel sera aussi l’argument de Saint Augustin : « La question [qui] concerne Jonas n’est pas tirée de Porphyre, dit-il, mais des plaisanteries habituelles aux païens. On nous dit : Que devons-nous penser de Jonas, qu’on prétend avoir passé trois jours dans le ventre d’une baleine ? Il est extraordinaire et incroyable qu’un homme soit resté englouti avec ses vêtements dans le corps d’une baleine. Si c’est là une figure, vous daignerez nous l’expliquer. Je réponds à ceci, ou bien qu’il ne faut croire à aucun des miracles de Dieu, ou bien qu’il n’y a aucune raison de ne pas croire à celui-ci.

Nous ne croirions pas que le Christ lui-même est ressuscité le troisième jour, si la foi des chrétiens redoutait les railleries des païens. Notre ami ne nous a pas demandé si on devait croire à la résurrection de Lazare le 4ème jour ou à celle du Christ le 3ème. Je m’étonne donc qu’il ait choisi l’histoire de Jonas comme chose incroyable : pense-t-il par hasard qu’il soit plus aisé de ressusciter un mort, que de conserver dans l’énorme ventre d’une baleine, un homme vivant?18

Les témoignages de Saint Jérôme et de Saint Augustin sont donc absolument concordants sur la véracité de l’histoire du prédicateur de Ninive. Ajoutons-leur celui de Saint-Jean Chrysostome. Le célèbre Docteur affirme à plusieurs reprises sa foi au miracle de la baleine. Il dit en particulier, dans ses Homélies sur Saint Matthieu :

« Etait-ce donc une fable (fantasia), une imagination, une création de l’esprit, que Jonas dans le ventre du poisson ? Vous n’oseriez, certes, dire cela. Donc le Christ dans le sein de la terre n’est pas davantage une fable… La figure elle-même démontre la vérité de la mort du Sauveur, car Jonas ne fut pas trois jours dans le ventre de la baleine en imagination, mais en réalité.19 » Nous pourrions multiplier les déclarations de ce genre. Celle-là suffisent à nous faire connaître ce que la foi catholique nous oblige à croire. On sait en effet que pour avoir sur un point quelconque de la doctrine chrétienne, le consentement unanime de la Tradition, il n’est pas nécessaire de totaliser les voix de tous les Pères de l’Eglise, ce qui serait souvent chose difficile. Il suffit de produire le sentiment de quelques-uns de ceux que l’on considère comme « les plus insignes », et de s’assurer que leur opinion n’est contredite par aucune autre20.

Or dans le cas présent, les noms de Jérôme, d’Augustin et de Chrysostome nous offrent sans aucun doute les témoins insignes exigés. Et leur sentiment n’a jamais été contredit par aucun Père orthodoxe.

C’est en vain qu’on essaye de leur opposer Grégoire de Nazianze et Théophylacte : nous avons démontré que cette prétention n’a pas le moindre fondement et que l’autorité de ceux-ci vient au contraire renforcer la leur. Contrairement à la déclaration faite par la Bible de Jérusalem qu’il n’y a pas sur l’histoire de Jonas de tradition patristique, nous sommes en droit d’affirmer, pièces en mains, qu’il y a consentement unanime des Pères en faveur de son authenticité ; que ce consentement se double de celui de tous les commentateurs du Moyen-Age et de la scolastique, dont on peut fouiller les ouvrages sans y trouver jamais une voix divergente ; et qu’en conséquence l’opinion qui soutient que cette extraordinaire aventure est une « fiction » est incompatible avec la foi catholique car, on le sait, le consentement unanime des Pères demande une adhésion de Foi.

Les rationalistes ne manqueront pas de jouer une dernière carte, et de nous déclarer qu’il est impossible d’enseigner aujourd’hui une telle histoire, sans s’exposer à ridiculiser la religion devant la science moderne.

Peut-être en effet, si par « science » on entend celle qui se réclame encore de l’esprit de Voltaire, de Renan, ou de Monsieur Homais. Mais les vrais savants, eux, se montrent beaucoup moins difficiles. Dans un ouvrage tout récent, un de nos meilleurs écrivains maritimes, et l’un des hommes les mieux documentés sur les choses de la mer, n’hésite pas à déclarer :

« Lorsque j’étais enfant, des maîtres sententieux nous parlaient de l’histoire de Jonas : « Fable ridicule ! Les baleines ont un tout petit gosier, et d’ailleurs, c’est bien connu, elles ne se nourrissent que d’animaux minuscules qu’elles filtrent par leurs fanons. Pourquoi une baleine aurait-elle avalé un homme ? » Voici qu’aujourd’hui je lis ces lignes écrites par le Docteur Fraser, du British Museum, autorité mondialement renommée en matière de cétacés . Une observation parfaitement identifiée selon laquelle on trouva, dans l’estomac d’un cachalot, un requin intact de trois mètres, fournit – outre l’information quant aux sortes de créatures qui entrent dans son menu – la preuve la plus évidente de la capacité d’engloutir une masse excédant les dimensions d’un homme adulte.

Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du prophète Jonas, il est bon de savoir que le cachalot se rencontre en Méditerranée »21.

Ainsi la Tradition unanime des Pères de l’Eglise, les découvertes de l’archéologie, et les conclusions des savants compétents en la matière sont d’accord pour nous engager à accepter le récit biblique de Jonas comme une histoire vraie. On s’étonne alors de voir les publications contemporaines se réclamer des découvertes les plus récentes, et de la loyauté scientifique qu’elles entendent pratiquer vis-à-vis des jeunes générations, pour rejeter cette aventure dans la légende.

Car si ces générations « sont éprises de vérité, d’exactitude, de mises au point sérieuses22« , il semble que la « loyauté » à leur égard consisterait, non pas à leur donner comme d’authentiques conclusions scientifiques, des hypothèses essentiellement fragiles, mouvantes et en perpétuel devenir ; mais à leur montrer que la Vérité intégrale, la seule qui puisse apaiser leur soif de savoir et l’inquiétude de leur pensée, est celle qui émane de la Tradition dont l’Eglise est gardienne ; que celle-là n’est jamais en contradiction avec la vraie science. Car, dit le Pape Léon XIII, Dieu étant à la fois le Créateur et Souverain Maître de toutes choses, et l’Auteur des divines Ecritures, il ne peut rien se trouver ni dans la nature, ni dans les monuments de l’histoire qui soit réellement en désaccord avec les Livres Saints.


11 Dom P. Passelecq, Guide biblique, p.62.

12 acrideian, c’est-à-dire l’exactitude, la précision, la justesse, le souci de la perfection.

13 Oratio apologetica, 104,105. Pat. gr., t. XXXV, c. 504.

14 Op. Cit., c. 931.

15 Benoît XV, Encycl. Spiritus Paraclitus.

16 Comment. sur Jonas, prologue, Pat. lat. t. XXV, c. 1.117. Notre critique nous signale aussi la c. 1152 du même tome. Mais je n’y ai pas vu la moindre allusion à l’authenticité historique du livre.

17 Benoît XV, loc. cit.

18 Ep. CII (2ème série). Pat. lat., t. XXXIII, c. 382 et suiv.

19 Hom. XLIII.

20 Cf. Cardinal Franzelin, De divina traditione, Thes. XIV, 2 ; Hurter, Theol. Dogmatica, t. II, Thes. XXVI.

21 G. Blond, La grande aventure des baleines, p.52. Paris, 1953.

22 Robert et Feuillet, Introduction à la Bible, Préface.

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