Accueil » L’oligarchie démocratique

Par Polin Claude

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Claude Polin1

Résumé : On comprend bien que ceux qui, comme Maciej Giertych, ont vécu sous le joug soviétique ou dans les pays satellites, apprécient la démocratie représentative et puissent la souhaiter pour le monde entier. Or les régimes inspirés par la déclaration parisienne ou américaine des droits de l’homme ne se sont plus fondés sur la Révélation et sur la loi naturelle comme le faisait la chrétienté qu’ils ont remplacée. Une réflexion philosophique sur les formes politiques désignées aujourd’hui sous le nom de “démocratie” mais, on le verra, historiquement fort différentes de la démocratie pensée par les Athéniens de jadis, peut aider à comprendre les ressorts qui font le succès des gouvernements aujourd’hui dominants. Il s’agit ici en particulier d’approfondir le concept, au demeurant assez étrange, d’une « volonté générale ».

Entr’aperçues au travers des trous du rideau de fer, les sociétés occidentales, ont souvent passé, sinon pour des paradis terrestres, du moins comme des havres de liberté et de prospérité, auprès de nombreux citoyens des sociétés communistes où l’omnipotence d’un Etat confisqué par un parti unique semblait en avoir ôté la jouissance au plus grand nombre.

Les questions soulevées par une telle conception des choses sont trop nombreuses et délicates pour être traitées en quelques pages. Je me bornerai à quelques réflexions sur l’affirmation qui en est comme l’idée mère : les sociétés européennes modernes, dites libérales, seraient les sociétés où les libertés individuelles sont le mieux protégées de tout arbitraire. Pourquoi ? Parce que le peuple est censé y être souverain, parce que « l’État y serait devenu la propriété de tous », comme dit M. Giertych. Je voudrais suggérer, tout au contraire, d’une part que ce sont des sociétés essentiellement oligarchiques, où le pouvoir est monopolisé par un petit nombre à des fins de profit personnel, tout autant qu’il l’était par les apparatchiks des partis communistes. Mais d’autre part, qu’à la différence de ce qui se passait au-delà du rideau de fer, cet oligarchisme a les faveurs de la plus grande partie de la population.

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On ne comprendrait pas grand-chose à ce qui s’est passé en Europe depuis le XVIe siècle si on ne le rapportait pas d’abord à son origine, c’est-à-dire à l’obsession qui n’a cessé d’y être dominante. Une conviction passablement soudaine (encore que rien de considérable n’arrive qui n’ait d’abord mûri en secret) est apparue d’abord dans de petits cercles intellectuels, puis a envahi de proche en proche toutes les couches de la société : la conviction que l’homme était né libre, mais avait néanmoins toujours été dans des fers, et qu’il était donc temps de les rompre pour qu’il naisse à nouveau – qu’il re-naisse – comme un être qui n’a d’autre nature que d’être libre. Un prurit saisit l’Europe, soudain acharnée à faire du passé table rase, et persuadée d’être à même d’entamer un nouvel ordre des siècles. Tout ce qui pense ou prétend à penser se prit pour Dieu et entreprit de recréer la nature et de renaturer l’homme.

À partir du XVIe siècle, au moins en Europe, l’intelligentsia à la page n’a donc plus qu’un mot en bouche : la liberté de l’homme. Ou plutôt sa libération : il faut libérer l’homme de l’homme, et le grand nombre de l’arbitraire du petit. Certains hommes ont fait accroire qu’ils avaient des titres à commander à leurs semblables, ou ont su leur faire assez peur pour en être obéis ; il faut dénoncer l’imposture, et à la tyrannie de quelques-uns sur tous il faut substituer le gouvernement de tous par tous, à la souveraineté prétendue légitime des rois, la souveraineté, seule légitime, de la Nation, à la soumission à la volonté d’un seul, la libre obéissance à la seule volonté de tous, à cette volonté que Rousseau nommait « générale ».

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Cependant, par-delà les slogans, dire que le pouvoir politique est désormais dévolu au peuple, c’est dire trois choses, qui devraient aller sans dire, mais que, me semble-t-il, on ne dit pas assez.

La première est que la volonté du peuple n’est volonté du peuple, la volonté générale n’est générale qu’autant qu’elle est la volonté de chaque citoyen : qu’un seul n’y reconnaisse pas sa volonté, et l’on n’a plus affaire au gouvernement du peuple par le peuple, mais à l’asservissement d’un citoyen par tous les autres, et à une volonté qui n’est plus légitime parce qu’elle n’est plus la volonté de tous. Autrement dit, l’essence de la volonté générale est d’être la volonté particulière de chaque citoyen particulier, jusqu’au dernier.

Cette évidence élémentaire est le plus souvent ignorée. La volonté du peuple (générale) est trop souvent invoquée comme une autorité à laquelle il est mystérieusement possible aux citoyens de se soumettre comme à un souverain incontestable, mais qui les laisse tous libres, comme à un pouvoir à qui tout est permis puisqu’il est souverain, sans que pour autant on puisse l’accuser de despotisme. Or qui est ce peuple, cette divinité auguste entre toutes, omniprésente mais insaisissable, que tous idolâtrent comme s’ils en avaient une connaissance intime mais que personne n’a jamais vraiment vu, car le peuple c’est tout le monde et personne2 ? Dieu était censé être un mythe au service de l’oppression exercée par des rois, ses grands prêtres : le peuple est devenu Dieu en même temps que Roi, mais la puissance qu’on contestait à Dieu et au roi est devenue entre ses mains légitime et providentielle. Pourquoi ? La réponse, je crois, ne fait guère de doute, et la logique l’impose : s’il existe un être auquel chaque citoyen doive obéissance, mais si en même temps un citoyen doit être un homme qui entend n’obéir qu’à lui-même, alors c’est que cet être n’est pour chaque citoyen qu’un autre lui-même, et que c’est lui-même que chaque citoyen voit dans le peuple.

Une fois de plus, avec le cynisme naïf qui est sa marque, Jean-Jacques Rousseau trahit la raison profonde pour laquelle la préférence pour soi conduit à professer le culte de la volonté de tous : « Pourquoi – écrit-il dans son Contrat Social – tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ?». On ne saurait dire plus clairement qu’en s’agenouillant devant la volonté générale (la volonté du peuple), c’est surtout devant sa propre image que s’agenouille celui qui professe de n’avoir d’autre maître que lui-même.

Le second caractère constitutif de la volonté dite générale est la souveraineté. Depuis que la liberté de tous et de chacun est devenue la finalité suprême de tout système politique légitime, l’opinion courante est : la liberté de tous suppose que tous ensemble disposent d’un pouvoir tel qu’il ne puisse en exister aucun qui lui soit supérieur, tant en dignité qu’en puissance. Le peuple est souverain quand il n’existe ni homme dont le pouvoir doive être sacré pour lui, ni norme, en particulier morale ou spirituelle, qu’il puisse considérer comme obligatoire pour lui avant qu’il n’ait décidé de la tenir pour telle : (« s’il lui plaît même de se faire du mal à lui-même, qui a le droit de l’en empêcher ?», disait Rousseau). Le peuple est souverain quand son pouvoir est absolu, et même quasiment arbitraire, puisque le souverain est seul juge des normes qui doivent commander ses décisions.3 À n’en pas douter, de Jean Bodin qui inventa la notion (en l’appliquant au pouvoir d’un prince) aux révolutionnaires français qui la mirent en application (en conférant la souveraineté au seul peuple), l’idée est toujours la même : il s’agit de conférer à des hommes un pouvoir qui était auparavant jugé ne pouvoir appartenir qu’à Dieu.

Cependant, il faut le répéter et y insister, bien qu’il s’agisse de ce qui devrait être une évidence : des citoyens qui ne veulent rien aliéner de leur liberté ne peuvent concevoir d’obéir à un tel pouvoir qu’autant qu’ils peuvent en même temps le considérer comme leur.

Et non pas seulement le leur en tant qu’ils forment ensemble un corps unique : si toute la nature de l’individu n’est que d’être libre, il n’a pas plus de raison d’obéir à un agrégat de ses semblables qu’il n’en avait d’obéir à un seul, ou à quelques-uns. Le bon sens veut donc que le citoyen ordinaire applaudisse à la souveraineté de la volonté générale pour la même raison pour laquelle il consentait déjà que la volonté générale l’emporte sur la sienne : dans l’un et l’autre cas il se soumet parce qu’en réalité il ne se soumet pas, mais confond la volonté de tous avec sa volonté propre (ce qui fait que plus la volonté générale est éloignée de sa volonté particulière, plus le même citoyen est, comme on peut le constater sans cesse, naturellement porté à considérer ses décrets comme illégitimes et tyranniques, et donc à y être rebelle) ; et s’il souhaite que la volonté générale soit absolue, c’est qu’il veut que la sienne le soit. Si l’idée démocratique, entendue comme l’idée que la volonté du peuple est le seul souverain légitime, est si populaire, si ardemment défendue par le plus grand nombre, ce n’est pas que ce dernier soit subitement tombé sous l’emprise d’un nouveau dieu, c’est parce qu’instinctivement, spontanément, chacun sait que ce nouveau dieu, c’est lui-même. Le culte de la volonté générale, c’est l’accomplissement de la promesse implicite de la modernité : eritis sicut dii.

Mais dans ces conditions, bien comprendre ce qu’implique la notion de volonté du peuple suppose en troisième lieu, me semble-t-il, de comprendre, à nouveau, au-delà de l’évidence apparente, ce que cela signifie pour un homme que de se prendre pour Dieu. Certes, nul n’a jamais nié qu’il fût naturel à un homme d’aimer la liberté. Mais à l’instant où celle-ci est conçue sous les espèces d’une souveraineté, c’est à dire comme capacité de disposer de soi selon son seul bon plaisir, il reste à savoir ce que ce bon plaisir peut être. Or, comme faire n’importe quoi est le propre du fou, et si tant est que le citoyen moyen n’en soit pas un, on voit mal comment agir ou penser selon son bon plaisir ne serait pas tout simplement agir ou penser comme cela plaît – c’est à dire prendre pour norme unique ce qui est plaisant, agréable ou utile.

On voit mal, en un mot, comment le citoyen attaché à être souverain ne serait pas un homme asservi à ce qu’il a de plus subjectif, chez qui ce que les anciens appelaient désirs ou passions commandent à sa raison même. La souveraineté du peuple est en réalité la souveraineté de la subjectivité individuelle ; Platon aurait dit que vouloir être souverain, c’est vouloir que son bas ventre le soit.

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Ce qui précède était nécessaire pour saisir en même temps que la nature de la volonté générale, l’énigme qu’elle enveloppe.4

Si le peuple n’est jamais que la somme des citoyens qui le composent, si le peuple n’est souverain qu’autant que chaque citoyen l’est, ou veut l’être à travers lui, proclamer le peuple souverain, c’est proclamer chaque citoyen justifié à vouloir ce qu’il veut, c’est-à-dire infaillible : ce n’est pas qu’il soit miraculeusement doué d’omniscience, c’est simplement que du fait qu’il veut, comme sa volonté est à elle-même sa propre norme, elle est nécessairement droite. Il n’est rien qu’on puisse lui opposer, même pas la raison, parce qu’il lui revient de décider si la raison même est une norme qu’il entend suivre, ou plus simplement encore ce qu’il faut entendre par raison.

Si tant est que toute volonté souveraine soit par essence entièrement indéterminée parce que radicalement libre, comment donc croire que deux indéterminations peuvent jamais se conjuguer sinon de manière purement conjoncturelle ? Si tant est que chaque homme soit désormais soucieux seulement que sa liberté ne connaisse d’autre limite qu’elle-même, comment peut-il se faire que toutes les volontés particulières convergent et se fondent en une seule et même volonté, qui soit celle de tous sans exception ?5

Si tant est que chacun soit mû par un bon plaisir dont l’essence est d’être irréductiblement subjectif, donc particulier, peut-on imaginer qu’existe un bon plaisir collectif ? Évidemment non.

De cette évidence élémentaire, mais fondamentale, suit logiquement que l’expression « la volonté du peuple » est une expression creuse, un pur flatus vocis, une simple formule rituelle par laquelle on cherche à conjurer un fantôme.6

La volonté générale est une chose qui a autant de chances d’exister qu’un cercle carré. Ce n’est même pas un être de raison, c’est un oxymore.

Dès lors il reste à comprendre pourquoi, si c’est une fiction, on ne cesse depuis deux siècles de faire comme si c’était une norme à laquelle nul ne pourrait songer à déroger – un dogme sacré ; et aussi par conséquent, comment elle peut si couramment passer pour une réalité. On va voir que les deux questions n’en font qu’une.

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L’observation de la Révolution française apporte une première réponse. Les amis du progrès et de la raison humaine voulurent instaurer l’empire de la volonté générale (la souveraineté du peuple), et bientôt ce fut la terreur, d’abord officieuse, puis officielle. Est-ce un hasard ? Je ne crois pas. Si une volonté générale avait spontanément émané du peuple, il n’eût évidemment point été besoin d’user de violence pour la faire accepter de tous. Dès lors, de manière tout aussi évidente, cette volonté, dite générale, ne pouvait être que la volonté d’un certain nombre seulement, et c’est pourquoi il fallait la faire naître aux forceps, à coups de sabre et de poignard, de gabarres coulées ou de guillotine, et j’en passe. Le moyen le plus simple de faire que tous les citoyens aient la même volonté est de supprimer tous ceux qui en ont une autre: c’est là seulement, disait Rousseau, les forcer à être libres. Qu’est-ce donc alors que la volonté générale sinon le prétexte invoqué par une volonté particulière pour l’emporter sur les autres ? Y a-t-il meilleur moyen de commander au peuple que de prétendre être la voix du peuple ?

Reste que le peuple ne suivit pas, et que Robespierre ne réussit pas longtemps à se faire prendre pour le peuple. C’est que beaucoup savaient encore qu’une société est l’unité d’une diversité, et non une somme de particules indiscernables. Mais le culte du progrès érode les vieilles certitudes, et l’envie d’assouvir à sa guise ses désirs, qui était au principe de ce culte, l’emporta lentement mais sûrement dans les âmes.

Il arriva ainsi que, dans des sociétés où le principe de la souveraineté populaire n’apparaissait plus contestable, les citoyens finirent par concevoir chacun avoir un droit à exercer sa souveraineté propre, sans tenir compte de celle des autres : les hommes étaient devenus des loups pour les hommes. Certains jugèrent alors qu’il fallait abandonner toute idée de volonté générale, et qu’il n’y avait plus qu’à institutionnaliser la guerre de tous contre tous. Ainsi naquirent les sociétés dites libérales où le loup le plus fort et le plus rusé est roi, mais où tous ne sont pas roi. Aussi d’autres imaginèrent que seul le contrôle de tous par tous, ou plutôt la tyrannie de tous sur tous, pouvait assurer la souveraineté de tous et assouvir en chacun la soif de jouissance, qui en était le principe. Ainsi naquirent les sociétés communistes où régna bien, au contraire, une volonté générale, parce qu’il y régna la volonté générale d’éradiquer les volontés particulières. Cependant il y avait quelque contradiction à désirer jouir de tout à sa guise, et à proclamer en même temps que nul n’avait droit à rien sans l’aval de tous les autres : l’hédonisme et l’égalité font à la longue mauvais ménage. Et le mur de Berlin tomba.

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Il n’en faudrait point cependant conclure qu’avec sa chute, disparut le désir de n’obéir qu’à la volonté générale, c’est à dire la passion de la démocratie. De ce désir, toujours vivace, naquit la curieuse schizophrénie qui est au principe des démocraties d’un troisième type, et qui en caractérise le citoyen moyen. Ces démocraties sont aujourd’hui les nôtres.

Qui peut nier la nécessité d’un gouvernement ? Une société composée de volontés qui se veulent toutes également souveraines est nécessairement une société dont les citoyens sont essentiellement isolés les uns des autres : s’ils entretiennent des relations, c’est à la manière des nations qui demeurent étrangères les unes aux autres lors même qu’elles passent des accords. Puisqu’ils sont condamnés à vivre ensemble, il leur faut bien régler leurs rapports. Il faut donc bien que certains commandent à d’autres.

Cela peut-il vouloir dire que la volonté de certains est fondée à l’emporter sur celle des autres ? Ce serait pour chacun renoncer au rêve de la souveraineté d’une volonté qui, parce qu’elle est celle de tous ne peut pas, aux yeux de chacun, ne pas être celle de chacun ; ce serait renoncer à son droit à n’obéir qu’à son bon plaisir. Or, pourquoi l’idée monarchique par exemple est-elle si étrangère à la mentalité de nos contemporains, sinon parce qu’il semble qu’obéir à la volonté d’un roi c’est se soumettre à un insupportable arbitraire, tandis qu’en déclarant n’obéir qu’au peuple, chacun peut avoir le sentiment de n’obéir à personne sinon à son bon plaisir?

Dans le même temps, qui peut ignorer que le peuple, ce n’est pas seulement soi-même, mais aussi d’autres que soi, tout aussi prêts à croire que le peuple c’est d’abord eux-mêmes ? Qui peut ignorer que la volonté générale est un rêve impossible ?

Tout se passe donc aujourd’hui, dans les démocraties occidentales, comme si tous savaient que la volonté du peuple est la volonté tout au plus d’une partie du peuple, non celle du peuple, mais comme si tous voulaient en même temps qu’il y ait une volonté qui puisse être dite générale, sous peine de perdre soi-même tout titre à la souveraineté. En somme tout se passe donc comme s’il fallait faire que la volonté générale qui n’existe jamais existe quand même.

Mais tout se passe comme si chacun avait instinctivement senti que s’il souhaitait que sa volonté particulière fût effectivement souveraine, il lui fallait tout simplement prétendre qu’elle était la meilleure expression de la volonté générale, ce que la plupart sont spontanément portés à faire sans cynisme particulier. Prenez le citoyen ordinaire, toujours prêt à voir midi à sa porte, et serinez-lui qu’il est souverain : puisqu’il l’est, pourquoi sa volonté particulière ne lui paraîtrait-elle pas avoir autant de titres qu’une autre à incarner la volonté générale (chacun en votant pour tous ne songe d’abord qu’à lui-même, comme disait Rousseau) ? Et le citoyen moyen de glisser ainsi insensiblement de la naïveté à la malhonnêteté : comme aucune volonté particulière ne peut prétendre comme telle aux suffrages de ses concurrentes, tandis qu’un intérêt particulier peut se déployer sans vergogne sous le masque de l’amour du bien commun, tous se mettent à prétendre parler pour tous, alors que chacun ne parle que pour lui-même, et bientôt la ruse la plus commune de la volonté particulière devient de faire croire qu’elle ne l’est pas.

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Et c’est ainsi qu’à la terreur ouverte de tous sur tous s’est spontanément substituée, dans la plupart des démocraties, l’oppression plus discrète, mais uniformément applaudie, d’une partie du peuple par une autre, c’est à dire le régime des partis.

Un parti politique, en bonne logique, constitue par définition la preuve qu’il n’incarne pas la volonté générale : il en est une représentation partisane. Cependant quel parti oserait se présenter comme n’incarnant pas la volonté que tous les citoyens ont ou devraient avoir ? Chaque parti va donc faire comme s’il devait faire l’unanimité, et comme l’unanimité est toujours impossible, on va s’accorder à considérer qu’un parti majoritaire, ou une coalition de partis, peut fort bien en tenir lieu. Cependant dans le pouvoir d’un ou de plusieurs partis coalisés, même majoritaires, il y a, quoi qu’on en ait, imposture, usurpation et tyrannie. Imposture, parce que toute l’ambition d’un parti politique est de faire passer ce qui est une vue partisane pour une vue désintéressée. Usurpation, puisque toute volonté partisane exige d’être considérée comme l’expression de la volonté de tous. Et tyrannie, parce que le mensonge ne peut triompher qu’à condition de réduire au silence tout ce qui n’est pas lui : tout parti politique est en puissance un parti totalitaire. Et à la tyrannie s’ajoute encore la corruption, dont le système des partis est le foyer naturel. Un parti politique est par définition la vivante confusion de l’intérêt privé et de l’intérêt général : comment les hommes politiques ne songeraient-ils pas d’abord à leur fortune privée, quitte à en distribuer des miettes à leurs partisans, puisqu’ils ne sont là que pour défendre des intérêts particuliers artificieusement proclamés généraux ? Rousseau avait fort raison de vouloir bannir de la cité brigues et factions – car c’est ainsi qu’il dénommait par anticipation les partis politiques.

De là ressort encore que la guerre que se livrent les partis est pour une large part tout apparente. Sa véritable raison d’être est que le nombre de places dans l’appareil gouvernemental est plus limité que le nombre de candidats à les occuper. Cependant tous les politiciens comprennent instinctivement avoir chacun le même intérêt : faire croire au peuple qu’il est souverain parce qu’il est censé avoir le choix de ses maîtres (il est dans la nature des partis politiques de se battre pour la montre, et de s’entendre en sous-main, quitte à exclure tous ceux, s’il y en a, qui se montreraient véritablement critiques de leur entente tacite).  L’exemple des démocraties occidentales est très explicite, qui courent au bipartisme, c’est-à-dire en réalité au monopartisme inavoué, comme les fleuves à la mer7.

Toute société dont les membres sont réputés souverains est condamnée à n’être pas gouvernée du tout, ou à être gouvernée de manière arbitraire par un seul ou par quelques-uns8.

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Cependant le peuple ne paraît pas se résigner seulement à son asservissement à un parti ou à un autre comme à quelque mal inévitable, mais y applaudir comme à un régime où la volonté de chacun est mieux respectée que dans tout autre. Il est remarquable que ce régime d’usurpation systématique n’ait pratiquement que des complices. (« La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. »)

On ne saurait, je le répète, s’en étonner. De manière générale, le citoyen moyen est attaché plus qu’à toute autre chose à son statut de souverain, même virtuel, que symbolise entre autres son statut d’électeur: l’art politique en démocratie est d’abord l’art de flatter l’ego du citoyen moyen, de sorte que quand même celui-ci se fait esclave, il croit ne l’être pas parce qu’il a choisi de l’être. Ôtez la naïve vanité du citoyen moyen, et le système des partis s’écroule en même temps que le culte de la volonté générale. L’attrait du mirage l’emporte sur l’évidence de la réalité : j’aime la volonté générale parce qu’après tout c’est censément la mienne.

Cependant elle ne l’est pas toujours. Un parti ne fait jamais l’unanimité, et une partie du peuple demeure toujours mécontente de ceux qu’elle n’a pas choisis : on entend alors clamer que le peuple est trompé, que le peuple est trahi. Cependant, si l’on entend dénoncer la tyrannie, on ne verra jamais qu’on s’attaque à son principe. Tout se passe comme si tous les citoyens, plus ou moins conscients de ne jamais pouvoir s’unir en une authentique volonté générale, entendaient cependant en cultiver le mythe pour l’excellente raison qu’ils ne voient pas d’autre moyen, ou de moyen plus efficace, de faire prévaloir leur volonté particulière sinon aujourd’hui du moins demain. À la différence des démocraties communistes, où la majorité préférait l’égalité dans la pénurie à l’inégalité dans une plus grande aisance, dans les démocraties qui ne sont pas communistes, les citoyens cherchent surtout à vivre les uns au dépens des autres, et le système des partis garantit toujours à une fraction du peuple de se faire entretenir par l’autre au nom de l’intérêt de tous. Ainsi la dénonciation de l’usurpation est-elle parfaitement compatible avec son maintien, c’est-à-dire avec la sacralisation d’une volonté générale.

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De ces considérations je voudrais tirer deux conclusions.

La première est que le régime démocratique bien compris est un régime où règne une violence tyrannique, mais une violence discrète.

D’une part, parce qu’elle est volontairement ignorée par un citoyen qui s’en rend complice en comptant que cette violence jouera un jour ou l’autre à son profit ; de l’autre parce que chaque parti a conscience qu’il n’est pas seul à solliciter l’électeur et qu’il ne faut pas faire peur à trop de gens à la fois (c’est au centre qu’il y a le plus de voix). Mais violence néanmoins, car tout parti est partisan, donc dominateur, et toute coalition de partis au moins autant9.

En ce sens, on pourrait donc dire que la moins pire des démocraties est celle où la violence ne craint pas de s’afficher, où l’intérêt particulier ne cherche pas à s’affubler grossièrement du masque de l’intérêt général, mais se donne pour ce qu’il est, et finit le plus souvent par reconnaître qu’il est finalement plus rentable de s’asseoir à une table de négociations, et de marchander des avantages plutôt que de tenter de passer en force. La démocratie la plus honnête est une démocratie cynique, qui jette aux orties le froc de la volonté générale.

La seconde conclusion prendra la forme d’une question. Si l’essence de la volonté générale est d’abord d’être l’expression de certaines volontés particulières qui veulent dominer les autres, quelle différence réelle subsiste-t-il entre des démocraties où règne la pluralité des partis, et ces démocraties qu’on appelait populaires ?

Je crois qu’on doit répondre ceci.

Nul doute qu’à l’origine les régimes communistes se soient présentés comme des régimes où la volonté du peuple, était réellement souveraine (à la différence, prétendaient-ils, des régimes où, sous couvert d’une volonté générale fallacieuse, le pouvoir des masses pauvres était confisqué par une oligarchie de riches).

Cependant, comme dans tous les régimes où on invoque la volonté du peuple, une faction n’a pas tardé à s’emparer du pouvoir au nom du peuple, et, à la différence de ce qui s’est passé pour les Jacobins au XVIIIe siècle, a su le conserver. Mais en se constituant trop manifestement en caste, en corps fermé sur lui-même, trop visiblement coupé de l’ensemble de la population, c’est à dire en exténuant peu à peu le sentiment que le parti était l’incarnation du peuple. Le mythe de la volonté du peuple, lui, n’était pourtant pas mort : il apparaissait seulement avoir été trahi, car il y avait un au-delà du rideau de fer, que l’on ne connaissait guère, mais dont on pouvait croire, qu’il était, lui, plus fidèle au dogme de la souveraineté de la volonté populaire. Le dissident était un homme qui s’opposait à une démocratie qu’il croyait fallacieuse parce qu’il croyait qu’il y en avait une autre.

La seule vraie différence des démocraties populaires avec, non pas les démocraties purement libérales qui au fond ne croient pas à la volonté générale, mais avec ces régimes hypocrites qu’on appelle démocraties sociales, consiste donc en ce que dans les premières on pouvait croire qu’il y avait des démocraties où la volonté générale était effectivement respectée, tandis que dans les secondes on ne sacrifie plus au culte de la volonté générale que par un cynisme plus ou moins conscient, c’est à dire parce qu’invoquer la volonté du peuple est pour l’intérêt particulier le moyen le plus habile de triompher d’un autre intérêt particulier. Mais c’est ce cynisme qui assure la pérennité du système : il ne disparaîtra que si prévaut à nouveau dans les âmes le sentiment qu’il existe une nature des choses et une nature humaine, c’est à dire que si on cesse d’encenser en l’homme son hybris.

1 Le Pr Claude Polin est professeur émérite de philosophie politique à l’université de Paris IV-Sorbonne.

2 Durkheim, qui avait senti la difficulté, avait voulu que le prestige de la collectivité aux yeux de l’individu tienne à ce que le tout, c’est-à-dire la collectivité, soit plus que la somme de ses propres parties et constitue un être sui generis, transcendant tous les citoyens bien que n’étant fait que de leur addition. Mais comment une addition de zéros peut-elle donner une somme supérieure à zéro ? Par cet effort désespéré pour donner vie à un Ersatz de Dieu, Durkheim montre surtout qu’il faut choisir, non pas entre Dieu et la société, comme il le disait, mais entre l’amour de Dieu et l’amour de l’individu pour lui-même.

3 On notera au passage que la notion de démocratie chrétienne est un oxymore car elle consiste à soumettre Dieu même à la volonté du peuple, ou à mettre Dieu aux voix.

4 À vrai dire il y en a deux, car si tous les citoyens sont souverains, d’où vient qu’ils soient cependant dans la nécessité d’obéir à des règles, fussent-elles des règles qu’ils se sont données à eux-mêmes ? Je la laisse de côté, car elle ne concerne pas directement la question de la volonté générale. Au demeurant elle n’est pas si difficile à résoudre. Dire que l’homme a pour seule nature d’être libre, ce n’est pas dire seulement qu’il n’est de loi légitime a ses yeux que celle qu’il se donne à lui-même, ce qui est l’adage habituel, c’est dire tout simplement qu’aucune règle ne lui est proprement naturelle, et que s’il s’en donne, c’est parce qu’il y est contraint. On devine aisément d’où vient la contrainte : aucun homme ne peut vivre aux côtés de ses semblables sans que sa liberté soit contrainte de s’arrêter où commence la liberté d’un autre : qu’il accepte la contrainte et les règles qui en procèdent ne signifie nullement qu’il aime les règles qu’il s’engage à suivre. Contrairement à la croyance naïve courante, ce n’est donc pas tout que les citoyens se donnent des lois eux-mêmes, encore faut-il qu’ils aient chacun envie de les respecter ; et comme leur nature n’est pas de les vouloir, puisqu’ils veulent seulement être libres, le bon sens impose de penser que toute société contractuelle constitue un curieux mélange d’anarchisme et de despotisme, et même de despotisme policier. Une société contractuelle est anarchique, parce que nul n’y consent aux lois sinon parce qu’il comprend qu’il est dans son intérêt qu’il y en ait, sans pour autant qu’il soit incliné à les suivre dès qu’il peut échapper au regard d’autrui ; mais despotique aussi parce que, la peur du gendarme constituant dans ces conditions le ressort principal du respect des lois, tous sont par là même portés à juger qu’il n’y a jamais assez ni de lois, ni de gendarmes pour contenir la liberté de nuire d’autrui ; et même policière enfin, parce que rares sont encore ceux qui osent faire le mal en pleine lumière, de sorte que tous souhaitent que rien n’échappe à l’œil des gendarmes, encore que chacun espère bien leur échapper quant à lui. Il y a certes une différence de degré, mais pas de nature de la démocratie non-communiste à la démocratie populaire.

5 Le monde classique, aujourd’hui un monde perdu, n’avait nullement ignoré la difficulté : il l’avait résolue de la seule manière, je crois, dont elle peut vraiment être résolue. Il y a en chaque homme, se disait-on, quelque chose d’irréductiblement singulier, mais cela non pas seulement parce que chaque homme éprouve des désirs et des passions que leur irrationalité même rend essentiellement subjectives. Car on concevait l’univers comme un tout fait d’une infinité de parties dont aucune n’est absolument identique à une autre, mais pourtant s’harmonise avec toutes les autres ; la perfection de l’univers consistant précisément dans l’unité d’une infinie diversité. Ainsi chaque homme, loin d’être comme un atome radicalement autonome et constituant un monde à soi seul, était toujours partie d’un ensemble, à la manière d’un organe remplissant une fonction au sein d’un organisme, ou d’une cellule contribuant à la bonne marche de l’organe. Alors, ce pouvait être une seule et même chose pour un homme de jouer un rôle qu’il était dans sa nature de jouer et donc d’être libre (qu’est-ce qu’être libre sinon faire ce qu’on est fait pour faire ?) et néanmoins d’obéir à la loi commune : participer à l’ordre de l’univers, avec ce privilège singulier de pouvoir le faire consciemment.

Cependant cette philosophie supposait une foi – un pari. Elle supposait de croire que l’univers n’était pas un simple chaos, mais un ordre et aussi que chaque homme avait pour nature d’y prendre place, et non de prendre son bon plaisir pour loi. Ce qui, le désordre régnant souvent dans les choses humaines, conduisait donc à croire encore qu’il y avait deux hommes en chaque homme, l’un sauvage et ami de la démesure, sans autre loi que celle de ses passions, se croyant seul maître à bord et libre de voguer à sa guise, l’autre capable de penser, c’est à dire attaché à découvrir sa place dans un monde où chaque chose devait avoir une place. Est-il besoin d’ajouter que l’homme ne semblait pouvoir être pleinement homme que si la pensée l’emportait en lui sur la passion ?

Or le dogme de la souveraineté du peuple, dont la mentalité moderne procède, relève d’une conception des choses exactement inverse. Il est fini, le temps où l’on croyait que l’homme avait pour vocation de trouver sa place dans un monde qui lui en aurait réservé une. L’homme moderne se veut d’abord souverain, c’est-à-dire libre d’une liberté qui n’a d’autre limite qu’elle-même. C’est donc un être pour qui la notion de nature, que ce soit la sienne ou celle des choses, se réduit à celle d’un donné, essentiellement neutre, qu’il peut modeler à sa guise (la nature extérieure lui paraît faite pour qu’il s’en serve – en l’économisant au besoin – et il ne conçoit pas d’avoir lui-même d’autre nature que d’être libre). L’homme moderne n’est pas d’abord soucieux de réfléchir pour savoir ce qu’il doit vouloir, il commence par vouloir et ensuite réfléchit au meilleur moyen de faire ce qu’il veut ; il ne croit plus qu’il faille bien juger pour bien faire, mais qu’il suffit de vouloir pour vouloir tout ce que l’on doit vouloir.

6 On dira peut-être que les hommes obéissent le plus souvent à leur intérêt particulier, et qu’il suffit donc qu’ils aient les mêmes pour agir de concert : « S’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister », affirme Rousseau, mais pour se démentir lui-même presque aussitôt : « s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté des autres citoyens, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ». Et il a raison : comment en effet en irait-il autrement dès l’instant que l’individu n’est plus qu’une volonté dont toute la nature n’est que de vouloir, c’est à dire de pouvoir vouloir n’importe quoi et à chaque instant autre chose ?

7 On objectera peut-être qu’il y a un remède : la représentation proportionnelle des citoyens. Ce mode de scrutin a certes ses mérites, mais il n’empêche la formation ni d’une classe politique, qui monopolise le pouvoir même si elle se déchire intérieurement, ni de coalitions de partis qui l’exercent de manière tout aussi arbitraire.

8 On dira que les lois, qu’une constitution, peuvent empêcher l’usage arbitraire du pouvoir détenu par quelques-uns : cela est faux car les lois et les constitutions sont l’œuvre de ceux qui sont au pouvoir, ou si elles ne le sont pas, peuvent être modifiées à loisir par ceux qui sont momentanément censés incarner la souveraine toute-puissante du peuple. Invoquer une constitution, c’est invoquer la raison du plus fort, c’est-à-dire de celui qui a su, par quelque moyen que ce soit, loi électorale ou propagande, le mieux faire passer sa volonté particulière pour la volonté de tous.

9 On objectera peut-être aussi que la représentation proportionnelle des citoyens évite toute tyrannie de la majorité. Quels que soient les mérites de ce mode de scrutin, empêche-t-il la formation d’une classe politique qui monopolise le pouvoir, même si elle est traversée de rivalités internes, ou de coalitions de partis qui gouvernent de manière tout aussi arbitraire ? Tout au plus peut-on soutenir que le jeu de chaises musicales y est plus rapide.

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