Parabole des chercheurs extraterrestres

Par  Jean-Jacques Flammang  scj

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SCIENCE ET TECHNIQUE

« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence. » (Bossuet)

Parabole des chercheurs extraterrestres[1]

                Jean-Jacques Flammang  scj[2]

Résumé : La démarche scientifique inspire confiance car les passions et les émotions y sont réfrénées. Il s’agit là de conditions nécessaires mais peut-être insuffisantes pour assurer la neutralité et l’objectivité du discours scientifique. Ce dernier en effet, comporte souvent des préjugés maté- rialistes injustifiés, alors qu’il s’agit d’une option préalable qui, en elle-même, ne relève pas de la science mais du domaine métaphysique. Sous le mode amusant d’une parabole, l’auteur nous fait toucher du doigt comment le refus de Dieu, donc d’une finalité, peut induire la science en erreur : si Dieu existe, il nous faut en tenir compte pour bien comprendre ce qui se passe en réalité autour de nous.

L’espace dans lequel s’est inscrite la science ne permet plus que des questions très précises, les autres, plus générales, étant considérées comme dépourvues de sens pour une pensée se voulant science moderne. Remarquons que ces options préalables, si elles influencent la recherche scientifique, ne sont pourtant nullement les conséquences de ces recherches. Au contraire, à maintenir la distinction entre science et méta-science – par cette dernière on peut comprendre la théorie de la connaissance, la philosophie, la métaphysique, l’ontologie ou tout autre discours comparable qui se prononce sur la science – les options préalables à la science ne sont pas en elles-mêmes scientifiques, mais relèvent du domaine méta, même si pour tel chercheur elles lui paraissent motivées par ses résultats scientifiques déjà au moins partiellement établis à partir d’elles.

Souvent ces positions de base ne sont pas davantage explicitées. Dans les livres de vulgarisation on les fait passer comme si elles étaient elles-mêmes des résultats scientifiques, alors que les livres de science présupposent souvent des options matérialistes sans en donner une justification suffisante. Au fil de la présentation des résultats scientifiques se révèlent alors les principes de base, les a priori non discutés ou justifiés : parler de la vie [par exemple], c’est accepter sans plus la présence des gènes qui sont simplement là et qui, pour durer, doivent maintenir l’homéostasie, cet équilibre sans lequel ils disparaîtraient. Afin de se maintenir dans la fourchette des valeurs admises, les gènes, exagérément créatifs pour ceux qui ne sont pas habitués à ce genre de présupposés et de raisonnements scientifiques, se mettraient au cours de leur évolution à inventer toutes sortes de mécanismes de plus en plus sophistiqués. L’étude proprement scientifique se propose alors d’explorer cette évolution sans jamais (pouvoir) justifier son bien-fondé.

À partir de ce point de départ, se développe peu à peu l’explication scientifique de la vie. Les mécanismes inventés par les gènes pour leur survie deviennent de plus en plus complexes : sont créées d’abord des cellules individuelles, puis des amas bien structurés pour former ces organismes vivants que sont les plantes, les animaux et parmi eux aussi l’homme avec son cerveau. Ce dernier n’aurait été créé lui-même par les gènes que pour assurer une meilleure survie de l’organisme où il se développe et dont il gère la vie.

Comment ces affirmations demeurent compatibles avec le refus de tout finalisme reste, pour le non scientifique, un point obscur qu’il aimerait avoir clarifié. Pour le scientifique, une fois les présupposés fondamentaux acceptés, tout devient clair : la vie veut survivre et pour survivre elle crée des structures diverses, parmi lesquelles justement le cerveau et ses créations que sont l’esprit et la conscience. Tout découle pour ainsi dire mécaniquement de ce principe selon la loi de l’évolution : il y a d’abord les formes simples qui évoluent en des formes de plus en plus complexes pour mieux assurer la survie des gènes. Même les créations les plus sophistiquées de l’humanité ne servent qu’à mieux régler l’homéostasie vitale et à aider ainsi la vie à survivre.

Cette approche scientifique [entre guillemets] réussit à transformer des réalités tout à fait étonnantes pour nous, en évidences claires et nettes. Nos émotions par exemple : agréables, elles indiquent les fourchettes optimales pour la survie de l’organisme ; déplaisantes, voire douloureuses, elles signalent les dangers pour la survie de la vie. Autre exemple, nos raisonnements : le cerveau, intimement lié au corps par le tronc cérébral, a – suite à l’évolution, [bien sûr !] – cette aptitude tout à fait étonnante de créer des cartes de ce qui se passe en lui-même ainsi que de ce qui se passe dans le corps qu’il gère et de ce qui se passe en dehors du corps, dans son environnement sur lequel il est informé par ce que nous appelons les sens.

Un cerveau doué d’esprit et de conscience perçoit ces cartes comme des images : autrement dit, notre soi, lui aussi une création de cette faculté cartographique, perçoit comme images les cartes établies par le cerveau ; il peut les manipuler et leur appliquer des raisonnements, quitte à ce que ces images – à la différence des cartes elles-mêmes – restent privées, en ce sens qu’elles ne sont pas observables pour un autre soi-même.

Le cerveau est donc par essence un cartographe-né[3], et l’esprit et la conscience se créent à partir de son activité cartographique. Loin d’être une substance différente du corps, comme l’avait préconisé Descartes, l’esprit est lié au cerveau ; corps et esprit, cerveau et conscience, cartes et images, structures neuronales et émotions ne sont que des aspects différents d’une unité profonde, à l’exemple de la substance unique de Spinoza, le chantre moderne du monisme tant apprécié par les idéologues contemporains.

Ainsi se comprennent les titres évocateurs de deux autres ouvrages importants d’Antonio Damasio : L’Erreur de Descartes et Spinoza avait raison.

En résumé, les neurosciences, et en cela elles sont de la science moderne, expliquent très bien ce qu’est la conscience à condition que l’on accepte les présupposés de base qui postulent que tout est en fonction de la survie de la vie et que celle-ci ne réussit que par une constante recherche de l’homéostasie, elle-même marquée par l’évolution omniprésente. Toute réalité rencontrée doit s’insérer dans ce cadre étroit, et d’autres interrogations, autour de la finalité ou du sens de la vie par exemple doivent être écartées, suivant le fameux principe de la science moderne : Etsi Deus non daretur – comme si Dieu n’existait pas.

À ceux qui mettent en doute ce présupposé, on fait remarquer que Dieu lui-même trouve son explication une fois le cadre étroit de l’investigation scientifique adopté. La religion, Dieu et la foi ne sont en fait eux-mêmes que des créations de l’homme pour mieux aider la vie à survivre, tout comme les autres créations socioculturelles de l’esprit conscient ou inconscient.

La parabole des chercheurs extraterrestres

Tout ceci fait penser aux recherches de ces extraterrestres qui sont venus étudier notre terre. Ayant observé minutieusement les mouvements dans les rues, ils formulent leur nouveau savoir : les villes sont habitées par des êtres doués de roues. Ces êtres, de formes et de couleurs diverses, ont le pouvoir absolu sur la ville. Ils ont à leur disposition de petits êtres sans roues qui exécutent aveuglément les ordres des êtres doués de roues. Chaque fois que les êtres roulants désirent se déplacer, un ou plusieurs petits esclaves accourent pour se mettre à leur service. Lorsque les êtres doués de roues ont soif, les petits esclaves les abreuvent, ils les lavent aussi, si nécessaire, et pour la nuit ils les accompagnent dans des bâtiments où les êtres doués de roues occupent les meilleures places tout proches de la rue, alors que leurs esclaves sans roues doivent monter aux étages pour se préparer à servir leurs maîtres le lendemain.

Pour mener à bien ses recherches sur les habitants terrestres, un scientifique extraterrestre très doué s’est placé au-dessus d’un carrefour pour bien examiner les mouvements des êtres doués de roues.

Après plusieurs jours ses résultats sont formels : chaque rue ne peut supporter plus de soixante-neuf pour cent d’êtres roulants de couleur rouge. Une fois ce quota atteint, les êtres roulants de couleur rouge doivent prendre une autre rue.

Suite à cette découverte importante, l’université des extraterrestres demande d’établir les quotas pour les autres couleurs et de vérifier si les quotas sont les mêmes pour toutes les rues. C’est un travail très exigeant mais fort important pour mieux connaître les êtres roulants.

Lors d’un congrès sur l’importance des êtres doués de roues, un des scientifiques propose de faire une véritable révolution copernicienne. Au lieu d’articuler tout le savoir autour des êtres doués de roues, ne serait-il pas mieux de donner la priorité aux rues ? Alors ce ne seraient pas les êtres roulants qui occuperaient les rues, mais ce seraient les rues qui accueilleraient les êtres roulants. Cette nouvelle façon de voir – selon notre éminent professeur toujours à la pointe du progrès – donnerait une meilleure interprétation aux grandes places que l’on pourrait alors comprendre comme des réservoirs d’êtres roulants pour les rues qui n’ont pas encore accueilli le quota fixé.

Quelques théoriciens, surtout les assistants du professeur, approuvent cette nouvelle façon de voir, d’autres, plus indépendants, s’en moquent ouvertement. Il y en a même un qui demande avec un air sarcastique : pourquoi ne pas dire que ce sont les êtres sans roues qui dominent tout ? Hilarité générale, et tous reprennent les discussions sérieuses.

Dieu et le discours scientifique

Revenons, nous aussi, aux choses sérieuses pour remarquer combien est grande l’influence des présupposés sur l’établissement des vérités scientifiques. Loin de nous de vouloir nier les résultats des minutieuses recherches tant en neurologie que dans les autres sciences naturelles ou humaines.

Ce ne sont pas tant les résultats qui sont à mettre en question, que le bien-fondé de ce cadre qui les engendre, les détermine et les explique en leur conférant une espèce de sens loin du Sens essentiel.


Le cadre des sciences modernes se formule de façon très générale par le dicton latin : Etsi Deus non daretur. La science moderne exige de regarder, rechercher, analyser, raisonner, penser, voire agir comme si Dieu n’existait pas. Or Dieu, c’est l’Essentiel, c’est le Sens et la source ultime de tout sens, c’est la Liberté, la Personnalité, la Trinité, l’Amour créateur, l’Esprit vivifiant. Toutes les questions afférant à cette réalité, le discours scientifique moderne les met d’office entre parenthèses.

Pareille façon de faire n’eut pas de graves conséquences aussi longtemps que les questions afférant au Sens trouvaient des réponses dans un ailleurs théologique, adéquatement articulé au discours scientifique. Mais, au fil des siècles, la science moderne s’est distanciée de cet ailleurs pour se constituer en unique domaine du savoir. Autonome et seule porteuse de vérité, la science ignore les réponses données ailleurs, pire elle essaie de donner elle-même des réponses aux questions essentielles que pourtant son présupposé initial lui interdisait de poser.

« Comme si Dieu n’existait pas » se transforme alors en cette affirmation pure et simple : « Dieu n’existe pas » et ce serait à l’homme seul de donner sens à ses connaissances.

Le présupposé méthodologique qui faisait sens pour une science moderne articulée sur la pensée théologique perd son caractère hypothétique au moment même où cette science se rend indépendante et assume, à elle seule, toutes les fonctions cognitives, voire morales.

Éliminant ainsi cet ailleurs où la question du Sens recevait une réponse, la science s’accapare cette question en la transformant souvent de façon très naïve en simple question d’une finalité sans Sens.[4]

C’est le tournant athée de la science moderne, rendu possible à partir du moment où le présupposé : Etsi Deus non daretur, débarrassé de son caractère hypothétique, devient le fondement d’un savoir sans Sens qui s’empare de la totalité du champ épistémique.

Agissant ainsi, la science a fini par ouvrir une crise des fondements qui entre de nos jours dans une phase critique.

Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire de cette crise qui a commencé au début du XXe siècle par la mise en question de la consistance des systèmes logiques voulant fonder les mathématiques, base de la science moderne. Souvenons-nous que cette crise n’a été que partiellement surmontée au moment où les logiciens, imposant à nouveau des limites au domaine du savoir scientifique, n’avaient d’autres issues pour définir adéquatement la vérité que de recourir au métalangage, ce recours à un ailleurs qui défend de parler, à l’intérieur d’un système donné, de sa propre vérité.

Cette interdiction à laquelle se tient un certain agnosticisme métaphysique ne satisfait pas tout le monde, de sorte que d’aucuns quittent l’attitude agnostique, ou bien pour affirmer en mauvais métaphysiciens l’inexistence de Dieu, ou bien pour baser leur science non plus sur l’axiome moderne « comme si Dieu n’existait pas », mais bien sur ce nouvel axiome : « et si Dieu existe ». Cette dernière approche peut ouvrir au savoir humain des chemins et des espaces nouveaux. Mais ce sont des voies étroites où on ne peut avancer qu’avec une idée vraie du Dieu vivant. Est donc nécessaire, pour une avancée nouvelle du savoir tant sur l’homme que sur le monde, une «théologie crinique» préalable. Par «crinique», nous entendons ce discours sur Dieu capable de discerner (du verbe grec κρίνω krinô), dans les logoï (paroles) de et sur Dieu, ce qui est à comprendre sous le nom de Dieu dans l’axiome nouveau « et si Dieu existe ».

De même que les extraterrestres de notre parabole ci-dessus n’avanceront dans leur savoir que s’ils reçoivent de plus correctes notions sur l’homme, de même nous avons besoin d’une meilleure connaissance de Dieu pour mieux comprendre notre monde et nous-mêmes.


[1] Repris de Dieu étant… Diverses perspectives, Clairefontaine, Heimat und Mission Verlag, Band 8, 2011, pp. 8-14.

[2] Le P. Flammang est membre de la congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, fondée en 1878 par le P. Léon-Jean Dehon (La Capelle 1843, Bruxelles 1925). Ancien sténographe au Concile de Vatican I, le P. Dehon (dont la cause est instruite) fonda cette congrégation orientée vers l’action sociale et missionnaire en écho aux encycliques du pape Léon XIII.

[3]  Antonio DAMASIO: L’autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 82.

[4] Uwe Meixner reproche à juste titre à certains scientifiques de tenir un discours crypto-métaphysique, prétendant de ne faire que de la science alors qu’en réalité ils font de la mauvaise métaphysique.

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