Partager la publication "Les sciences « dures » sont-elels intouchables? Entretien avec le Pr Sandro Rajola"
Par Cannone, Fabizio
SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence. »
(Bossuet)
Entretien avec le Pr Sandro Rajola1
Résumé : La science est souvent perçue comme intouchable et ses vérités comme incontestables. Or il n’en est rien : comme toute activité humaine, elle a ses faiblesses, ses petits côtés et ses préjugés. Mais seul le petit nombre est habilité à pénétrer dans le temple de la science pour y connaître l’envers du décor. Ici, c’est un mathématicien italien que notre correspondant romain est allé interroger à ce sujet. Les réponses ne surprendront pas les lecteurs du Cep, mais tout l’intérêt de telles confidences consiste en ce que ces dernières proviennent d’un homme du sérail.
Que la recherche historique soit archi-pleine de préjugés et d’a priori, et que par la suite elle soit rédigée selon la forma mentis des vainqueurs (politiques ou culturels) et selon les diktats de « l’air du temps », c’est désormais une vérité de La Palice, indéniable et d’ailleurs admise par tous. Mais il en va pareillement dans de nombreux domaines de la science: on y note depuis longtemps une vision réductrice et hyper-dogmatique à propos de laquelle il n’est plus permis à qui que ce soit d’exprimer le moindre doute. Qu’on pense aux excommunications « laïques »2 lancées sur quiconque a osé mettre en doute les dogmes darwinistes et eugéniques, ou – plus récemment – sur quiconque oserait soulever des objections au sujet du réchauffement climatique [global warming], du trou dans la couche d’ozone et de la dangerosité du nucléaire.
Tout récemment, des médecins français, qui avaient élevé des critiques à propos de l’usage sans discernement de certains vaccins, ont été réduits au silence et radiés de l’Ordre des Médecins ! En somme, la « dictature du relativisme », dont a parlé Benoît XVI à bien des reprises, semble radicaliser sa propre conscience autocratique et vouloir enterrer toute autocritique, serait-elle exprimée par des experts dans des cénacles restreints de savants.
Pourtant, il en existe encore, de ces chercheurs indépendants, qui continuent à scruter la nature et la réalité, et à apprendre d’elles sans leur imposer des grilles de lecture préfabriquées et simplificatrices. Et cela d’autant plus qu’après Kürt Gödel (1906-1978) et Werner Karl Heisenberg (1901-1976), il paraît complètement incongru de vouloir tout démontrer, vu que la plus grande partie de ce qui peut être objet d’études s’avère – par bien des côtés – parfaitement indémontrable (par exemple, le principe d’indétermination pour les particules de la matière, et le rapport entre énergie et temps).
Même un scientifique « officiel » comme Edoardo Boncinelli (laïque, progressiste, évolutionniste, etc.) n’a pas hésité à déclarer que « les sciences expérimentales s’occupent exclusivement de phénomènes reproductibles ou des aspects reproductibles des phénomènes. Des phénomènes non reproductibles, même s’ils sont extrêmement intéressants, ne peuvent en constituer l’objet3. » Or, en quoi serait-elle « reproductible » cette évolution biologique des espèces, qui aurait élevé, après des millions d’années, un primate sans raison au rang d’Homo sapiens ? Reproductible encore, le Big bang, la Grande Explosion d’où l’univers tiendrait son origine ?
Nous avons donc posé ces questions à un vrai « moine dela science », le professeur Sandro Rajola (Rome, 1950), savant indépendant et expert de renommée mondiale en Géométrie combinatoire. Élève du grand mathématicien Giuseppe Tallini (1930-1995), S. Rajola a choisi d’enseigner dans le Secondaire, afin d’avoir davantage de temps à consacrer à la recherche autonome et à la production d’idées.
Nombreuses sont ses contributions dans les principales revues de ce secteur, comme le Journal of Geometry, le Journal of Discrete Mathematics, Contemporary Mathematics et Ars combinatoria) présentées régulièrement dans des congrès internationaux de haut niveau.
1. Professeur Rajola, quel a été votre parcours universitaire ?
– Diplôme de lycée scientifique (avec note 60/60), Licence d’ingéniérie nucléaire (avec note 108/110, université de La Sapienza), Licence de Mathématique (avec note 110/110 cum laude, université de La Sapienza).
2. Quels sont actuellement vos centres d’intérêt et vos recherches ?
– Actuellement, je m’occupe de Géométries finies, en particulier de plans affines et projectifs finis (soit de Galois, soit non-desarguésien) et d’Espaces affines et projectifs finis. Autrefois, j’ai travaillé également sur les graphes finis.
3. Comment voyez-vous l’état actuel de la recherche dans votre secteur ?
– En parlant de mon domaine, j’ai remarqué, ces dernières décennies, une baisse de la qualité de la recherche en Italie, due probablement à un manque de vraie passion. Cette passion qui engendre des idées nouvelles et de nouveaux résultats, et qui fait de la recherche elle-même une forme d’art, avec ses anxiétés et ses émotions.
4. Dans votre domaine, avez-vous parfois rencontré des formes de « dogmatisme » dans la conception de la recherche ?
– Quelquefois, oui. À ce propos, je voudrais citer un cas qui est resté gravé dans ma mémoire. Il y a déjà bien des années, un enseignant influent en Géométrie combinatoire me disait qu’il jugeait parfaitement inutile l’étude de structures géométriques – même très intéressantes – dont l’existence eût été un problème ouvert. Autant dire: la structure est très intéressante, mais je ne sais pas si elle existe, donc je ne l’étudie pas. Je pense personnellement que cette position est un frein au développement de la pensée scientifique, toujours fascinée par le mystère et, dans tous les cas, toujours à la recherche de la vérité. Je soutiens que la recherche scientifique, et pas seulement dans le domaine de la Mathématique, a besoin d’intuitions et d’idées géniales, pas de dogmes.
5. Existe-t-il de fausses vérités répandues, et de vraies vérités passées sous silence dans les milieux scientifiques ?
– Je crois que, de fait, elles existent. Elles seront spécialement négatives (et même nuisibles) si elles sont proposées à des étudiants méticuleux et qui raisonnent avec leur tête. Il suffit de penser à des vocables comme « fixe » et « mobile » utilisés dans l’étude de la Physique dans les Écoles secondaires supérieures ; ces mots en réalité n’ont pas de signification absolue (rien n’interdirait d’appeler fixe ce qui est mobile, et d’appeler mobile ce qui est fixe). On peut encore penser aux processus purement mécaniques que l’on propose aux étudiants, afin qu’ils ne commettent pas d’erreurs dans le développement des expressions algébriques, mais qui cachent les vraies motivations mathématiques des passages.
6. Mais alors, même des théories comme celle du Big bang, ou de l’expansion de l’Univers, pourraient être mises en doute ?
– La Mécanique newtonienne, pendant longtemps absolument dominante et encore à l’heure actuelle amplement utilisée dans la physique, est une théorie qui se développe en partant de certains principes admis comme valides. De tels principes, en tant que tels, n’ont jusqu’à aujourd’hui aucune explication scientifique, même s’ils sont confirmés par d’innombrables expériences de laboratoire. Et cela implique des doutes sur la vérité, c’est-à-dire sur la validité universelle desdits principes et donc, en particulier, de la Mécanique newtonienne.
Ce n’est pas un hasard si on a fait remarquer qu’une telle mécanique n’expliquait pas la physique de l’atome, et plus encore qu’elle est en opposition avec certains résultats expérimentaux concernant la structure atomique !
On en conclut que la Mécanique newtonienne n’est pas universellement valide. La Mécanique quantique, qui ne nie pas la Mécanique newtonienne, mais en constitue un admirable développement, s’est montrée idéale pour l’étude de l’atome – en le décrivant de manière complète – et pour l’étude d’autres domaines de la physique. Mais la Mécanique quantique, elle aussi, part de positions indémontrables qui, entre autres, s’avèrent difficilement admissibles pour le sens commun.
La théorie de la Relativité, elle aussi, part du principe, confirmé entre autres par diverses expériences, que la vitesse de la lumière est la même dans tous les systèmes de référence. Mais de ce principe, nous n’avons pas davantage de preuve scientifique. Cela implique des doutes sur la vérité, c’est-à-dire sur la validité universelle, tant de la Mécanique quantique que de la théorie de la Relativité. En fait, comme ce fut déjà le cas pour la Mécanique newtonienne, il pourrait bien arriver dans le futur que de nouveaux résultats expérimentaux se trouvent en opposition avec ces deux théories.
Le fait est qu’un nombre aussi grand qu’on voudra de confirmations expérimentales, de quelque théorie que ce soit, ne pourra jamais constituer pour elle une preuve de sa validité universelle. Je crois que cette impossibilité de trouver une théorie vraie est typique de toute science expérimentale ; en conséquence, je crois que toute théorie concernant de telles sciences peut être invalidée, ou au moins remise en doute.
7. Jusqu’à quel point la politique conditionne-t-elle la recherche et la vie des Facultés universitaires ?
– Je crois que la politique conditionne la recherche et la vie des Facultés universitaires de manière malheureusement déterminante.
À titre de confirmation, je mentionnerais un épisode vécu il y a déjà nombre d’années, quand je me retrouvai à parler de tout et de rien avec un groupe nombreux d’enseignants de La Sapienza, durant une pause de travail. À cette époque, la campagne électorale pour l’élection du Maire de Rome battait son plein, et les principaux adversaires étaient un candidat du centre-droit et un autre du centre-gauche. Ce fut comme cela que nous commençâmes à parler de politique, et chacun d’entre nous s’exprima à propos des élections en cours. Mes nombreux interlocuteurs, sans aucune exception, manifestèrent leur préférence envers le candidat de centre-gauche.
Quant à moi, à rebrousse-poil, je me déclarai en faveur de celui du centre-droit. Il se fit un silence soudain, suscitant un embarras général, partagé entre stupeur, incrédulité et commisération. J’eus la perception d’être devenu un étranger, et plus cette personne qu’ils avaient toujours connue. Désormais coupable d’une telle affirmation; j’étais du fait même devenu une personne à plaindre, de la part d’une élite tellement plus élevée, tant socialement que culturellement !
Je crois que cet épisode est la pointe d’un iceberg, qui montre à quel point la politique conditionne la vie universitaire et donc, aussi, la recherche, cette recherche qui fait partie du patrimoine de l’Université elle-même.
8. Pourriez-vous nous donner quelque exemple encore plus significatif ?
– Je pourrais en donner tant ! Il n’est que trop clair qu’existe un réel monopole dans les Centres de recherche et dans les Facultés, et celui qui va se trouver étranger vis-à-vis d’un tel monopole n’aura pas la vie facile… De toute façon, c’est une chose archi-connue, une réalité tellement rude ! Il me semble qu’un exemple particulièrement significatif est la fuite à l’étranger de nos jeunes talents, lesquels, ne se sentant pas valorisés selon leurs réelles capacités dans leur propre pays, finissent par aller chercher ailleurs la juste reconnaissance de leurs mérites.
1Aimablement traduit de l’italien par Henri SELDONE.
2NdT. On pourrait comprendre aussi « séculaires », car cela remonte à un siècle et demi, plus ou moins…
3BONCINELLI Edoardo, Il posto della scienza, Mondadori, 2004, p. 44.