Partager la publication "L’Historicité du Livre de Daniel"
Par Dom Jean de Monléon O.S.B.
Résumé : Depuis un demi-siècle, on s’est accoutumé insensiblement à l’idée que les livres « historiques » de la Bible n’étaient pas proprement historiques. Ce préjugé a certes le mérite d’éviter tout conflit avec l’histoire enseignée dans les manuels. Mais ce maigre butin s’achète au prix d’un reniement : renoncer à l’historicité de l’Ecriture puis, en fin de compte, à son inspiration. Dom Jean de Monléon, dans cet extrait de son commentaire du Livre de Daniel, montre la faiblesse de cette position exégétique.
A cause même de sa précision, et de l’esprit surnaturel qui anime d’un bout à l’autre le livre de Daniel, son récit a été attaqué avec virulence par la critique rationaliste, qui ne veut y voir qu’un tissu d’inventions fabuleuses, sortis de l’imagination d’un faussaire. Elle affirme avec assurance que : « l’ouvrage entier, dans son état actuel, doit être attribué à un écrivain de l’ère des Macchabées1 « , qui a dû le rédiger au début de la persécution d’Antiochus2 . « Il s’insère remarquablement dans un ensemble d’oeuvres écrites au IIe siècle avant Jésus-Christ3 « .
Daniel, à en croire ces savants auteurs, n’a jamais existé comme personnage historique. C’est un prête-nom, une fiction, un individu fabriqué de toutes pièces ; un héros symbolique, qui concrétise l’espérance du peuple juif, qui incarne son attente indéfectible d’une délivrance miraculeuse, malgré les épreuves sous lesquelles il s’effondre, malgré la terrible persécution que lui fait endurer Antiochus Epiphane. N’est-il pas évident que l’auteur est venu après cette persécution, puisqu’il la raconte si exactement ?
Saint Antoine rougissait de l’ignorance de son disciple, saint Paul le Simple, qui, au cours d’une conférence, avait demandé candidement si les prophètes chargés d’annoncer Jésus-Christ étaient venus avant ou après Lui4 . Désormais, c’est la naïveté du célébre abbé qui ferait sourire les exégètes. Saint homme, qui croyait encore que Dieu révélait vraiment l’avenir aux prophètes ! La haute critique nous a heureusement délivrés de ces conceptions enfantines.
Grâce à elle, tout le monde sait aujourd’hui que la prophétie n’est qu’un « genre littéraire » tenant à la fois de l’apocalypse et de la hagada. Seuls, des émules de Paul le Simple peuvent encore, au XXe siècle, croire à l’historicité du récit de Daniel : les gens avertis, ceux qui ont atteint l’âge de la foi « adulte », comprennent qu’il n’y a là autre chose qu’une histoire édifiante, un récit moralisateur, présenté sous la forme d’un roman d’aventures extraordinaires, mélangé de visions allégoriques, et exposant le destin du monde sous la forme de luttes entre des puissances mauvaises5 .
L’erreur, ici, pour le lecteur non prévenu, serait de croire que ce sont les « progrès de la science » qui ont obligé l’exégèse à ce changement d’attitude, et que les découvertes faites au XXe siècle ne permettent plus d’admettre tel quel le récit de la Bible. Non, il faut le dire et le répéter hardiment, sans crainte d’être démenti : la science authentique, la recherche historique digne de ce nom, n’a jamais rien découvert qui infirme, si peu que ce soit, le récit traditionnel de Daniel, et qui oblige à reconsidérer l’exposé que le prophète nous fait de sa vie, et des lumières qu’il reçut. Ni les fouilles entreprises en pays biblique, ni le déchiffrement des inscriptions, ni les manuscrits de Qûmran ou d’ailleurs, n’ont amené au jour un document quelconque qui contredise formellement les données de l’Ecriture ou de la Tradition. Les difficultés viennent, non des découvertes archéologiques elles-mêmes, mais des déductions que prétend en tirer la critique rationaliste.
L’une des causes qui entraînent celle-ci dans les erreurs où elle nage à plaisir, est sa méconnaissance de la haute valeur historique de la Bible. Non seulement elle ne tient aucun compte du caractère inspiré de ce livre divin, mais, même sur le plan humain, elle sous-estime étrangement le poids des témoignages qu’il apporte sur le passé. Les faits qu’il énonce sont mis au panier avec une désinvolture souveraine, tandis que la moindre inscription déchiffrée sur un tesson de vieux pot, ramassé par un chamelier dans le désert, s’auréole d’une autorité transcendantale.
Le pape Léon XIII avait déjà déploré ce travers dans l’encyclique Providentissimus.
« On doit s’affliger, disait-il, de ce que beaucoup d’hommes qui étudient à fond les monuments de l’antiquité, les moeurs et les institutions des peuples, et se livrent à ce sujet à de grands travaux, ont trop souvent pour but de trouver des erreurs dans les Livres Saints, afin d’infirmer et d’ébranler complètement l’autorité des Ecritures. Quelques-uns agissent ainsi avec des dispositions vraiment trop hostiles, et jugent d’une façon qui n’est pas assez impartiale. Ils ont grande confiance dans les livres profanes et dans les documents du passé, qu’ils invoquent comme s’il ne pouvait exister à leur sujet aucun soupçon d’erreur ; tandis qu’aux Livres sacrés, à la moindre apparence, au moindre soupçon d’erreur, ils refusent d’emblée leur créance, sans aucune discussion. »6
Le livre de Daniel nous fournit plusieurs exemples particulièrement caractérisés de cette étrange déviation. On y rencontre en effet au moins deux problèmes qui, déjà chez les anciens, ont fait couler des flots d’encre, et que les découvertes modernes n’ont pas réussi à résoudre : l’un concerne le roi Balthazar, l’autre son successeur, Darius le Mède. La Bible, en effet, nous apprend que le dernier roi assyrien de Babylone se nommait Balthazar, et elle répète jusqu’à sept fois7 qu’il était le fils de Nabuchodonosor. Mais des témoignages non négligeables venant à la fois des auteurs profanes et des inscriptions cunéiformes prétendent que ce dernier roi se nommait Nabonide, et laissent supposer que Balthazar serait seulement son fils, ou son lieutenant.
Il y a donc là un point obscur, que la science, en son état actuel, est impuissante à élucider. Pour arriver à y voir clair, le meilleur moyen n’est certainement pas d’éliminer à priori le document de beaucoup le plus sûr que nous possédions, à savoir : le texte inspiré. Admirons cependant la manière dont la critique lui règle son compte.
L’écrivain, dit-elle, « connaît assez mal l’histoire babylonienne. Balthazar est donné (par lui) comme fils de Nabuchodonosor : or il était le fils de Nabonide, et non de Nabuchodonosor. On se trouve devant une donnée sûre, autour de laquelle se groupent des détails incertains« .
Ainsi, la « donnée sûre » en l’occurence, ce n’est pas celle qui est fournie par la parole de Dieu : celle-là est écartée d’emblée, comme parfaitement négligeable. Elle doit céder le pas à une inscription péniblement déchiffrée sur un cylindre de terre cuite, découvert à Moghéir (l’ancienne Ur) où il est dit que Nabonide avait un fils qui s’appelait Balthazar !!! Si l’on veut bien considérer que le nom de Balthazar était aussi usité à la cour de Babylone que celui de Louis dans la famille des rois de France, on conviendra que l’argument est un peu maigre pour étayer une affirmation aussi catégorique. Raillant déjà les critiques de son temps, Huysmans disait qu’à force d’avoir peur de prendre les vessies pour des lanternes, ils prenaient les lanternes pour des vessies : un nom écrit sur une terre cuite par un auteur inconnu devient une lumière, tandis que la parole de Dieu est taxée d’ignorance et d’erreur.
Et voici maintenant comment est liquidée l’affaire de Darius le Mède : « Le Gabaru historique est remplacé par un certain Darius le Mède, que l’histoire ignore totalement , que l’auteur Daniel a inventé pour les besoins de la cause »8. Ainsi, un prince nommé et cité par la Sainte Ecriture dans des conditions précises, devient un personnage illusoire, tandis que le mystérieux Gabaru, ou Ugbaru, sur lequel nous n’avons que les données les plus falotes et les plus incertaines, est campé, lui, en personnage historique. « L’histoire ignore l’existence d’un Darius le Mède, dit à son tour la Bible de Jérusalem. Les documents cunéiformes datés passent sans solution de continuité du dernier règne de la dynastie babylonienne à la prise de Babylone par Cyrus« 9 . On croirait vraiment, devant tant d’assurance, que nous détenons la liste des rois de Babylone, comme nous possédons celle des successeurs du maréchal de Mac-Mahon à la présidence de la IIIe République. Or non seulement nous n’avons sur ces époques lointaines que des données très fragmentaires, mais, de plus, tout le monde sait que les écrivains de l’antiquité se faisaient de l’histoire une conception différente de la nôtre. Pour eux, cette science est essentiellement magistra vitae, une maîtresse de vie . Elle s’attache à chercher dans le passé des exemples à imiter, des fautes à éviter : c’est dans ce dessein d’abord qu’elle décrit les moeurs des peuples étrangers et les hauts faits des grands hommes. Elle se soucie fort peu des dates, et du déroulement ordonné des événements. Quand elle ne trouve rien de remarquable chez un prince, elle n’hésite pas à sauter son règne sans même le nommer.
Depuis un siècle, au prix d’une patience et d’un labeur auxquels on ne saurait trop rendre hommage, les assyriologues sont arrivés à reconstituer approximativement la succession des rois de Ninive et de Babylone. Cependant, quand on compare les listes établies par Maspero, il y a un demi-siècle, et celle que donnent les ouvrages récents, on est obligé de constater qu’elles présentent des divergences, tant pour les dates que pour les noms. Ce qui permet de penser que bien des rectifications sont encore possibles. Il est donc au moins prématuré de parler de l’histoire en ce domaine, comme d’une citadelle de certitude incontestable et incontestée, devant laquelle le pauvre écrivain sacré fait figure de père ignorantin.
Il est inadmissible que l’on puisse traiter avec un pareil dédain les assertions de l’Ecriture, car il est manifeste qu’en vertu de ses qualités littéraires hors ligne, du génie des écrivains qui l’ont rédigée, du soin avec lequel elle a été reproduite et conservée, de la créance que lui ont accordée des générations et des générations, tant de juifs que de chrétiens, – au nombre desquels il faut compter des intelligences de la classe de saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, etc.,- son témoignage doit être tenu pour un document historique de première valeur.
Mais son autorité s’impose avec une force bien plus grande encore, quand on sait que le livre a été écrit sous le charisme de l’inspiration ; et que le Saint-Esprit a pris entièrement à son compte tout ce qu’il contient. On n’a plus le droit, dès lors, d’admettre en lui la possibilité même d’une erreur ou d’une inexactitude historique.
Est-il besoin de dire que jamais ni « la doctrine des Saints Pères », ni « le magistère de l’Eglise », n’ont émis, ou accepté le moindre doute sur la réalité objective du personnage de Daniel et de son histoire, telle qu’elle est rapportée dans la Bible ; sur le caractère surnaturel de ses prophéties, sur la vérité authentique des miracles qu’il raconte ?
Devant cet enseignement séculaire de l’Eglise, couvert par l’autorité du Saint-Esprit, les arguments des rationalistes ressemblent à ces flèches de petits enfants10 dont parle le livre des Psaumes : ils n’ont aucune prise sur ce bloc de diamant.
La vérité enfin oblige à dire que la critique moderne n’a rien inventé de nouveau. Déjà, dans l’antiquité, l’authenticité du livre de Daniel avait été niée par l’hérétique Porphyre, et saint Jérôme, tout au long de son Commentaire, ne cesse de montrer l’inanité de ses attaques. De nos jours, toutes les objections formulées dans le même sens ont été réfutées par les exégètes du début de ce siècle, tels que MM. Crampon, Fillion, Vigouroux, le P.Cornély, etc. Il n’y a qu’à les lire pour s’en persuader.
Sans doute les noms d’exégètes que nous venons de citer feront sourire aujourd’hui , par leur vétusté , les pionniers d’avant-garde, pour lesquels le « progrès » en ces matières s’identifie avec la dernière opinion émise par un écrivain « lambda », totalement inconnu du catholique moyen, mais dont l’autorité prend l’indice 2 s’il écrit en allemand ou en anglais, et l’indice 3, s’il est non catholique. Du moins les vénérables auteurs nommés plus haut ont-ils eu le mérite d’étudier sérieusement les questions controversées, d’en établir des réfutations solides, et surtout de rester fidèles au devoir du véritable exégète, qui est de défendre, non pas tant le texte de l’Ecriture lui-même, que la position de l’Eglise par rapport à ce texte, et le sens où elle l’entend.
Dans le compte-rendu des travaux de la VIIe Session de la Commission centrale préconciliaire, on lit ce passage que l’on ne saurait trop recommander à la méditation de tous ceux qui s’occupent de théologie, et surtout d’exégèse : « Ce qui est décisif pour la connaissance de la vérité, c’est donc le sensus Ecclesiae, et non l’opinion des théologiens. C’est à l’Eglise que Dieu a livré non seulement la garde des Saintes Ecritures, mais aussi le soin de les interpréter, et elles ne doivent être interprétées qu’au nom de l’Eglise et dans son esprit11 « .
1 Robert et Feuillet, Introduction à la Bible, t. I, p.700
2 Steinman, Daniel, p.32
3 Ibid., p.28
4 Rufin, Historia monachorum, c. XXXI – Pat. Lat., T.XXXI, c. 458
5 Steinman, p.32
6 Oeuvres de Léon XIII, édit. La Bonne Presse, t.IV, p.37
7 Dan., 5 : 2, 11, 13, 18, 22, II bis ; Baruch, 1 : 11, 12.
8 Robert et Feuillet, I, p.698
9 B.J., Introduction, p.17
10 Ps. LXIII, 8
11 Documentation catholique, 15 juillet 1962, p.918