Sur le changement dans les lois

Par Michael Davies

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Sur le changement dans les lois1

Michael Davies2

Résumé : Chaque année, des milliers de lois sont proposées au vote des Assemblées. Il s’agit presque toujours de changements apportés à une législation préexistante, ce qui a fini par faire du Droit un maquis où les spécialistes eux-mêmes se perdent. Mais ce phénomène a d’autres effets que l’entretien d’une classe de juristes. Il agit en profondeur sur les esprits, les accoutumant à accepter l’irrationnel, sous l’effet stupéfiant du mythe du Progrès : tout changement étant perçu comme allant vers un mieux. Or le mieux est l’ennemi du bien.
M. Davies, s’appuyant sur la tradition philosophique, montre qu’en abolissant une coutume tout changement introduit un désordre, nuisible par essence. Il faudrait des raisons graves et certaines avant d’y procéder. Notre manie du changement dénote donc, chez les dirigeants, que la recherche effrénée du pouvoir (à laquelle ce changement sert d’outil) l’emporte largement sur celle du bien commun.

Si l’on considère les diverses sortes de lois humaines, qu’il s’agisse du droit public, des lois liturgiques, des règlements sportifs ou des règles de grammaire, il apparaît clairement que ces lois n’ont en elles-mêmes aucune valeur intrinsèque, mais qu’elles ne sont que des moyens d’atteindre une fin, et que cette fin est le bien commun de ceux à qui elles sont ordonnées. Il n’y a peut-être en soi aucune raison particulière de conduire à droite ou à gauche; mais il est clair que l’intérêt commun de tous les automobilistes d’un pays donné est de conduire du même côté. Saint Thomas définit une loi comme « une ordonnance de raison établie et promulguée en vue du bien commun par celui qui détient l’autorité au sein d’une communauté. »3

Toutes les autorités catholiques s’accordent avec saint Thomas quand il définit la nature de la loi humaine: à savoir qu’ecclésiastique ou civile, elle est une ordonnance de l’autorité publique qui a le droit d’exiger l’obéissance, mais qui doit elle-même se conformer aux exigences de la raison et entraîner à l’évidence un effet bienfaisant pour ceux qu’elle concerne4. Saint Thomas, suivi par d’autres auteurs, nous avertit que toute modification de la législation existante ne doit être effectuée qu’avec une extrême prudence, en particulier quand ce changement est susceptible de modifier des coutumes fort anciennes. À l’appui de cette affirmation, il cite les Décrétales5 : « C’est chose absurde, haïssable et honteuse de laisser porter atteinte aux traditions qui nous viennent de nos pères. » Il ajoute que le simple fait de changer une loi, quand bien même ce serait pour la remplacer par une loi meilleure, « est en soi préjudiciable au bien commun; car la coutume est fort utile à l’observance des lois, si l’on considère que ce qui est accompli au préjudice d’une coutume universelle est un acte tenu pour grave, même s’il s’agit de questions secondaires.»6

Saint Thomas traite de la question du changement des lois dans sa Somme théologique. Examinant cette question, il pose en prémisses qu’il existe deux raisons éloignées qui peuvent conduire légitimement à modifier les lois7. La première tient à la nature de l’homme qui, étant un être rationnel, est conduit graduellement par sa raison de ce qui est moins parfait à ce qui l’est davantage. La seconde raison se trouve dans les actes mêmes qui sont régis par la loi, lesquels sont susceptibles de changer en fonction des diverses circonstances où se trouvent les hommes et dans lesquelles ils doivent œuvrer.

Toute modification de la loi doit être déterminée par une nécessité évidente du bien commun, puisque le changement de la loi n’est légitime que dans la mesure où il contribue manifestement au bien de la communauté8.

« Il est bien connu, écrit Louis Salleron, que, dans les sociétés établies, un procédé révolutionnaire éprouvé est le retour aux origines.

Il ne s’agit plus de tailler l’arbre pour qu’il porte de plus beaux fruits; on le scie au ras du sol sous prétexte de rendre toute la vigueur à ses racines »9 Et Pascal écrit : « La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue… Qui la ramènera à son principe l’anéantit. »

« L’art de fronder, de bouleverser les États, est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusqu’à leur source, pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre; rien ne sera juste à cette balance. »10

Quand bien même une modification de la loi entraînerait avec elle un avantage évident, elle n’en causerait pas moins quelque tort au bien commun, car toute modification de la loi, répétons-le, a pour conséquence l’abandon d’une coutume, et la coutume est toujours d’un grand secours et d’un grand soutien dans l’observance des lois. Tout changement apporté à une loi particulière diminue la force de la loi et le respect qu’on lui témoigne, parce qu’on supprime une coutume. De là l’importance qu’attribue saint Thomas au maintien des coutumes existantes, à moins que leur changement ne soit exigé par une nécessité absolue.

Avec une psychologie pénétrante, saint Thomas ajoute que cela reste vrai même si les innovations contraires à la coutume ne sont que des innovations mineures, car même si elles sont mineures en elles-mêmes, il se peut qu’elles paraissent importantes au jugement de tous.

Et il en tire cette conclusion générale: il ne faut jamais changer la loi, à moins que l’on ne soit absolument certain que le bien commun doive trouver dans ce changement à tout le moins une compensation proportionnée au mal qu’entraîne la dérogation à la coutume11.

Une autre autorité éminente, le P. jésuite Francisco Suárez (1548-1617), souligne que si un législateur veut qu’une loi puisse être tenue pour raisonnable, il ne doit pas simplement s’abstenir d’exiger quelque chose que ses sujets ne parviendront pas à exécuter, mais que la loi ne doit même pas revêtir des aspects trop difficiles, pénibles ou désagréables, compte tenu de la faiblesse humaine; elle ne doit être à aucun prix en contradiction avec une coutume raisonnable, parce que la coutume est une espèce de «seconde nature» et que ce qui lui répugne «est considéré comme moralement impossible.» Il insiste aussi fortement sur la nécessité de la permanence des lois, non en ce sens qu’elles ne sauraient jamais être abrogées, mais parce que cela ne doit être entrepris que si des changements de circonstances font apparaître à l’évidence que ces lois ne sont plus justes. Pour œuvrer dans le sens de l’intérêt commun, la législation doit viser à la stabilité et à l’uniformité au sein de la communauté12.

Quand on doute, si peu que ce soit, que les avantages d’un changement de législation l’emportent largement sur le mal qui résultera du changement de coutume, alors mieux vaut conserver la législation existante plutôt que de la changer. Celle-ci, étant reçue dans la pratique, est investie en quelque sorte d’un droit de propriété et, en cas de doute, c’est le droit de propriété qui l’emporte.

Platon enseigne que «tout changement est un mal s’il ne consiste pas à abolir quelque chose de négatif. »13 Commentant ces paroles, Dietrich von Hildebrand critique «la satisfaction puérile qu’assure à beaucoup le changement comme tel, le sentiment de n’être ni actif ni passif ». Il rejette le sophisme selon lequel le changement est un signe de progrès perpétuel.

Le changement peut entraîner une amélioration, mais il lui arrive souvent d’être aussi cause de détérioration et, dans certains domaines, il en est presque toujours ainsi. Hildebrand explique :

«Le maintien du bien, qui s’oppose à toute poussée de changement, est une réussite qui exige plus d’effort, une œuvre difficile bien plus digne de louange. Conserver jeune son amour pour quelqu’un – et a fortiori pour le Christ  –, signe de stabilité et de continuité, est une preuve de force et de vie spirituelles, totalement absentes de l’infidélité.

«Nous ne pouvons oublier d’autre part que le changement qui est propre à la croissance n’a rien de commun avec le changement qui remplace l’ancien par du nouveau ou avec le changement qui détruit quelque chose.

« Ici, ce qui nous préoccupe avant tout est de savoir s’il s’agit d’une croissance dans le bien ou d’une croissance dans le mal. Le changement que comporte la croissance est, en tout ce qui est bon, une valeur, et en tout ce qui est mauvais, une non-valeur.

« Il existe aussi une croissance dans le passage de l’implicite à l’explicite, une croissance dans le sens du passage d’une formulation vague à une formulation claire et précise. Cette sorte de croissance est diamétralement opposée au changement pur et simple. Il y a bien mouvement, mais un mouvement qui n’a rien de commun avec la destruction d’une chose et avec son remplacement par autre chose. De plus, c’est un mouvement dans lequel l’identité est l’élément le plus frappant, le plus décisif. N’avons-nous pas là une preuve éclatante, la plus éclatante même, de la divinité de l’Église : elle a réussi à garder son identité à travers deux mille ans de son existence et deux mille ans de sa croissance. »14

L’histoire des diverses confessions chrétiennes fourmille d’exemples de ruptures, voire de schismes, qui ont eu pour origine des changements apportés aux coutumes établies, changements que bien des commentateurs de l’époque moderne ont parfois tendance à tenir pour négligeables. La sécession des vieux-croyants dans l’Église orthodoxe russe en est un exemple typique.

Pareils incidents prouvent à l’évidence la clairvoyance de saint Thomas quant aux effets nuisibles qu’entraînent des modifications du statu quo sans raisons capitales. Le professeur Hitchcock déclare à ce sujet :

« L’abandon du rituel traditionnel place l’individu hors de sa communauté ; c’est par conséquent pour lui une expérience aliénante; elle ne contribue pas, bien au contraire, à donner à sa vie un surcroît de bonheur et de sens. »15

Le respect de l’Église catholique pour les traditions légitimes est tel que, toutes les fois que l’on peut apporter la preuve qu’une coutume a été observée sans discontinuer pendant une période d’au moins quarante ans, cette coutume obtient force de loi dans le droit canonique, même si elle n’a jamais fait l’objet d’une codification expresse. Pareille coutume ne peut être abrogée que par une législation formulée expressément à cette fin et, si on éprouve quelque doute, c’est la loi la plus récente qui doit être interprétée dans le sens de la plus ancienne, et qui, dans toute la mesure du possible, doit être harmonisée avec elle ; autrement dit, en cas de doute, on peut continuer à observer la loi existante. Même si la nouvelle législation contient une clause ‘nonobstant’ portant expressément interdiction de toute coutume ou loi contraire, cette interdiction ne peut s’étendre à une coutume de cent ans ou de temps immémorial, sauf mention expresse dans la nouvelle loi. Le témoignage des grands docteurs de l’Église reçoit le renfort de l’opinion de Jean-Jacques Rousseau, en lequel il est difficile de voir un sympathisant de l’Église: «C’est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables ; le peuple méprise bientôt celles qu’il voit changer tous les jours. »16


1 Extrait de La Réforme liturgique anglicane, Étampes, Clovis, 2004, pp.136-142.

2 Michael Davies (1936-2004), d’origine galloise, fut un spécialiste de l’histoire religieuse britannique.

3 Somme théologique, Ia-IIæ, q. 90, a. 4.

4 On trouve dans le Courrier de Rome, n° 15 du 15 septembre 1967, dans un article de l’abbé Dulac, un choix étendu de citations; l’auteur y a puisé abondamment pour composer ce chapitre.

5 Ndlr. Décrétale : recueil de décrets pontificaux (lettres données en réponse à des questions précises et qui, souvent, servent de règles pour les cas similaires).

6 Somme théologique, Ia-IIæ, q. 97, a. 2.

7 Ibid. a. 1.

8 Ibid. a. 2.

9 Louis Salleron, La nouvelle Messe, Paris, N.E.L., 1972, p. 40.

10 Pascal, Pensées, n° 230, in Œuvres complètes, édit. Jacques Chevalier, Paris, la Pléiade, 1954, p. 1150 (n° 294 de l’édit. Brunschvicg).

11 Somme théologique, I-II, q. 97, a. 2.

12 Ibid.

13 Les Lois, n° 797.

14 Dietrich von Hildebrand, La Vigne ravagée, trad. A. Jourdain, Paris, Éd. du Cèdre, 1974, p. 63.

15 James Hitchcock, RS, 1974, p. 86.

16 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.

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