Partager la publication "La longue vie de souffrances de Louis XVII"
Par Yves Nourissat
«Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)
Yves Nourissat
Résumé : Xavier de Roche avait publié en 1986 et 1987 deux forts volumes de 900 pages environ prouvant, à l’aide de documents officiels et privés, la survie de Louis XVII jusqu’à sa mort à Delft en Hollande en 1845. À l’occasion du bicentenaire de la mort de l’enfant habitant le Temple (qui n’était pas Louis XVII), en 1995, il a donné, en 160 pages, un récit continu de cette vie poignante dont le présent article reprend les principaux événements[1]. De l’Histoire des manuels à l’Histoire réelle, le chemin est parfois bien tortueux mais, ici du moins, il est facile d’en comprendre les raisons.
Le récit commence avec l’autopsie de l’enfant par quatre chirurgiens qui avaient soigné le duc de Normandie enfant et connaissaient ses signes caractéristiques : une tache de vin sur la cuisse, une morsure de lapin à la lèvre et un « tétin » supplémentaire sur la poitrine. De plus l’enfant autopsié était plus âgé que Louis XVII. Le docteur Jeanroy porta toutes ces caractéristiques dans un testament qui ne devait être ouvert que cent ans après sa mort. Ce qui fut fait par un de ses descendants, le colonel Jeanroy, chef et fondateur de la première section du Service historique de l’Armée de terre, à Vincennes, et donna l’occasion à Alain Decaux d’écrire son ouvrage Louis XVII retrouvé-Naundorff roi de France (Éd. de l’Élan, 1947). La substitution eut lieu grâce à un cheval en carton qui permit au Dauphin de s’échapper du Temple et à son substitut d’y entrer. Au sortir du Temple, le duc de Normandie se retrouva chez Joséphine de Beauharnais. Une voisine, Madame Élisabeth Himmeli, veuve du garde-suisse Henri Leschot, était chargée de donner des soins au petit Roi ; elle ne tarda pas à comprendre combien il était psychologiquement traumatisé, et le transporta à Neuilly dans la grande propriété de la famille Carton.
Il fut alors envoyé, par Dijon, dans la Principauté de Neuchâtel, patrie d’origine de la famille Himmeli et alors terre prussienne, où il logea dans la famille Leschot, alliée à la famille Himmeli, puis chez des parents de la même famille où il reçut les soins du docteur Himmeli, célèbre aliéniste qui effaca les troubles reçus par le Dauphin du fait de sa vie au Temple et de la mort de ses parents. Quand la santé de l’Enfant fut suffisamment rétablie, on annonça la mort de l’enfant du Temple. Aussitôt le comte de Provence se proclame Roi sous le nom de Louis XVIII, pour diviser les royalistes. Le vrai Louis XVII fut conduit à l’armée de Charette, mais les généraux vendéens décidèrent de renvoyer Louis XVII à l’État-major de l’armée de Condé. De là il partit à travers l’Allemagne, la Suisse et le nord de l’Italie, rejoindre ses tantes Victoire et Marie-Adélaïde. Mais les menaces des hordes révolutionnaires incitent l’Enfant à aller à Povaçao, dans l’une des Açores, accompagner Jean-Valentin pour construire une horloge de haute précision.
De retour à Neuchâtel, il voudrait bien prendre son indépendance et tente de faire des fugues. Il est envoyé aux États-Unis par Nantes, l’Irlande et les Caraïbes. Arrivé aux États-Unis, il tente une nouvelle fugue et se réfugie chez l’évêque catholique de Charleston. Mais là encore, il retombe sous la main du clan Himmeli qui le renvoie aux Açores. Le régent du Portugal, don Joao (futur roi Jean VI) apprend la présence du petit Roi et le prend sous sa protection. Se rappelant que le grand ancêtre des portugais est Hugues Capet, appelé Hugo Capeto, c’est sous le nom de Luis Capeto qu’il épousa le jour de ses dix-huit ans, le 27 mars 1803, dona Maria de Vasconcelos qu’il appellera une Princesse espagnole, ce qui est vrai. Elle descendait en effet des rois de Léon. Les Vasconcelos étaient alliées aux familles de la plus haute noblesse portugaise, y compris la dynastie régnante. De ce premier mariage, Louis XVII eut, de fin 1803 à avril 1811, sept fils – Louis, Robert ou Norbert, Maximilien, Antoine, Jean, Pierre et Jean-Valentin – et deux filles.
Cependant la vie du jeune couple est gravement perturbée par les événements politiques. Bonaparte vient de prendre le pouvoir absolu en France et Louis XVII tente de s’y opposer, bien qu’il soit père d’un jeune enfant et que son épouse en attende un deuxième. Il gagne la France et rencontre la duchesse douairière d’Orléans et son cousin le duc d’Enghien. Puis il se réfugie chez les Himmeli où il est arrêté par la police de Fouché. Joséphine, devenue impératrice, le fait remettre en liberté et il retourne au Portugal où son épouse continue à lui donner un enfant par an.
Malheureusement, en novembre 1807, Napoléon fit envahir le Portugal. La famille royale portugaise venait de s’embarquer pour le Brésil et Louis XVII l’accompagna, peut-être sans son épouse car celle-ci était enceinte pour la cinquième fois et trouva refuge dans une famille fidèle et discrète. Les enfants furent confiés : l’un (Maximilien) à un couvent, les trois autres à des familles sûres.
Mais deux d’entre eux tombèrent entre les mains de la police de Fouché et furent envoyés l’un aux Seychelles, l’autre en Argentine sous la garde chacun d’un agent de la police secrète. Après un court séjour à Rio de Janeiro, Louis XVII revint en Europe et quitta une nouvelle fois son foyer pour combattre l’homme qui asservissait l’Europe. Il gagna l’Allemagne, rencontra le duc de Brunswick-Oels et entra en campagne avec la petite armée du Major Général Schill. Mais celle-ci fut écrasée le 31 mai 1809 à Stralsund, sur la côte Sud de la Baltique. Louis XVII y fut grièvement blessé, fait prisonnier, mais ne fut pas fusillé avec les autres officiers. Il fut enchaîné avec les soldats qui étaient dirigés vers Toulon et Brest. Comme il ne pouvait plus marcher, il fut abandonné à Crépy-en-Valois, comme le signale M. Robert Barrier, historien de ce bourg.
L’épouse du Roi, aidée du genevois Frédéric Leschot, parvint à le secourir à distance. Les époux se retrouvèrent avec joie. Maria allait donner naissance à un dernier fils qu’ils baptisèrent sous le prénom de Valentin, mais qui coûta la vie à sa mère. Louis XVII gagna alors Berlin pour combattre l’usurpateur, se mit à la disposition du Président Le Coq et commença une nouvelle vie sous le nom de Naundorff.
Auparavant, nous pouvons nous demander ce que sont devenus les enfants du premier mariage :
L’aîné Luis, né dans derniers jours de 1803, fut enlevé par la police de Fouché, confié à un certain Poiré et envoyé aux Seychelles. Ce fut le Louis XVIII de droit et son fils légitime Louis-Henri fut le vrai Louis XIX ; celui-ci n’a pas laissé de postérité masculine.
Un autre fils, probablement Pedro, fut dirigé vers l’Argentine avec un officier nommé Benoît. Il est peut-être né en 1807 et sa descendance masculine est éteinte aujourd’hui.
Entre Luis et Pedro, il y eut deux fils, peut-être jumeaux, Robert (ou Norbert) et Jean. Celui-ci aurait été pris sous la protection du Président de Sèze et aurait été connu sous le nom de La Roche. Il aurait vécu jusqu’en 1872 et sa vie aurait été racontée par un parent de M. de Sèze, M. Saig. Mais on ne sait pas s’il laissa une postérité.
Maximilien, né en 1806, fut confié à une famille Barradas qui l’adopta et le fit élever dans une maison religieuse ; il devint prêtre, docteur en théologie et prieur commendataire.
L’avant-dernier fils, Antonio, naquit le 23 juillet 1809. C’est l’ancêtre de l’actuelle famille Capeto, établie au Portugal continental. Le régent don Juan manifesta, par sa générosité envers le jeune Roi de France et son épouse, qu’il était bien digne de ce titre de Majesté très fidèle qui était depuis des années le prédicat des Rois du Portugal: il leur concéda dans les environs du château royal de Villa Viciosa un très vaste domaine de plus de six mille hectares.
Enfin, un dernier fils, Valentin, naquit le 8 avril 1811, à la suite des retrouvailles de ses parents après le désastre de Stralsund; il sera connu sous le nom de Florentin Mézière. Mais le père ne vit pas ce fils dont la naissance coûta la vie à sa mère, car dès l’été de 1810, il était reparti pour la France car il voulait s’engager dans un régiment prussien pour lutter contre l’oppresseur de l’Europe. Il arriva à Berlin vers la fin de 1810
Après deux ans de séjour dans la capitale de la Prusse, il était entré en relations avec le conseiller Le Coq, président de la police de Berlin, qui se fit remettre ses derniers documents d’identité et, pour protéger sa sécurité, l’installa avec des lettres de bourgeoisie et une patente d’horloger à Spandau.
Il aurait dû donner des renseignements précis sur son lieu de naissance, son âge, sa religion, sur son père, sur ses moyens d’existence, sa vie militaire, sa moralité, ses capacités professionnelles et son Chef-d’œuvre. La véracité des réponses devait être garantie par un serment solennel.
Naundorff ne répondit à aucune de ces questions, ne fournit aucun des documents requis et fut admis sur un ordre donné au nom du Roi de Prusse par le Président de la police de Berlin.
Il allait vivre à Spandau de fin 1812 à fin 1821, date à laquelle il s’installe à Brandebourg, ville dont il est reçu bourgeois le 26 février 1822. Pendant son séjour, le régime de Bonaparte s’effondre et Naundorff essaie de renouer avec sa sœur, ses oncles et ses cousins. Sans réponse ! Il envisage de renouer avec sa famille autrichienne. Mais dans les derniers mois de 1814, il s’arrête en Moravie et y épouse en secondes noces Maria Kukuchova. Neuf mois plus tard une fille naît, mais elle coûte la vie à sa mère. Elle reçoit le prénom de Marie, fille légitime d’Émeric Manczer et de Maria Kukuckova. Selon les archives secrètes du monastère voisin de Saint-Benoît du Hron, le vrai nom du père est Ludovicus-Carolus Bourbon, archiduc Coronæ e Gallia. Manczer dans le patois local est l’équivalent de « Monseigneur ». La petite Marie, élevée par sa famille maternelle, se mariera et sa descendance subsiste toujours en Slovaquie. La tradition familiale rapporte que « son arrière-grand-père mourut en 1845 à Delft » ce qui identifie Manczer à Naundorff.
Louis XVII revient à Spandau et recommence à écrire à sa famille française. Cette correspondance incite son cousin germain le duc de Berry à faire une enquête qui se révèle concluante. Il veut alors organiser un mouvement militaire pour restaurer le roi légitime, mais est assassiné le 13 février 1820 et son enquêteur, le colonel Le Gardeur de Repentigny, meurt mystérieusement quelques semaines plus tard.
Louis XVII se marie une troisième fois à Spandau, le 19 décembre, avec une toute jeune fille qui sera une épouse admirable et lui donnera neuf enfants.
Le 21 janvier 1824, il écrit à son oncle Louis XVIII à l’occasion de l’anniversaire du martyre de Louis XVI « que si l’on persistait à le méconnaître, il irait plaider sa cause devant la nation française. » Aussitôt commencèrent contre lui des persécutions inimaginables. Le 24 mars 1824, un incendie détruit un théâtre voisin de sa maison qui est endommagée et pillée. On l’accuse d’être l’auteur volontaire de l’incendie, mais cette accusation est si ridicule qu’il est acquitté immédiatement. Quelques jours plus tard, il est accusé d’avoir mis en circulation de faux thalers. C’est l’occasion de constater que, contrairement aux papiers d’identité donnés par le président Le Coq, il n’est pas né à Weimar en 1775. On l’arrête le 18 septembre 1824.
Les témoins contre lui sont deux faussaires reconnus et le caissier de la Caisse municipale de Brandebourg, qui se pendra dans son bureau quelques jours après la condamnation de « Naundorff ». Celui-ci fut en effet condamné pour avoir décliné sa véritable identité. Il avait répondu : « Je suis né prince, de la famille de Bourbon ».
À cause de cela, le Sénat suprême de la Chambre de Justice de Berlin le condamne à trois ans de prison parce que « si les indices qui parlent contre Naundorff n’étaient pas suffisants pour prononcer une peine contre lui, on doit cependant le condamner en raison de ses mensonges sur ses origines… Il est impossible d’accorder une quelconque créance à l’exposé romanesque de sa vie d’après lequel il serait né prince, semble-t-il de la Famille Royale de France…Ce récit paraît plutôt un impudent mensonge… d’après cela, l’inculpé peut être considéré comme bien capable d’avoir commis le crime dont on l’accuse et une peine extraordinaire est pleinement justifiée. »
C’est là un monstrueux déni de justice, car ce sont les autorités prussiennes qui l’avaient incité à déclarer être né à Weimar. Plus tard, sa sœur demandera des renseignements au roi de Prusse qui, se fondant sur cette condamnation inique, le présentera à ses yeux comme un être dégénéré, avili, déchu, ce qui amènera la duchesse à abandonner encore plus complètement son frère malgré les lettres qu’elle recevait de Madame de Rambaud et de Sosthène de La Rochefoucauld.
Emprisonné à la maison de détention d’Alstadt, Louis XVII y fait la connaissance de l’Inspecteur Général de cette prison, le baron von Seckendorff, qui prend fait et cause pour lui, considère sa condamnation « comme une erreur de justice »et devient convaincu de son innocence et de son identité princière. À sa demande, le roi gracia le prisonnier et M. de Seckendorff lui continua sa protection et tenta sans succès de lui ménager une rencontre avec Charles X et la duchesse d’Angoulême.
Gracié par le Roi, Louis XVII ne put revenir à Brandebourg et fut assigné à résidence à Crossen, en Silésie, où il fut reçu bourgeois le 19 juin 1828, six semaines après sa sortie de prison, au mépris de la loi municipale du 19 novembre 1808. Naundorff prêta le serment rituel more catholico, c’est-à-dire suivant le rite catholique.
Il y est surveillé par un magistrat, M. Pezold, qui devient son ami et son protecteur. Au début de 1829, il écrit au Roi de Prusse, à Charles X et à la duchesse d’Angoulême pour leur demander de reconnaître les droits de son protégé. Le 16 juin 1829, celle-ci fait répondre par la duchesse de Damas qu’elle n’est nullement intéressée.
Au milieu de ces épreuves, Louis XVII travaillait dur pour nourrir sa famille et il trouva consolation dans l’amitié de ses deux protecteurs, dans le courage, la confiance et la fidélité de son épouse et enfin dans le témoignage d’amitié de son compagnon des mauvais jours genevois depuis son enfance, Frédéric Leschot. Celui-ci devait payer de son sang son appui à Louis XVII : il fut assassiné le 10 mai 1835 à Genève par Désiré Roussel, pensionné naguère par les Bourbon et jusqu’en 1848 par Louis-Philippe.
En 1831, le prétendant écrivit un récit de sa vie, le « récit de Crossen » qui devait être publié longtemps après sa mort et à nouveau ces dernières années sous le titre inexact de « récit de Brandebourg ». Le Roi de Prusse en interdit la publication pour « éviter des dissensions diplomatiques ».
La Gazette de Leipzig du 1er août 1831 et Le Constitutionnel de Paris du 7 août suivant, publièrent un avis du commissaire Pezold qui cherchait un éditeur pour le récit de son protégé. Cette communication fit du bruit et eut plusieurs conséquences.
D’abord les légations françaises en Allemagne intervinrent dans tous les États où elles étaient accréditées pour s’opposer à l’insertion d’autres annonces similaires, notamment à Hambourg.
Ensuite, sept mois plus tard, le 15 mars 1832, l’honnête et dévoué M. Pezold reçut la visite d’un représentant personnel du Roi, le prince Henri de Carolath-Beuthen, qui vint accompagné de son secrétaire, le baron de Senden, et reprocha avec violence à M. Pezold sa bienveillance envers « Naundorff ». Que se passa-t-il pendant cette entrevue ? Nul ne le saura jamais. Toujours est-il que le lendemain M. Pezold fut frappé d’une maladie foudroyante et mourut subitement le 16 mars. Son frère, le bourgmestre et le sous-préfet furent unanimes à dire qu’il avait été assassiné ou empoisonné.
Au cours des trois mois suivants, Naundorff continua d’écrire sans réponse à Charles X, à la duchesse d’Angoulême, au Roi de Prusse et aux représentants de divers gouvernements, mais reçut en juillet 1832 un avis anonyme « que le Roi de Prusse avait donné l’ordre de le faire arrêter et le faire emprisonner dans une forteresse; il n’avait que le temps de se sauver ».
Dès le lendemain, il partait pour Strasbourg à sept cent cinquante kilomètres. Il fut invité à Nantes, à la demande d’un groupe de légitimistes bretons animé entre autres par M. de Kersabiec. Il s’y trouve la duchesse de Berry, Régente de France au nom d’Henri V, qui se cache après l’échec de la dernière des chouanneries. L’entourage de la Duchesse envisage un mariage blanc entre celle-ci et Louis XVII, mais il y a refus des deux côtés et celui-ci repart pour Strasbourg d’où il se rend en Suisse. Il écrit de Genève à la duchesse de Berry, mais les diplomates de Louis-Philippe obtiennent son expulsion du canton de Genève. Sa lettre n’a sans doute pas atteint sa destinataire car Marie-Caroline, la duchesse de Berry, trahie par Simon Deutz, fut arrêtée dans la nuit du 6 au 7 novembre 1832. Louis XVII se réfugie à Berne d’où il écrit à sa sœur. Il est arrêté par la police de Berne, mais fort heureusement le comte de Bombelles, Ambassadeur d’Autriche, dont le père était ministre plénipotentiaire sous Louis XVI et dont la mère était une amie intime de Madame Élisabeth, indigné du traitement que l’on fait subir au proscrit, s’interpose et exige avec énergie sa mise en liberté. Une fois libre, le Prince prend le chemin de Paris où il arrive le 26 mai 1833.
Il habita d’abord une auberge de Mesnilmontant, puis chez le notaire Albouys et chez M. Morel de Saint Didier. On essaie de l’empoisonner avec des fruits confits remis à Madame Albouy à son intention. Il habite ensuite chez M. et Mme Émile Marco Saint-Hilaire et reçoit six coups de poignard sur le Carrousel ; il est soigné par Madame de Rambaud. Il repart rejoindre sa famille à Dresde et revient s’installer chez Madame de Rambaud, son ancienne femme de chambre. Puis, après bref séjour en Suisse, il décide de saisir le tribunal de la Seine d’une demande en annulation de l’acte de décès de 1795 et en reconnaissance de son identité avec Louis XVII.
Le 13 juin, il fit assigner la duchesse d’Angoulême et le comte d’Artois à comparaître devant la première chambre de ce tribunal pour voir juger que cet acte de décès était nul, attendu que le demandeur n’était autre que le duc de Normandie, deuxième fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
Le surlendemain de cette assignation, 15 juin 1836, Naundorff est arrêté ; les deux cent pièces de son dossier de preuves sont saisies illégalement sans qu’en soit dressé l’inventaire. Le 16 juillet, on l’expulse vers l’Angleterre. Un recours en Conseil d’État est rejeté le 2 août 1836. Le gouvernement de Louis-Philippe, qui a volé sa couronne à Charles X, demeure curieusement solidaire de celui-ci dès qu’il s’agit de défendre leurs usurpations successives contre le Vrai Roi Légitime.
Le directeur de la Police au Ministère de l’Intérieur, M. Dejean fait courir le bruit que, d’après le gouvernement prussien, Naundorff serait juif. Mais le Roi de Prusse dément cette allégation. Quant à Louis-Philippe, il fait une proposition au duc de Normandie par un de ses agents, le baron de Wolff : un million de francs-or immédiatement et une rente annuelle d’un montant équivalent, s’il renonçait à ses droits dynastiques en faveur de la branche d’Orléans. Malgré son extrême pauvreté, Louis XVII renonça à ce « plat de lentilles » que lui offrait l’ancien Général Égalité.
Naundorff allait séjourner à Londres huit ans et demi, de juillet 1836 à janvier 1845. Il fit des expériences balistiques sur le polygone de Woolwich. À l’automne 1838, il hébergea un prétendu indigent qui n’était autre que Désiré Roussel, l’assassin de Frédéric Leschot, criminel pensionné par Louis-Philippe sur sa cassette personnelle. Le 16 novembre 1838, Roussel tira à bout portant sur le Prince deux coups de pistolet qui le blessèrent grièvement, mais celui-ci ne porta pas plainte.
Ses ennemis ne désarmaient pas : le 20 mai 1841, des inconnus mirent le feu à son laboratoire. Le Prince fut grièvement brûlé au visage et aux mains. Il fut réduit à une misère totale et incarcéré à la prison pour dettes. Le peu qui lui restait fut vendu à vil prix et il fut à nouveau incarcéré en novembre et décembre 1843.
Heureusement, depuis son arrivée en Angleterre, le Prince avait été accueilli avec beaucoup d’affection par la famille Perceval, une des plus distinguées de la pairie d’Angleterre, et devant tant d’infortune, Lady Carr, veuve du Premier ministre Spencer Perceval, pensionna la duchesse de Normandie de 1842 à sa mort, en 1888.
Louis XVII mena à Londres une vie de travail acharné, avec la publication de l’Histoire des infortunes du Dauphin, sa correspondance avec ses fidèles et ses recherches pyrotechniques. Il pensa d’abord offrir celles-ci à la France, mais le ministre de la guerre, le Maréchal Soult, refusa. Il ne voulait pas les vendre à l’Angleterre qui était l’ennemie perpétuelle de la France. Aussi pensa-t-il en faire bénéficier la Confédération Helvétique qui était neutre.
En janvier 1845, Louis XVII s’embarqua une dernière fois pour le continent. Il comptait gagner la Suisse par la Hollande et l’Allemagne. À Rotterdam, la police du port voulut lui enlever son passeport établi au nom de Charles-Louis de Bourbon et le renvoyer en Angleterre. Mais un jurisconsulte éminent, H. J. van Buren persuada les autorités néerlandaises compétentes que les inventions de Louis XVII pouvaient être utilisées pour leur propre pays. On lui mit donc à disposition un terrain à Breda où il put exposer ses inventions. Le colonel d’Artillerie Seelig et le lieutenant-colonel du Génie Delprat ont rédigé un rapport sur les expériences de M. de Bourbon :
1. Pouvoir diminuer ou même détruire entièrement le recul des canons et fusils.
2. La confection de fusées de guerre se dirigeant plus exactement et garnies d’une composition qui éclate au moment où la fusée touche au but.
3. Une méthode pour diriger les bombes et obus de bouches à feu ordinaires, de manière à éclater en touchant au but.
4. Une composition de matière explosive beaucoup plus énergique que la poudre à canon, servant à charger les bombes et les grenades, et pouvant être utilisée tant pour les mines ordinaires que pour les mines sous l’eau.
Point par point on expérimenta les divers procédés et le succès fut complet. Le Prince reçut un traitement de 40.000 florins-or soit près de 80.000 francs-or. Il s’installa avec sa famille à Delft et reçut des témoignages de son rang élevé. Ceci fut plus patent lorsqu’il se sentit tout d’un coup indisposé. Il avait comme son père une constitution robuste, mais l’empoisonnement dont il était la victime avait atteint ses forces vitales. Il mourut peu après que sa famille mandée à la hâte fut arrivée de Londres. L’acte mortuaire fut rédigé comme étant le fils de leurs Majestés Louis XVI et Marie-Antoinette. Le bourgmestre, officier d’État-Civil y avait été personnellement autorisé par le Roi. Après le décès, une inspection du corps eut lieu par des médecins militaires qui lui avaient donné leurs soins Les marques caractéristiques ont toutes été trouvées et constatées dans un acte dressé par un notaire résidant à Delft. À l’enterrement, le corps fut porté par des sous-officiers. Le colonel Chef du Bureau d’Artillerie se trouvait à la tête d’un cortège d’officiers. La pierre qui couvre le tombeau porte le titre de Duc, ce qui n’eût pas été permis sans l’autorisation du gouvernement.
La veille de sa mort, il adressa à ses enfants ces paroles quasi prophétiques :
« Demain votre père monte aux cieux ; c’est là la demeure qui lui a été préparée. Là, j’aurai un nom céleste qu’on ne me ravira point ; je m’en vais chez mon Père céleste, votre Dieu et mon Dieu ; il me couronnera… Pauvres enfants ! Vous n’avez plus de nom, vous êtes retombés dans les ténèbres ! Mon Père céleste, prenez-moi en grâce ! Depuis qu’ils ont coupé la tête à mon père, il n’y a eu pour moi qu’obscurité… il faut bien que j’aie un père pourtant… Les hommes n’ont jamais compris tout le bien que je voulais leur faire… Que de malheurs vont arriver à la France ! Que de feu ! Que de sang ! »
Louis XVII fut véritablement un second Roi-Martyr, d’autant plus douloureusement marqué par ses infortunes dans les dernières années de sa vie, qu’il les passa dans des pays à majorité protestante, sans beaucoup de secours religieux. Mais Dieu y pourvut: quand il se sentit gravement malade, il fit appeler un prêtre catholique. C’est le R.P. Bernard qui entendit sa dernière confession.
De son troisième mariage, contracté le 19 octobre 1818 à Spandau avec Mademoiselle Johanna-Friedericke Einert, il laissait neuf enfants :
1. Jeanne-Marie-Amélie, née à Spandau le 31 août 1819, décédée à Messac[2], en Bretagne, le 28 décembre 1891, mariée le 15 juillet à Abel Martin de Laprade.
2. Charles-Edouard, né à Spandau le 23 juillet 1821, décédé le 31 juillet 1866 à Breda ; ancien élève-officier à l’École des cadets nobles de Dresde. Successeur de son père comme Directeur des Ateliers de Pyrotechnie de l’armée royale néerlandaise du 7 janvier 1846 à sa mort. De janvier au 1er mai, il fit un séjour à Saint-Pétersbourg à l’invitation de l’empereur de Russie, Nicolas Ier. C’était pendant le siège de Sébastopol et il aurait vu avec plaisir le fils de Louis XVII remplacer Napoléon III. Malheureusement le Tsar mourut presque subitement le 18 février 1855. Son fils et successeur Alexandre II se résigna à demander la paix. Pendant ce voyage, Charles-Édouard fit la connaissance d’une princesse polonaise qu’il épousa clandestinement la même année et dont il eut deux fils, laissant une postérité qui subsiste encore.
3. Berthe-Juliana, née à Brandebourg le 3 novembre 1823 et décédée au même lieu de misère pendant l’incarcération de son père le 3 avril 1825.
4. Marie-Antoinette, née à Crossen le 13 mars 1829, décédée à Breda le 17 mars 1893, veuve en premières noces (avec postérité) de Guillaume van der Horst, mariée en secondes noces avec Benjamin Daymonaz.
5. Louis-Charles, né à Crossen le 11 mars 1831, marié le 9 octobre (sans postérité) à Hermine-Dorothée-Gisbertine van Kruijff. Ce Prince consacra le royaume de France au Sacré-Cœur.
7. Augusta-Marie-Thérèse, née à Dresde le 16 mai 1835, décédée le 26 novembre 1908 à Apledoom, mariée le 10 juillet à M. Le Clerq.
9. Ange-Emmanuel, né à Londres, Minerve House, le 14 mars 1843, officier de la Marine Royale néerlandaise, décédé à Batavia le 13 février 1878.
Tous ont porté, en Hollande et ailleurs, le seul nom de Bourbon qui leur a été reconnu par les autorités politiques, administratives et judiciaires de tous les pays dans lesquels ils ont séjourné, et il en fut de même pour leurs enfants et descendants.
Le nom de « Naundorff » était un simple nom d’emprunt dont le port fut imposé au malheureux Louis XVII par la police d’État prussienne lors de son arrivée à Berlin.
[1] Xavier de ROCHE, Louis XVII. Le livre du bicentenaire (Éd. de Paris, 11€)
[2] Ndlr. Sa tombe se trouve toujours dans le cimetière de Messac.