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Par Raymond Delatouche
Les lois du marché1
Raymond Delatouche2
Résumé : Au temps où les « lois d’airain » du marché provoquent d’innombrables désordres économiques, il n’est pas inutile de s’informer sur l’origine de ces prétendues « lois ». On découvrira ici dans quel contexte se sont forgées les règles du marché médiéval; a contrario, on comprendra pourquoi un contexte social et géopolitique différent en ôte aujourd’hui toute la sagesse et l’équilibre.
On pense souvent que le libéralisme est d’hier, tout juste précurseur de la révolution industrielle qui en serait la justification, voire la conséquence. Voici peu, un économiste renommé, ancien ministre de surcroît, se défendait d’avoir usé de la taxation des prix, « cette pratique moyenâgeuse« . Pour lui, comme pour la plupart de ses confrères, « the dark ages« , « les siècles obscurs« , non contents de proscrire le prêt à intérêt, ont étouffé l’initiative économique sous les règlements, les taxes, les péages; bien entendu ils n’ont pu que demeurer dans leur obscurité, obscurité telle qu’il est inutile d’y regarder de plus près.
En réalité, le Moyen Age a réussi son développement grâce à l’économie de marché, à la libre concurrence. Il a même empiriquement construit ce que les économistes appellent le marché concurrentiel parfait.
La théorie de la concurrence parfaite
A la lecture des manuels, le marché concurrentiel parfait apparaît comme un modèle théorique, élaboré pour analyser la formation des prix par le jeu de la concurrence.
Quatre conditions sont reconnues à la concurrence parfaite : la transparence : les opérations doivent être instantanément connues de tous les opérateurs ; l’homogénéité : les unités de chaque produit présenté sont interchangeables ; l’atomicité : acheteurs et vendeurs sont en tel nombre et capacité qu’aucune décision individuelle ne peut, à elle seule, fausser le jeu de l’ensemble ; la libre entrée : le marché est ouvert à tout intervenant potentiel.
Le prix d’équilibre résulte mécaniquement de la confrontation de l’offre et de la demande. Sur le long terme, il s’établit au niveau du prix de revient; il est exclusif du profit pour le producteur.
On ajoute qu’il existe « des marchés concrets aussi voisins que possible du marché concurrentiel parfait…, par exemple les Halles de Paris, les Bourses tant de valeurs mobilières que de matières premières, spécialement agricoles » (C. Milhau). Mais l’essentiel de la vie économique, à savoir l’économie industrielle, est régi par la concurrence dite monopolistique.
Une élaboration empirique
A la vérité, la sagacité des premiers économistes s’est exercée sur le marché qu’ils avaient sous les yeux, et qui n’était en rien une constuction théorique. Il était le fruit d’une élaboration empirique qui s’est poursuivie tout au long de l’expansion urbaine et qui vise à assurer au mieux l’approvisionnement des villes.
Le marché, étymologiquement le lieu où sont rassemblées les marchandises, est une institution spontanée dès qu’il y a gros village, bourg, embryon de ville: les paysans y viennent pour y trouver ce qui leur manque, en échange de ce qu’ils ont en trop; les citadins, pour se procurer des denrées alimentaires et certaines matières premières – laine, textiles – en échange de ce qu’ils fabriquent.
Le paysan y trouve la quasi-certitude de vendre, sans démarche commerciale particulière, sans porte-à-porte que ne justifierait pas sa faible production; le citadin, celle d’acheter, sans avoir à quêter à travers la campagne.
Le seigneur s’y intéresse d’abord pour des raisons fiscales: le mouvement des marchandises est l’occasion de la perception d’une taxe, le tonlieu. Les villes n’ont abandonné que récemment « l’octroi »; souvent encore, elles perçoivent un droit de place au marché. Cette appréciable source féodale de revenu fait l’objet de concessions, de partages, de négociations dans les donations, dans les chartes de franchises.
Le ravitaillement des villes
Les pouvoirs publics se préoccupent du marché dès que le ravitaillement des habitants, du fait de leur nombre, commence à faire problème.
Car, entre fournisseurs agricoles et consommateurs urbains, la partie n’est pas égale. L’agriculture, vivrière, produit principalement pour elle-même sa nourriture, son vêtement, ses redevances ; le débouché est secondaire. Ce qu’elle a à vendre, ce sont les surplus qu’engendre une production soucieuse de sécurité. Si l’on veut s’assurer toujours assez, en dépit des aléas, il faut s’organiser pour produire normalement trop. C’est sur ce trop, ce surplus, le « produit net », que compte la ville. La ville vit de « restes », d' »occasions ».
Le paysan a des besoins qu’il ne peut satisfaire par ses propres moyens : outils en fer, ustensiles ménagers, par exemple. Il a même de plus en plus de besoins à mesure que sa situation s’améliore. Mais ce ne sont pas des besoins urgents, immédiats.
Le citadin s’offre à satisfaire ces besoins agricoles. Mais son besoin à lui, manger, est quotidien, sous peine de mort.
Depuis toujours, le paysan connaît le chemin du marché. Reste qu’il ne soit pas tenté de faire chanter le citadin, d’abuser de sa prédominance, de son food power, pour faire monter les enchères.
L’imagination des vieux administrateurs entre en action: « Quand on n’est pas le plus fort, il faut être le plus fin ». Et l’on voit se dessiner empiriquement cette construction admirable de finesse et de psychologie, le marché légal.
Le marché légal finira, pacifiquement, par inverser totalement les situations. Le citadin était menacé de tomber sous la domination du paysan qui détenait la clef de sa subsistance. Le paysan gardera toujours la clef, mais lui-même, librement et avec joie, renoncera à s’en servir.
Le citadin est groupé, naturellement, par sa résidence, son travail. Le paysan est isolé, naturellement, par sa résidence, son travail. Le paysan sera dominé jusqu’à ce que mort s’ensuive. Vae soli, malheur à l’homme seul.
Les Halles de Paris
Dans une thèse de 1958, Jean Martineau a étudié l’histoire des Halles de Paris, lesquelles, de par ses fonctions, il connaissait de première main3 . Son livre nous conduit de la création par Louis VI le Gros, au début du XIIe, jusqu’à la Révolution. Il éclaire singulièrement le passé et le présent de l’économie mondiale. On s’étonne qu’il n’ait pas fait plus de bruit dans le monde tant des historiens que des économistes.
On le complètera par le monumental Traité de la Police de Delamare. Delamare est un de ces administrateurs cultivés des XVIIe-XVIIIe siècles, qui ont rassemblé en d’énormes in-folio le trésor de leur expérience et de leur érudition4 .
Les Halles de Paris, « le ventre de Paris », sont un type conduit à sa perfection du fait de leur situation unique: Paris, le siège de la Monarchie, où elle vit au contact d’une population énorme et volontiers turbulente; Paris, dont la subsistance a toujours constitué « le souci majeur de nos rois » (Delamare).
Toutefois, les pratiques qui s’y développent se trouvent à des degrés divers dans toutes les agglomérations un peu importante.
A lire Martineau, se dessinent sous nos yeux les quatre caractères de marché concurrentiel parfait.
La transparence
La transparence: les opérations sont concentrées en un seul lieu, délimité; à tel jour de la semaine, entre des heures d’ouverture et de fermeture, impératives. Cela arrange le paysan: on ne se dérangera qu’une fois la semaine. Les prix se discutent au grand jour. Toute vente par un producteur est prohibée en dehors du marché, même le long de la route. Il est interdit aux commerçants, aux détaillants, aux « regrattiers » d’aller à la rencontre des livreurs pour traiter hors du marché.
L’homogénéité
L’homogénéité: les marchandises sont présentes en unités rigoureusement semblables. Les poids et mesures sont contrôlés – le marché couvert d’Auvillar, près de Valence d’Agen, conserve encore les boisseaux, la balance, l’aune, les poids étalons. Les produits élaborés sont conformes à un type déterminé – c’est l’origine de présentations locales, le fromage de Brie, le jambon de Bayonne. La toile de Laval comporte une certaine densité de fils. La qualité est vérifiée par des experts-jurés, les probi homines – les « langueyeurs » de porc examinent les langues, pour déceler les porcs ladres, infestés de cysticerque, transmetteur de la trichinose. La saisie sanctionne les vices.
L’atomicité
L’atomicité: toute entente, toute coalition entre acheteurs, de nature à influer sur les cours, est rigoureusement proscrite. On va jusqu’à interdire les réunions au cabaret, durant le marché.
La libre entrée
La libre entrée: le marché est public, ouvert à tous.
Quelques coups de pouce supplémentaires viennent conforter l’acheteur. Toute la marchandise doit être physiquement présente à l’ouverture. « C’est une maxime constante dans la police, écrit Delamare, et qui est confirmée par l’expérience de tous les temps, que chaque espèce de marchandises, et principalement de celles qui concernent les vivres, doit être rassemblée dans un même lieu, autant qu’il est possible, et du moins certains jours de la semaine, si l’on veut faire paraître l’abondance et, par une suite nécessaire, en procurer le bon marché.«
Faire paraître l’abondance, voilà le mot-clef; la faire paraître par l’effet de masse, même si elle est factice, d’autant plus lorsqu’elle est précaire. Voilà le remède souverain contre la panique, la rétention de marchandise, l’accaparement, la flambée des cours, la disette pratique.
Un marché des consommateurs
Le marché est organisé pour le consommateur. Le début du marché lui est réservé; seul il peut opérer, à l’exclusion des « regrattiers », la bête noire de toute les administrations, des détaillants en boutiques, qui sont à l’abri de la concurrence parfaite dans leur petit monopole de quartier, de gentillesse, de disponibilité, de relations personnelles; à l’exclusion des commerçants en gros, exportateurs.
Et même plus tard, lorsque les commerçants sont admis et qu’un consommateur assiste à une opération qu’il juge avantageuse, ce consommateur peut intervenir, prélever son nécessaire, au prix accordé devant lui. Parfois, le premier prix demandé par un vendeur est considéré comme un plafond pour toutes les ventes ultérieures.
Toute la marchandise doit être liquidée à la fermeture; il faut faire place nette; il n’y a pas de retour possible à la ferme. Les derniers moments, c’est « l’heure des pauvres » qui prennent à bon compte ou pour rien ce qui reste.
Le périmètre de protection
Pour concentrer le maximum de produits au marché, un monopole lui est réservé; aucun autre marché ne peut être ouvert à l’intérieur d’un périmètre de protection. Les voies d’accès, routes, rivières, sont améliorées. Paris s’entoure de cercles, variables selon les marchandises, en-deça desquels est prohibé tout achat direct par les négociants; cercles caractérisés par la perception de taxes sur les convois centrifuges et dont sont exempts les convois centripètes.
Le rayon des blés est de huit, puis de dix lieues: l’aller et retour est possible dans la journée, à condition de partir tôt et de ne pas lanterner sur place; le futur laboureur, pressé de rentrer chez lui, relâchera les prix pour en finir plus vite.
L’atomicité paysanne
On voit que tout est conçu pour favoriser l’isolement du paysan, en tirer parti; pour le détourner du contact personnel et continu avec le consommateur. La production va évoluer comme un phénomène autonome, physique, inconscient, obéissant à sa dialectique propre – assolements, orientations naturelles, conditions et aléas climatiques…
Vienne la révolution industrielle, cette atomicité paysanne, devenue atavique, sera lourde de conséquences.
Le piment du jeu
Quant au prix, il résulte mécaniquement, impersonnellement, de la confrontation de l’offre et de la demande; il s’impose comme un phénomène naturel; comme lui, il est imprévisible. Et cela ajoute au système le piment du jeu. Le paysan porte au marché une certaine quantité de produits; il ne sait absolument pas ce qu’il en tirera; il sait seulement qu’il n’aura pas à le ramener chez lui.
Avec la certitude de vendre; avec l’impression qu’on est libre d’aller au marché ou de rester chez soi, que là-bas on discutera, on marchandera, en connaissance de cause, à l’abri des manœuvres, des tromperies d’un acheteur à domicile, le piment du jeu explique l’attachement incroyable du paysan à une institution conçu pour confisquer son profit; il rend compte de l’acharnement passionnel de certains expéditeurs qui usent leur vie à une activité qui, alternativement, les enrichit et les ruine.
Le juste prix
Les moralistes mettent le sceau à l’institution en sacralisant le prix du marché, qui définit le « juste prix ». Pour eux, le prix de marché est un fait inéluctable, un phénomène naturel, sans connotation morale; il s’impose.
Ce qui est immoral c’est une manœuvre qui fausserait le jeu, qui permettrait de profiter du jeu, l’accaparement, la coalition…
Les vieux théologiens du Moyen Age sont les ancêtres du libéralisme. Il faudra le désordre inhumain du XIXe siècle pour modifier leur jugement, pour les amener à la conception du « juste salaire », et par conséquent du « juste prix », celui qui pourvoit aux besoins normaux, épargne comprise, du travailleur et de sa famille.
A y réfléchir, ce n’est pas tellement leur doctrine qui aura changé, mais le contexte économique. Au XIIIe, le producteur alimentaire, le paysan prélève à la source son nécessaire familial, son SMIG dirions nous. Grâce à la tenure perpétuelle, il s’approprie son investissement. Ce qu’il vend c’est un surplus, la part du don gratuit dans sa production. La communauté profite comme lui de l’abondance du don gratuit; comme lui, elle souffre de ses manques. Ils sont associés dans la bonne et la mauvaise fortune.
Le résultat
Le résultat est remarquable. Nous l’avons vu à Strasbourg, avec le graphique de Grandamy: en 1420-1430, au temps de Jeanne d’Arc, cinquante salaires horaires pour un quintal de blé, ce qui ne se reverra qu’en 1921; trente salaires horaires en 1460-1470, l’époque de Louis XI – le prix de 1935, année catastrophique pour le cultivateur du XXe siècle.
En pleine guerre de Cent ans, le Journal d’un bourgeois de Paris, sous Charles VI et Charles VII, signale à maintes reprises l’abondance aux Halles.
A la veille de la Révolution, moment de la plus forte expansion démographique depuis le XIIe siècle, un détracteur systématique de l’Ancien Régime, Sébastien Mercier, dans son tableau de Paris, ne peut taire son admiration: « La police des grains pour Paris s’approche de la perfection. Le pain s’y maintient, depuis plusieurs années à un taux raisonnable.«
Marché et développement
Le marché a joué puissamment son rôle dans le développement économique. « (Il) a assuré aux bourgeois le bienfait de la vie à bon marché » (Pirenne). Grâce à lui un secteur primaire et primordial, une agriculture familiale libre, prospère et féconde, assurée préalablement d’une solide base foncière, a nourri de son « produit net » au prix coûtant, et de ses hommes en excédant, une expansion urbaine, secondaire et tertiaire, remarquable. Dans cette France « maîtresse en agriculture », le produit net dépasse les besoins intérieurs; le surplus est exporté vers des régions moins favorisées, source du « bon commerce » des physiocrates.
Le « produit net » a nourri la croissance; il l’a aussi mesurée. La croissance médiévale est équilibrée.
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Colloque de Notre-Dame de Montligeon
Les enregistrements suivant sont disponibles :
C9808. Dominique Tassot : Bible et Politique
et Adrien Bonnet de Viller : La place respective des clercs et des laïcs dans la société chrétienne
C9810. Claude Rousseau : La Cité dénaturée
C9811. Yves-Marie Adeline : L’Eglise face à la démocratie
C9812. Dr François Plantey : Les techniques de contrôle des esprits
C9813. Benjamin Guillemaind : La place des métiers dans la Cité
C9814. Benoît Neiss : L’avenir de l’Intelligence, ou comment la Cité pourrit par la tête
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Chaque cassette : 50 FF Franco