Partager la publication "« Lumières » sur la théologie allemande"
Par David Penot
HISTOIRE « Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)
Résumé : L’écrivain B. Gorissen est un franc-maçon allemand 32e degré qui s’est converti au catholicisme. Dans son livre Ich war Freimaurer, il décrit une conférence donnée en loge en 1997 par un théologien allemand réputé, le P. Herbert Vorgrimler (1929-2014), élève, puis collaborateur, successeur et biographe du trop célèbre théologien jésuite Karl Rahner. Il fut doyen de la Faculté de théologie de Münster et membre d’un dicastère romain, le Secrétariat pour les non-croyants, alors présidé par le cardinal König, archevêque de Vienne. Cette conférence donnée en loge à Cologne méritait bien les notes prises par B. Gorissen : nous y trouvons toute une vision prospective des rapports entre l’Église et la maçonnerie.
À Sa Sainteté le pape émérite Benoît XVI,
pour l’aider à ne pas reculer devant les loups.
En 2009, la même année en laquelle Maurice Caillet publiait son récit autobiographique J’étais franc-maçon[1], un autre livre, au titre et sujet analogue, parut en Allemagne : Ich war Freimaurer de Burkhardt Gorissen[2]. Les deux auteurs ont été membres de la franc-maçonnerie avant de se convertir au catholicisme et de quitter la confrérie. Tous deux racontent leur parcours, leurs expériences au sein de la Loge, leur départ semé d’embûches. Avec quelques différences, bien entendu. Maurice Caillet est médecin chirurgien-gynécologue, Burkhardt Gorissen écrivain et homme de scène. Si Maurice Caillet était membre du Grand Orient de France, « Vénérable » du 18e degré des Rose-Croix AMORC, Gorissen était « Grand orateur », membre du 32e degré des Grandes Loges des anciens maçons libres et acceptés d’Allemagne.
Au vu de leurs différents degrés d’initiation, certains pourraient se dire que l’auteur allemand connaît mieux la Loge que son confrère français, que ses descriptions risquent d’être plus « croustillantes ». Or, il n’en est rien. Burkhardt Gorissen met l’accent sur le vide béant de l’idéologie maçonnique, où règnent surtout la prétention, le narcissisme, les intrigues et mesquineries entre frères. Rien pour satisfaire une curiosité portée vers les théories du complot mondial ; au contraire. Sur ce point, Gorissen est volontairement désenchanteur.
Pourtant, l’auteur allemand n’est pas sans faire quelques révélations intéressantes. Si Maurice Caillet, de son côté, affirme qu’au moment du vote de la loi Veil sur l’avortement « […] les politiques étaient bien encadrés par nos “Frères Trois Points”[3]… », Burkhardt Gorissen jette certaines lumières sur le clergé et la théologie en Allemagne.
Deux passages du livre de l’Allemand sont particulièrement significatifs. Dans le premier, il est question d’une conférence pro-maçonnique donnée en 1997 par le théologien Herbert Vorgrimler, à laquelle l’auteur a assisté. Dans le second, c’est la remise du prix Kulturpreis der deutschen Freimaurer (« Prix culturel des francs-maçons allemands ») à Hans Küng, en mai 2007, dont Gorissen fut l’un des organisateurs.
Nous ne parlerons ici que du premier : la conférence de M. Herbert Vorgrimler.
Sans doute, la plupart des lecteurs du Cep ne connaissent pas cet éminent théologien. Conséquence du fossé culturel qui sépare la France et l’Allemagne et dont les effets, à mon sens, ont toujours été dramatiques, pour l’une comme pour l’autre.
Herbert Vorgrimler est un des grands spécialistes allemands de la dogmatique de la seconde moitié du xxe siècle. Son nom est intimement lié à celui de Karl Rahner, dont il fut l’élève et l’un des plus importants commentateurs. En 1963, il publie la première biographie de Karl Rahner[4].
De 1995 jusqu’à sa mort, en 2014, Vorgrimler codirige l’édition monumentale des « Œuvres complètes » de Karl Rahner, en collaboration avec Mgr Karl Lehmann, Johann Baptist Metz et Andreas R. Batlogg s.j[5].
Vorgrimler est né le 4 janvier 1929 à Fribourg-en-Brisgau. Il fait ses études à Fribourg, puis à Innsbruck en Autriche auprès de Karl Rahner. Il est ordonné prêtre en 1953.
Après avoir passé son doctorat en 1958 sous la direction de Karl Rahner, Vorgrimler devient durant 11 ans son plus proche collaborateur. Ainsi contribue-t-il largement à la réédition du grand dictionnaire de théologie dénommé Lexikon für Theologie und Kirche, en 14 tomes publiés entre 1957 et 1968 sous la responsabilité de Karl Rahner[6].
Le Kleines theologisches Wörterbuch, coécrit par Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, publié en 1961, est un petit dictionnaire destiné initialement aux Pères du Concile de langue allemande. Jusqu’en 1988 parurent 16 éditions. En 1970, la traduction française fut accueillie avec chaleur[7].
Autre production commune, leur manuel du concile Vatican II, Kleines Konzilskompendium (« Petit condensé du Concile »), est encore aujourd’hui une référence obligée pour tout étudiant en théologie[8].
Par l’entremise de Hans Urs von Balthasar et de Karl Rahner, Vorgrimler devient en 1968 professeur de dogmatique à la Faculté théologique de Lucerne (Suisse). En 1972, il accède à la chaire de Karl Rahner à l’université de Münster, Rahner l’imposant comme son successeur. Doyen de la Faculté de théologie catholique, Vorgrimler réorganise entièrement l’institution.
En 1968, le cardinal-archevêque de Vienne, Franz König, appelle Herbert Vorgrimler à intégrer le Secrétariat pour le dialogue avec les non-croyants, dicastère romain créé en 1965 et présidé par le Cardinal. Dans ce cadre, Vorgrimler dirige, toujours en collaboration avec Karl Rahner, la revue Internationale Dialog-Zeitschrift (« Revue internationale pour le dialogue »).
Après son éméritat, en 1994, Vorgrimler devient aumônier de la clinique universitaire Clemenshospital à Münster, où il officie comme recteur des sœurs clémentines. À sa mort, le 12 septembre 2014, la Faculté de théologie de Münster et la prestigieuse revue théologique Stimmen der Zeit[9] (éditée chez Herder) lui rendent un hommage appuyé. Selon ses dernières volontés, Vorgrimler fut inhumé auprès de son ancienne secrétaire, décédée vingt ans plus tôt[10].
Le 3 mars 1997, Burkhardt Gorissen, jeune « Apprenti » récemment initié, est invité par ses Frères\ à écouter une conférence donnée par Herbert Vorgrimler à la loge « Ver Sacrum » de Cologne sur le sujet « Franc-maçonnerie et Église catholique ». L’événement est annoncé la veille dans le quotidien local de Cologne, sans mentionner le nom du conférencier.
Pour le récit qu’il en fait dans son livre, Gorissen se base sur ses notes personnelles ainsi que sur un compte rendu publié par une revue catholique[11]. Nous en donnons ici la première traduction française, légèrement adaptée[12].
Les contes de Vorgrimler
Avec un geste frôlant le mépris, le professeur sortit de sa veste quelques feuilles de papier qu’il déplia bruyamment. Il commença sa conférence sur le ton de la conversation. Rien de particulièrement théâtral. Son regard fit sans cesse le tour de l’assistance, un brin de moquerie dans ses yeux bleu pâle. La différence fondamentale, dit-il, entre la franc-maçonnerie et le catholicisme était la question de la toute-puissance de Dieu ; et, ajouta-t-il non sans complaisance, l’Église n’a pas été instituée par le Christ, mais elle est, elle aussi, un produit de l’évolution. Lui-même utilisait dans ce contexte le terme de « devenir-Église[13] ».
Puis il fit une brève excursion dans l’histoire de la franc-maçonnerie, inutile pour les personnes présentes en raison de leur niveau de connaissances, mais qui fut appréciée par tous ; car, comme me le glissa à l’oreille mon ami Peter, le professeur catholique « en connaît tout un rayon sur nous ». C’était pour valoriser l’association dont il faisait partie, qui, grâce au « devenir-franc-maçonnerie » du monde, n’était pas peu de chose.
Il était d’une logique presque implacable, expliquait Vorgrimler, que l’Église catholique fût le seul ennemi important, car les autres confessions n’avaient pas de clergé au sens propre. Pendant un moment, il regarda la ronde de ses auditeurs et, avec un savant sous-entendu, affirma que les loges finiraient par entrer en conflit avec tous les « régimes absolutistes » parce qu’elles propageaient l’esprit des Lumières. Les assertions suivantes étaient très souvent elliptiques et ne manquaient pas, du point de vue de la logique, d’une certaine ambiance de bistrot, ce qui donnait aux assistants le sentiment d’être comme en famille. Ainsi, estima le professeur émérite de dogmatique, le pape Clément XII, qui condamna la franc-maçonnerie le 7 mars 1738 dans sa bulle In eminenti apostulatus specula, était depuis 1732 aveugle, et depuis 1737 amnésique.
Réjouissance générale, trépignements dans la salle.
D’après Vorgrimler, c’était là un conflit politique : l’entourage du Pape ayant à cœur de remplacer la maison royale anglaise de Hanovre, au pouvoir à cette époque, par la maison catholique des Stuart.
— C’est ça ! De la politique, du pouvoir ! Enfin quelqu’un pour le dire ! Excellent ! Excellent ! s’écria mon voisin d’en face avec un fort accent de Cologne ; puis il noya sa dernière ovation dans sa chope de bière.
Mais l’encyclique n’avait eu qu’un effet modeste, notamment dans la péninsule ibérique et dans les États pontificaux, sachant que dans la péninsule ibérique on persécuta des gens, alors que dans les États pontificaux on se contenta de brûler des écrits maçonniques.
Puis, presque 150 ans plus tard, en 1884, le pape Léon XIII – « sinon, un pape plutôt raisonnable » selon Vorgrimler – condamna à nouveau sévèrement la franc-maçonnerie dans son encyclique Humanum genus […].
D’après Vorgrimler, le dialogue de l’Église catholique avec la franc-maçonnerie débuta en 1928, d’abord avec les loges théistes. Depuis 1961, avec le Grand Orient de France également, lequel se dit résolument athée.
Vorgrimler loua hautement le concile Vatican II pour la raison qu’il redéfinissait la question des droits de l’homme et de la liberté religieuse. Il le souligna expressément. En 1969 avait eu lieu un accord entre l’Église catholique et la Grande Loge d’Italie. Chacun faisait état de sa volonté de coopération dans le domaine des droits de l’homme, de la liberté religieuse et de la tolérance mutuelle. La même année, l’Église instituait officiellement une commission pour le dialogue, composée de quatre membres. Il en cita deux : le cardinal König de Vienne et lui-même. Cette commission publia ses conclusions dans la ville autrichienne de Lichtenau[14], d’où le nom du document : Déclaration de Lichtenau. Dans ce document, la commission catholique s’était montrée ouverte à l’égard des francs-maçons.
La salle devint silencieuse. On n’entendait pas une mouche voler, sauf le gargouillement de l’eau minérale que je me versais.
— Globalement on peut retenir que notre cause commune a très bien évolué au début des années 1970, reprit le professeur. Puis, au bout d’un moment, il se mit en colère. La nomination de Mgr Stimpfle[15] comme président de cette commission le vexait encore profondément, même 27 ans plus tard. Car, à rebours de la Déclaration de Lichtenau, cette commission était parvenue à la conclusion que l’adhésion de fidèles catholiques à la franc-maçonnerie demeurait incompatible avec l’identité chrétienne. Raison pour laquelle, lui, Vorgrimler, furieux, démissionna de cette commission en 1974. Les discussions furent clôturées en 1980. Le 12 mai 1980, la Conférence des évêques d’Allemagne publia ses conclusions : « […] l’appartenance à l’Église catholique et à la franc-maçonnerie s’excluent mutuellement[16]. »
Mais ! dit-il avec un soupçon de triomphalisme dans la voix (ou était-ce de la moquerie ?), comme le nouveau Codex Iuris Canonici[17] ne mentionne plus la franc-maçonnerie, vous pouvez estimer en toute bonne conscience qu’il est possible d’être membre à la fois d’une loge et de l’Église catholique.
Des murmures s’élevèrent dans la salle. À chaque table, des têtes marquèrent leur approbation. Seuls se taisaient les célébrités dont les noms étaient inscrits sur la fresque du plafond.
Vorgrimler continua, loquace. Il était parfois nécessaire de savoir profiter des zones d’ombre. On ne fera jamais rien sans violer quelque peu le consensus. Pour l’avenir de la coopération entre l’Église et la franc-maçonnerie, Vorgrimler voyait comme une grande opportunité que l’Église catholique s’était réduite à l’état d’Églises locales : « L’Église catholique n’existe plus ! » Ce qui permettait de conclure que le dialogue ne devait plus se faire avec Rome, mais que chaque Église locale devait s’arranger avec la franc-maçonnerie.
— En temps de disette, le Diable bouffe des mouches[18], dit en riant le frère assis en face de moi. Il happa la mousse qui couronnait sa chope et s’essuya la bouche […].
Et de toute façon – poursuivit [Vorgrimler], la voix plus vigoureuse –, il serait bon que l’image du « Dieu au ciel » cède la place à une nouvelle idée. Grâce aux Lumières, dont personne ne conteste sérieusement les acquis, on sait que le bien et le mal ne sont que deux natures intrinsèques de l’homme, éternellement en lutte. Goethe avait fait cette belle réflexion dans Faust : « Deux cœurs, hélas, battent en ma poitrine ! » Il est d’autant plus important qu’au sein de la franc-maçonnerie toutes les représentations de Dieu se valent et que tous soient libres de choisir leur Dieu, car finalement l’important n’est pas ce en quoi nous croyons, mais que nous croyions. Comme le fait par exemple Hans Küng, on peut ne pas regarder le Christ comme Dieu, mais tout au plus comme une figure humaniste exemplaire. Il faut essayer de conduire les hommes vers une responsabilité morale personnelle. Pour Vorgrimler, l’idée que les hommes se répartissent en justes et en pécheurs était choquante.
Ce serait faire preuve d’une courte vue que de se réclamer uniquement d’une vision biblique de Jésus, excluant la vision humanitaire. Il était à remarquer que la foi chrétienne populaire contient des aspects inhumains. Le Nazaréen (le professeur disait « Nazaréen », comme le font certains membres de sectes obscures) n’avait pas parlé en termes abstraits, mais avait transmis son univers spirituel à l’aide d’images. La franc-maçonnerie allait dans le même sens, en ce qu’elle renonçait à la formulation concrète de ses mystères fondateurs et préférait le langage des images.
Une longue pause s’ensuivit. D’ailleurs, le professeur faisait souvent des pauses très professionnelles et employait toute sa science de conférencier. Aussi banal que ce soit de le dire, il avait donné jusque-là un show superbe. Mais cette fois, ce n’était pas une pause. Le président comprit : « Je vous remercie pour votre attention. »
Les poings frappaient longuement sur les tables. Les « Bravo » ne manquaient pas. Satisfait, le conférencier prit une gorgée de son verre et contempla ses auditeurs. Était-ce de l’eau ou du vin ? Le Maître de loge se leva.
— Cher Herr Professor Vorgrimler, merci, merci de tout cœur ! Comme vous pouvez l’entendre, tous ont été enthousiasmés par votre conférence. Que dis-je, passionnés, profondément émus ! Si vous permettez, nous allons maintenant passer aux questions.
La discussion
Quelques-uns claquèrent des doigts. Le président désigna un homme un peu enveloppé qui se leva aussitôt et s’épancha dans un long dithyrambe, jusqu’à ce que le président l’invite à poser sa question. La scène prit un charme particulier du fait que le gros monsieur, surpris par la remarque, fit tomber le verre devant lui. Heureusement, il n’y avait plus qu’une petite gorgée dedans, ce qui lui permit de passer outre et de formuler sa question :
— Mais pourquoi donc les officiels catholiques critiquent-ils la franc-maçonnerie ?
Le professeur émérite interrogé fit dodeliner sa tête ronde et y passa la main comme pour l’oindre. Puis il déclara qu’il fallait distinguer entre les uns et les autres.
L’histoire était de rechercher la faute chez l’autre. Même le côté officiel n’avait pas un son de cloche unique.
Questionné sur le culte maçonnique, le professeur répondit : Eh bon Dieu, cela s’appelle des célébrations coutumières ! Par ailleurs, il était d’avis que les catholiques qui critiquaient la franc-maçonnerie faisaient preuve d’une mentalité fasciste. « Les ennemis de la franc-maçonnerie sont des figures pathologiques », dit-il hautain, accusant nommément Johannes Rothkranz[19], Manfred Adler, qui avaient appelé les francs-maçons « les fils des ténèbres[20] », et le père Johannes Wild sj [21]. Le conflit avec le P. Wild durait depuis déjà un bon moment. Lui, Vorgrimler, avait rencontré le général des jésuites pour lui suggérer d’interdire au P. Wild de parler de la franc-maçonnerie. Mais le général avait refusé en disant qu’il ne pouvait pas interdire aux membres de son ordre de s’exprimer librement. « Il faudrait des journalistes qui débusquent ce Père et l’embrochent ! »
Oh, pensai-je, cela me rappelle la logique de ces clients de bistrots qui réclament un dictateur qui fasse table rase de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. J’effaçai ma pensée, car la manière dont Vorgrimler faisait le pêcheur d’hommes me paraissait très intelligente, et je l’admirais beaucoup à ce moment-là.
Ces gens, à savoir ceux qui parlent et écrivent contre la franc-maçonnerie, il fallait les traîner devant la Justice pour calomnie et insulte. D’après Vorgrimler, ce n’étaient pas des frères dans la foi, même s’ils avaient le même Pape. Leur poursuite en justice serait « un acte d’hygiène publique ». Un éclair, bref et froid, passa dans ses yeux, plus parlant que mille livres, témoignant d’une haine sans limite. Je notai sur mon carnet : « Acte d’hygiène, souvenir d’un mauvais temps. »
D’ailleurs, ajouta-t-il, l’archevêque de Cologne, Mgr Meisner[22], n’était pas pour lui un interlocuteur en matière de franc-maçonnerie. Ici se sépare la paille du blé. « Je ne me sens pas représenté par Mgr Meisner. » Lui, Vorgrimler, défendait une « théologie d’après Auschwitz ». Mais il nous laissa dans l’incertitude quant au lien qu’il y avait entre le cardinal Meisner et une théologie d’avant Auschwitz.
Les réponses du professeur de dogmatique révélaient un trait foncier caractéristique : généreux dans la critique, qui était toujours dure et injustement polémique ; largement incapable de se remettre en cause, lui et sa pensée. Cette caractéristique s’accentuait quand il parlait des catholiques hostiles à ses vues politico-ecclésiales. Ainsi insistait-il sur le fait que le pape Jean-Paul II suralimentait le « typiquement catholique ». Pensez notamment à sa dévotion exagérée à la Vierge Marie ! À l’avenir, l’Église — il s’arrêta pour dire que son idée était relativement audacieuse — l’Église n’était plus concevable sans l’influence de la franc-maçonnerie.
Des étonnements fusent, bruyamment. Applaudissements effrénés.
Il ne fallait pas oublier que les membres d’autres croyances avaient également raison. « Tout est une possibilité. »
Murmures : « Tiens, tiens… »
Un autre frère prit la parole.
— Une question, M. le professeur : comment voyez-vous le rôle de l’Église ?
Premièrement, dans la reconnaissance que l’Église n’est pas l’unique grande référence, Vorgrimler constatait que l’enseignement de la religion à l’école n’était pas une question de foi. L’Église devait limiter son action à son propre terrain. Deuxièmement, c’était une ineptie de vouloir déposer un copyright sur Dieu.
Remarques amusées.
Un jour ou l’autre, l’Église dogmatique disparaîtra, ou bien s’adaptera. Ou, pour le dire en termes maçonniques, l’Église devait accepter que les diverses religions et confessions n’étaient que des prénoms différents pour un seul Grand Architecte.
Un autre frère, débordant de suffisance, commença alors une seconde conférence : Sigmund Freud avait décrit très précisément dans son ouvrage L’avenir d’une illusion ce qu’il en est des religions. Les représentants de Dieu sur terre n’étaient plus que des caricatures amusantes. On avait parfois l’impression qu’ils se parodiaient eux-mêmes. On ne pouvait plus prendre cette gent au sérieux. Qui aujourd’hui croit encore au Père Noël ? Le professeur haussa les épaules, comme pour excuser ceux qu’il appelait lui-même des « chrétiens dans l’erreur ». Dans une formule toute salomonienne il dit : — Tout le monde n’a pas le bon esprit !
Le « bon esprit », avait-il dit, pas le « saint ». Dans ses yeux bleu comme l’eau luisait une bonté condescendante.
Le président demanda : — Encore des questions ?
Les frères étaient repus. Le président se leva et boutonna sa veste.
— Cher, très cher Professeur, merci ! Merci infiniment pour votre discours extraordinaire. Comment dire… Vous avez semé, et la semence lèvera dans la franc-maçonnerie.
Les poings tambourinaient sur les tables. Des « Bravo », encore plus forts qu’avant. La salle était debout. Satisfait, le sourire de plus en plus large, le président serra la main du professeur. Son autre main reposait sur l’épaule très professorale. Sourires. Bravos. Sourires. Poignée de mains prolongée devant le public. Comme deux hommes d’État qui font durer leur accolade pour les caméras. Ici, il n’y avait pas de caméras. Mais une comédie de sa propre haute-importance. […]
Une question se pose : Herbert Vorgrimler était-il franc-maçon ? Certains pourraient être étonnés d’apprendre que non. Il ne l’était pas, comme ne l’est pas non plus Hans Küng, qui fut récompensé par la franc-maçonnerie pour l’ensemble de son œuvre[23]. D’après ce que l’on sait, d’après ce qu’ils disent eux-mêmes, ni Hans Küng[24] ni Herbert Vorgrimler[25] n’ont été initiés dans aucune loge. Encore faut-il le prouver. Un franc-maçon ne trahira jamais un important secret de Loge. Au fond, peu importe ! Au-delà de l’initiation « officielle » (rituel, rattachement à une loge, payement de la cotisation), il existe une affiliation spirituelle. Contrairement à la première, la seconde n’est pas soumise au secret. Elle est reconnue par les francs-maçons, elle est reconnaissable par tout un chacun — même un chrétien — à condition de savoir écouter un propos tenu. Le témoignage de Burkhardt Gorissen montre clairement la position d’Herbert Vorgrimler : son adhésion totale et assumée aux idéaux de la franc-maçonnerie ; son mépris pour l’Église catholique et ses représentants ; son rejet de la foi, qu’il confesse et célèbre pourtant. Il montre en outre ce qu’un haut-représentant du Secrétariat pour le dialogue avec les non-croyants — dicastère romain — entend par « dialogue »[26]. Enfin, il jette le doute sur bon nombre de pasteurs qui continuent de cultiver la mémoire de ce genre de « théologiens »[27].Saint Pierre, quand te réveilleras-
[1] Maurice Caillet, J’étais franc-maçon, Paris, Salvator, 2009, est la version française d’une première édition en espagnol, parue l’année précédente à Madrid, Libros libres, 2008.
[2] Burkhardt Gorissen, Ich war Freimaurer, Augsbourg : Sankt-Ulrich Verlag, 2009.
[3] M. CAILLET, op. cit., p. 44.
[4] Herbert Vorgrimler, Karl Rahner. Leben, Denken, Werke, Munich, G. J. Manz, 1963.
[5] Karl Rahner, « Sämtliche Werke », Herbert Vorgrimler, Karl Lehmann, Johann Baptist Metz, Karl-Heinz Neufeld s.j., Albert Raffelt, Andreas R. Batlogg s.j. (éds), 32 vol., Herder, 1995-2016. Voir aussi note 27.
[6] 1re édit. : Lexikon für Theolgie und Kirche, par Michael BUCHBERGER, Karl RAHNER et alii, 10 vol., Fribourg en Br., Herder Verlag, 1930-1938. 2e édit., celle dont nous parlons : Lexikon für Theologie und Kirche, Josef Höfer, Karl Rahner (éd.), Herder, 1957-1968. Une 3e édit., en 11 vol., Herder, 1993-2001, a été réalisée sous la direction de Mgr Walter Kasper.
[7] Karl Rahner & Herbert Vorgrimler, Petit dictionnaire de théologie catholique, Paris, Éd. du Seuil, 22e édit., 1970-1989. Jean-Dominique Robert fait ce compte rendu : « […] il ne nous reste qu’à louer les auteurs de leur travail. Le seul nom de Karl Rahner est d’ailleurs une suffisante recommandation. » (Laval théologique et philosophique, vol. 27/2, 1971, p. 201). Par contre, Adolphe Gesché est nettement plus réservé (Revue théologique de Louvain, 1re année, fasc. 3, 1970, p. 349).
[8] Kleines Konzilskompendium, K. Rahner, H. Vorgrimler (éd.), Herder, 35 éds, 1966-2013. Le philosophe Robert Spaemann, membre du “Ratzinger schülerkreis” et de l’Académie pontificale pour la vie, déplore : « …le “Petit condensé du Concile” de Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, taille à volonté dans les textes du Concile quand ceux-ci ne correspondent pas à leurs idées théologiques. » (Die Tagespost, 28 avril 2009 ; http://kath.net/news/22748.)
[9] Andreas R. Batlogg s.j., « Ein leidenschaftlicher Botschafter der Theologie Karl Rahners. Zum Tod von Herbert Vorgrimler », Stimmen der Zeit, exclusivité internet.
[10] Sigrid Loersch (1936-1995) était bien plus qu’une simple secrétaire. Leur concubinat n’avait rien de secret, au point que l’évêque de Münster, Mgr Reinhard Lettmann, présente le couple Vorgrimler-Loersch au nonce apostolique Mgr Lajos Kada, en présence du Grand Séminaire rassemblé. Vorgrimler raconta lui-même la chose dans son autobiographie (Herbert Vorgrimler, Theologie ist Biographie, Münster, Aschendorff, 2006 (p. 305-306). À sa sortie, le livre fit scandale : 400 pages de règlements de compte et de révélations puériles et indécentes…
À la rentrée universitaire 1989, l’évêque de Fulda Mgr Johannes Dyba († 2000) déplora, dans le journal du diocèse, les « conditions “hollandaises” » des facultés de théologie allemandes « …où un professeur sur deux ou sur trois attaque le Saint-Père et où le concubinat n’est plus une exception depuis longtemps ». Mgr Karl Lehmann, président de la Conférence des évêques, déclare alors à l’agence de presse catholique KNA qu’il regrette les propos de Mgr Dyba, qui « … ne correspondent pas à ce que font la plupart de nos professeurs pour l’enseignement et pour la science ». Dans un autre communiqué, Vorgrimler « remercie Mgr Lehmann pour avoir regretté les propos de Mgr Dyba et pris ses distances avec eux ». Dans son autobiographie, Vorgrimler se lâche : « Les ragots incontrôlés de Dyba concernant des professeurs de théologie en “concubinat” étaient particulièrement infâmes… » (cf. H. Vorgrimler, Theologie ist…, op. cit., p. 284-288.)
[11] Einsicht, vol. XXVII/6, févr. 1998, p. 179-180 (en libre téléchargement sur http://.einsicht-online.de/).
[12] B. Gorissen, Ich war…, op. cit., p. 86-95.
[13] « Kirchenwerdung », néologisme technique, typiquement allemand, difficile à traduire. « Émergence progressive de l’Église » serait plus proche du sens original.
[14] Le 5 juillet 1970.
[15] Mgr Josef Stimple (1916-1996), évêque titulaire d’Augsbourg de 1963 à 1992.
[16] Cf. La Documentation catholique, Bayard-Presse, n° 9/1981 (3 mai), vol. LXXVIII, n° 1 807, p. 444-448.
[17] Promulgué le 25 janvier 1983.
[18] Dicton allemand.
[19] Johannes Rothkranz, auteur sédévacantiste allemand.
[20] Manfred Adler m.s.j. (1928-2005), Die Söhne der Finsternis, 3 vol., Jestetten, Miriam Verlag, 1975-1976.
[21] Johannes Wild s.j., 1930-2011, cofondateur de l’« Amicale Maria Goretti », association luttant contre les cours de sexualité à l’école (http://.freundeskreis-maria-goretti.de/).
[22] Mgr Joachim Meisner (1933), cardinal-archevêque de Cologne de 1989 à 2014.
[23] Le 18 mai 2007, Hans Küng recevait à la fois le « Prix culturel des francs-maçons d’Allemagne » et l’« Anneau de Lessing ». La combinaison des deux distinctions est très rare
(http://freimaurer-wiki.de /index.php/Auszeichnungen).
[24] http://.freimaurerei.de/rede-von-hans-kueng.html.
[25] Rolf Appel, Herbert Vorgrimler, Kirche und Freimaurerei im Dialog, Francfort-sur-le-Main, 1975.
[26] En 1993, suite aux réformes de la Curie entamées par Jean Paul II en 1988, le Secrétariat pour le dialogue avec les non-croyants disparut au profit du Secrétariat pour la culture. Celui-ci est aujourd’hui dirigé par le très ambigu Mgr Gianfranco Ravasi, organisateur du « Parvis de François : humanité, dialogue entre croyants et non croyants », fin septembre 2015 à Assise (https://fr.zenit.org/articles/le-parvis-de-francois-par-le-card-ravasi/ ). Récemment L’Homme Nouveau a publié une lettre du cardinal Ravasi au Grand Orient d’Italie. L’unique passage à retenir est celui-ci : « Chers frères maçons… » (L’Homme Nouveau, n° 1 610, 16 mars 2016, p. 4-5). Deux pages plus loin, une réponse sans ambiguïté de Maurice Caillet (« Un ancien franc-maçon répond », id., p. 6).
[27] Pour les 80 ans d’Herbert Vorgrimler, fut édité un « liber amicorum » : Gotteswege, Paderborn, Schöningh Verlag, 2009, 293 p. On y trouve les hommages de Mgr Karl Lehmann (ex-président de la Conférence des évêques), Mgr Robert Zollitsch (président en titre), Mgr Reinhard Lettmann (évêque émérite de Münster), Mgr Heinrich Mussinghoff (évêque émérite d’Aix-la-Chapelle), ainsi que de Johann B. Metz, de K. H. Neufeld s.j., parmi une quinzaine d’autres signatures. À son 85e anniversaire, le 4 janvier 2014 à l’hôpital de Münster, on retrouva Mgr Mussinghoff, Andreas R. Batlogg s.j. (rédacteur-en-chef de la revue Stimmen der Zeit) et d’autres encore.(http://.clemenshospital.de/ch/artikel/charismatischer-seelsorger-mit-weitem-herzen-prof-herbert-vorgrimler-wird-85-jahre).