Partager la publication "Souvenirs concernant la conversion d’Émile Littré"
Par le P. Raphaël Morey d’Allytis
Résumé : Le Docteur Émile Littré (1801-1881) est surtout connu pour son irremplaçable Dictionnaire de la langue française. On sait moins qu’il avait hérité de son père de tenaces préjugés anticléricaux, au point de déclarer d’avance que, s’il changeait d’avis sur son lit de mort, il faudrait y voir les atteintes de la sénilité ! Mais cet homme droit et ce médecin généreux avait pour ami et conseiller (en matière de langue grecque) l’Abbé Huvelin, célèbre pour avoir guidé la conversion de Charles de Foucault. C’est ainsi, et à la prière discrète et patiente de sa femme et de sa fille, qu’il acheva une vie de labeur intellectuel par un retour à la foi de son baptême !
Émile Littré, ami d’Auguste Comte, lexicographe prestigieux, mais aussi médecin, spécialiste du cœur, auteur justement de l’article « cœur » dans le Dictionnaire de médecine, et même – ce qui est encore moins connu – ami de l’abbé Henri Huvelin… Un personnage quand même bien étonnant. Non moins surprenante cette amitié qui unissait Littré à Huvelin. L’abbé était connu pour son immense culture et sa piété. Son discernement surnaturel se révéla déterminant vers la même époque, dans la conversion et le chemin de sainteté que suivit Charles de Foucauld, une âme d’élite sans aucun doute, d’une étoffe exceptionnelle, oui, mais de laquelle Huvelin fut le tailleur doué d’une compétence non moins exceptionnelle.
Si Littré put mener à bien en moins de quinze ans l’œuvre prodigieuse de son Dictionnaire -qui fait encore autorité cent trente ans après ! – ce fut en particulier grâce au travail de fourmi de plusieurs collaborateurs dont il sut s’entourer, mais également grâce à ses remarquables connaissances linguistiques. Helléniste éminent, il avait pourtant trouvé son maître en la personne de… l’abbé Huvelin qu’il avait l’habitude de consulter sur les difficultés les plus épineuses.
Littré nous apparaît comme un savant infiniment minutieux, un travailleur hors du commun, un homme extraordinairement cultivé, mais aussi généreux, comme on le verra tout à l’heure.
Une chose, hélas, lui manquait : la Foi. Encore jeune (dans les années 1830 !), il avait précisé dans des dispositions testamentaires que, si d’aventure en son grand âge il demandait les secours de la Religion, ce ne serait rien d’autre qu’un effet de la faiblesse d’esprit d’un vieillard. Ce qui exprime bien l’hostilité à la Religion qui fut celle du positivisme.
Sans en être un disciple, au sens strict, Littré fut justement au nombre des amis d’Auguste Comte qui, lui, finit curieusement sa vie comme « pontife de la religion du progrès », victime d’un grave dérangement mental, en dépit de sa brillante intelligence et de ses capacités : ainsi, il pouvait écrire sans rature et en quelques semaines, un ouvrage de 800 pages ; il en perdait pratiquement le boire et le manger, et même le sommeil ! Une sorte d’inspiration s’emparait de lui, et il écrivait, écrivait encore… Devant des cas aussi éloquents d’intelligences tout à fait exceptionnelles, on pense à cette merveilleuse et libératrice formule de sainte Catherine de Sienne : « La Foi est la lumière de la raison ». À ces hommes de génie, il n’avait manqué que l’Essentiel : la Foi de l’Église, et ils marchèrent dans l’obscurité en dépit de leur culture, de leur science, de leur érudition.
Littré garda toujours sa formidable vigueur intellectuelle, mais les trois dernières années de sa vie furent des années d’épreuves, car il fut cloué sur son fauteuil par une goutte qui le fit énormément souffrir.
L’abbé, quant à lui, rendait visite discrètement à son ami malade ; il avait même obtenu de son archevêque l’autorisation de porter l’habit civil, pour rencontrer le célèbre savant dont l’entourage était fort anticlérical. Par contre, sa femme et sa fille étaient très religieuses et ne désespéraient pas de le voir revenir à la foi de son baptême. C’était également l’opinion des Sœurs auxquelles ces dames avaient pris l’habitude de rendre visite quand la famille s’accordait quelques jours de repos à la campagne. Au lieu de se reposer, le docteur Littré partait visiter les malades les plus démunis, les soignant gratuitement. Cette bonté laissait bien augurer de son salut, disaient-elles.
C’est ainsi qu’un jour, environ un mois avant sa mort, Littré enfin se résolut à poser la seule question qui reste encore, quand on croit avoir répondu à toutes les autres. Et serrant la main du prêtre, « Monsieur l’abbé, demanda-t-il, croyez–vous vraiment à l’Evangile du Dieu que vous servez ? – Oui j’y crois, absolument, répondit Huvelin. – Alors, moi aussi, credo! » C’est ainsi que furent transmises comme d’âme à âme, par la fervente charité du prêtre, la Foi et la Vérité que l’honnête savant cherchait malgré ses farouches préjugés scientistes. Ses dernières semaines se passèrent dans la ferveur, ne cessant de répéter : « ce qui m’a le plus manqué, c’est la tendresse ». Quelle magnifique leçon pour nous tous ! Le Gardien qui veille sur les âmes, le Pasteur qui les conduit, le Dieu qui les appelle, dans son infinie Bonté, suscite en elles la générosité, un amour même fragile et mélangé de nombreuses scories, pour leur accorder le Salut. Et Il suscite à toutes les époques des âmes généreuses et sacrifiées qui vont avec Lui porter le fardeau des âmes. Voilà le dernier de nos emplois, et le plus nécessaire, je crois : être des cyrénéens, convaincus que dans la Création rien n’est plus important. Notre combat de civilisation ne consiste-t-il pas à transmettre la vision du monde issue des lumières de la Foi ? En tout cas, au CEP, c’est notre effort permanent.
Émile Littré (1801-1881). On pensera encore à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, priant pour un criminel du nom de Pranzini qui va être guillotiné. Et à sainte Catherine de Sienne, Docteur de l’Église (1347-1380), auteur du célèbre Dialogue.