Partager la publication "Faut-il accepter la dictature de la science ?"
Par Dominique Tassot
Résumé : Les missionnaires qui évangélisèrent l’Occident puis les autres continents, allaient prêchant la Création, le Péché et le Rédempteur, fondements imprescriptibles de toute vérité et de toute société chrétienne. Or l’évolutionnisme a réussi à imposer une nouvelle vision du monde à laquelle les théologiens croient salutaire de s’adapter. Le nœud de ce renversement fut la croyance aux chronologies milliardaires de la géologie : on ne pouvait plus imaginer une transmission orale de la Révélation, entre un Adam plus qu’hypothétique et Moïse !.. Aujourd’hui, bien des faits expérimentaux, et notamment ceux que Guy Berthault finit par faire reconnaître, montrent que la science n’a nul droit d’imposer sa dictature à la pensée chrétienne. L’initiative intellectuelle va pouvoir changer de camp.
Lorsqu’un corps dur rencontre un corps mou, c’est le dur qui imprime sa forme sur le mou. Tel fut le procédé de l’écriture « cunéiforme » : en pressant un stylet quadrangulaire sur des tablettes d’argile fraîche, on pouvait noter les comptes et les pensées avec des signes simples (« stylisés »), faciles à lire. C’est pourquoi le « iota » (le « yod » hébraïque) est la plus petite des lettres : celle qu’on trace avec le seul coin du stylet, les autres lettres étant imprimées avec l’arête entière.
Telle est aussi l’histoire de la pensée chrétienne livrée sans défense aux coups de la science évolutionniste. Croyant que les scientifiques détiennent la vraie connaissance sur les choses et les êtres, les hommes d’Eglise, terrorisés par le « syndrome de Galilée », n’eurent qu’une idée : adopter leurs discours et leurs pensées à la vision scientifique du monde, s’y « conformer », s’y mouler afin d’éviter un conflit qu’ils croient suicidaire alors qu’il serait salvateur.
Jésus-Christ avait ordonné à ses apôtres d’aller et d’enseigner toutes les nations. Certes « les pas des légions avaient marché pour le Christ », selon le mot de Péguy.
Mais, même si la première diffusion du christianisme fut facilitée par l’étendue de l’Empire romain, on vit les disciples aller au devant des peuples, de leurs chefs et de leurs savants et commencer leur enseignement par la Création divine de l’univers, la création d’Adam et Eve, le Péché originel, etc… pour enfin proposer le salut à travers l’unique Rédempteur.
Aujourd’hui c’est la science qui va, qui enseigne et qui déploie sa vision du monde, ne laissant à la religion chrétienne que le soin de calmer certaines inquiétudes de la psyché, option facultative tolérée pour ceux qui en sentiraient encore le besoin… Et bientôt, nous expose Nancy Pearcey dans son article sur le darwinisme, la science saura produire la morale, les hymnes et les liturgies adaptées à l’état présent de l’humanité. Car si l’homme est vraiment issu d’un bipède africain, il y a deux millions d’années, ceux qui détiennent la connaissance sur cette origine sont bel et bien les mieux placés pour comprendre quel doit être aujourd’hui notre comportement individuel ou l’organisation de nos sociétés. Clémence Royer, la première traductrice de Darwin en langue française, une philosophe de Lausanne, écrivait dans la préface qu’elle donna en 1862 : « Nous aurons désormais un critère absolu pour juger ce qui est bon et ce qui est mauvais, au point de vue moral, car la règle morale pour toute espèce est celle qui tend à sa conservation, à sa multiplication, à son progrès, relativement aux lieux et aux temps. Enfin cette révélation de la science nous en apprend plus sur notre nature, sur notre origine et notre but que tous les philosophèmes sacerdotaux sur le péché originel, car elle nous montre dans notre origine toute brutale la source de tous nos penchants mauvais et dans nos aspirations continuelles vers le bien ou le mieux la loi de perpétuelle perfectibilité qui nous régit .»1
Ainsi la vision darwinienne et évolutionniste du monde prétend-elle imposer sa marque sur la conception que l’homme a de lui-même. Pour juger de la pertinence de cette vision et de la lucidité qu’elle confère, on lira avec intérêt ces quelques phrases tirées de la correspondance de Teilhard de Chardin.
Le 16 mai 1936, Teilhard écrit de Tientsin au Père Fessard : « Instinctivement, je ne crois pas beaucoup à la guerre. Mais je suis inquiet de la part considérable de « réaction » qui se mêle aux fascismes, et des bénédictions que pour cette raison ceux-ci reçoivent, au fond. On ne m’enlèvera pas de la tête que le communisme est le plus chrétien des deux, et le plus riche d’avenir : et c’est lui qu’on anathématise, sans discernement. Qui rendra à l’Eglise le sens de la Terre !.. Ce qui me rassure, même chez les fascismes, c’est le développement des mouvements de masse réfléchie : n’est-ce pas un phénomène nouveau dans l’histoire humaine, et une première annonce de ce que nous attendons ? »2
Et le 25 mai 1938, notre profond penseur « chrétien » écrit au Père Auguste Valensin : « Je ne sais où fixer mes sympathies, à l’heure présente : où y a-t-il le plus d’espoir et d’idéal présentement ?.. En Russie, ou à Berlin ? »3
Il est certes facile d’ironiser a posteriori sur cet aveuglement devant la nature foncièrement satanique et antichrétienne des totalitarismes du vingtième siècle, mais on voit bien ici comment l’illusion teilhardienne est la conséquence directe de son évolutionnisme : il voit dans tout développement de l’organisation humaine un progrès vers la fraternité universelle des esprits. Ecartant le moule biblique et patristique d’une authentique pensée chrétienne, il accepte les mouvements historiques tels qu’ils se sont imposés et ne vise qu’à les christianiser après coup. Teilhard écrivait le 9 décembre 1933 au Père de Lubac : « A mon avis c’est de plus en plus le communisme qui, à l’heure actuelle représente et monopolise la vraie croissance humaine. (…) Je rêverais d’une christianisation de la Terre par le baptême du Communisme. »4
En récusant ainsi l’historicité de la Genèse et le drame de la faute primordiale, Teilhard s’est privé lui-même des grâces de discernement dont le penseur le plus doué a toujours besoin. La poursuite de son rêve éveillé l’empêchait de bien voir les faits. Or l’évolutionnisme, selon le mot du biologiste agnostique Jean Rostand est « un conte de fée pour grandes personnes ».
Prétendre évangéliser les peuples en se basant sur ce mythe relève d’une tragique méprise. Saint Pierre écrit dans sa deuxième épître : « Ce n’est pas en suivant des fables habilement inventées que nous vous avons fait connaître la puissance et l’Avènement de notre Seigneur Jésus-Christ ; c’est pour avoir contemplé sa majesté » (II Pierre 1 :16).
Pourquoi le christianisme, après avoir établi une civilisation universelle sur le rejet des mythologies nationales, devrait-il subordonner sa foi au mythe unificateur de néopaganisme contemporain ? Cette subordination, surtout, abandonne à l’athéisme l’initiative intellectuelle et culturelle, et la pensée dite chrétienne ne consiste plus qu’à transposer ou adapter des concepts issus d’une vision du monde foncièrement hostile.
Le point de départ de cette dévalorisation de la vision biblique du monde, fut l’acceptation générale des chronologies longues, au dix-neuvième siècle. Quatre années après la fondation de l’Ecole Biblique de Jérusalem, le P. Lagrange écrivait dans un article sur le péché originel : « L’humanité est plus vieille qu’on ne le croyait lorsqu’on recueillait pieusement les débris de souvenirs prétendus primitifs. (…) Pourquoi ces détails sur un fait si ancien, quand tant d’autres souvenirs ont disparu ? Humainement parlant, la transmission orale depuis le commencement du monde est souverainement invraisemblable. (…) A prendre le récit de la Genèse comme une information historique, si on le suppose purement humain, et remontât-il au temps de Moïse, sa valeur est simplement nulle pour nous renseigner sur ce qui s’est passé dans la nuit des temps. »5
Comme Lagrange, Darwin avait commencé par faire des études de théologie.
Puis vint ce voyage autour du monde lors duquel son livre de chevet fut « Les Principes de Géologie » de Lyell. A son retour, écrit-il, « de 1836 à 1839, j’en étais graduellement arrivé à reconnaître qu’il n’y a pas à accorder plus de foi à l’Ancien Testament qu’aux livres sacrés des Hindous. »6
Si donc la Bible n’est que la livre sacré des Hébreux, comme le pensait Voltaire, on voit mal comment ce livre serait le vecteur du salut universel, et surtout comment il pourrait fonder une vision du monde valable pour tous les temps et tous les peuples. En 1894, le P. Seméria, disciple du P. Lagrange, « écrivait dans la RevueBiblique : « Le peuple auquel s’adressent les Livres saints est un peuples ignorant (rudi populo), étroit, matériel, imbu de préjugés scientifiques. Former le caractère religieux et moral de ce peuple et non point combattre ses erreurs scientifiques, tel est le but exclusif (des écrivains sacrés) .» (p.187)
Dans la même veine, on lit donc sans surprise dans une lettre adressée en 1948 au cardinal Suhard par la Commission Biblique, que les événements relatés dans les premiers chapitres de la Genèse l’étaient dans « un langage simple et figuré, adapté aux intelligences d’une humanité moins développée .» (Denz. 2302)
Ainsi les exégètes ont-ils peu à peu ôté à l’Ecriture l’autorité qu’elle tenait de son origine divine. Afin d’éviter toute friction avec la science de son temps, mais soucieux malgré tout de préserver la dogme de l’inspiration, Lagrange eut recours à un sophisme : on ne trompe pas en énonçant le faux, mais seulement lorsqu’on veut l’enseigner. « Il est impossible que Dieu enseigne l’erreur. Il est donc impossible, non pas que le Bible, où tout le monde prend la parole, contienne des erreurs, mais que l’examen intelligent de la Bible nous force à conclure que Dieu a enseigné l’erreur. »7
Face à ce livre que ses propres défenseurs présentent comme daté, destiné à un peuple ignare et peu évolué, rempli d’erreurs dès qu’il concerne des faits vérifiables (mais divin lorsqu’il aborde les questions invérifiables de la vie surnaturelle), comment veut-on que la science, dominatrice et sûre d’elle-même, reste bien sagement dans ses limites ?
Dans l’Avenir de la Science, écrit de jeunesse rédigé en 1848, l’ancien séminariste Ernest Renan écrivait :
« Ce n’est pas une exagération de dire que la science renferme l’avenir de l’humanité, qu’elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin.
Jusqu’ici ce n’est pas la raison qui a mené le monde : c’est la caprice, c’est la passion. Un jour viendra où la raison éclairée par l’expérience ressaisira son légitime empire, le seul qui soit de droit divin, et conduira le monde non plus au hasard, mais avec la vue claire du but à atteindre. (…) Organiser scientifiquement l’humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse, mais légitime prétention. Je vais plus loin encore. L’œuvre universelle de tout ce qui vit étant de faire Dieu parfait, c’est-à-dire de réaliser la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité, il est indubitable que la raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette ouvre, laquelle s’est opérée aveuglément et par la sourde tendance de tout ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de cette grande œuvre, et après avoir organisé l’humanité, organisera Dieu ». 8
Avec les créations liturgiques du Nouvel-Age , nous voici rendus à ce point lumineux que Renan voyait luire à l’horizon. Et la pensée chrétienne visible, débilitée par l’évolutionniste, reste muette devant le déferlement du néo-paganisme. Peut-être, les nouveaux Teilhard, guidés par le « sens de la Terre », espèrent-ils le baptiser après coup !…
Or nous savons que ces chronologies milliardaires ont été infirmées par les expériences de Guy Berthault.
Après d’inévitables atermoiements, les sédimentologues et autres spécialistes de la Terre commencent à en tenir compte. A Pékin le Journal of Geodesy and Geodynamics a publié ce dernier mois d’août, sous le titre « Les Principes de la datation géologique mis en question » un article qui reprend avec quelques compléments celui que Le Cep avait donné dans son numéro 4 (juillet 1998). A Moscou ce même article, étayé par des références russes complémentaires, paraît cet automne dans Lithology and Mineral Resources, revue de l’Académie des Sciences de Russie. Eugène Musatov, le réviseur de cet article (et Directeur de l’Institut de la Lithosphère dépendant de l’Académie) écrivait en avril dernier : « Cet article apporte beaucoup d’informations : non seulement il donne les principaux résultats d’expériences faites en laboratoire, mais on y trouve aussi un aliment pour la pensée (mental pabulum), la base de nouvelles recherches créatives.(…)Le sujet intéressera indubitablement de nombreux groupes de lecteurs tant en Russie qu’à l’étranger… »
Il est donc grand temps que la pensée chrétienne, elle aussi, vienne s’alimenter à la source du réel (qui, lui, ne contredit jamais l’Ecriture) et quitte les vapeurs délétères de la mythologie évolutionniste. Oui, selon le mot de saint Jean Chrysostome : « rien n’est pire que de subordonner les choses spirituelles aux théories humaines » (nihil pejus est quam humanis rationibus spiritualia subjicere) .
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1 Darwin, De l’Origine des Espèces, Paris, Reinwald, 1862. Préface p.LXIII.
2 Correspondance inédite de P. Teilhard de Chardin et de G. Fessard, Bulletin de Littérature Ecclésiastique, Institut Catholique de Toulouse, n°4, Oct-Déc. 1989, pp.379-380.
3 Ibid., p.383.
4 Ibid., p.382.
5 P. M.-J. Lagrange, L’innocence et le péché, Revue Biblique, 1897, pp.377-378.
6 La vie et la correspondance de Charles Darwin, par son fils M. Francis Darwin (1887), trad. Henry de Varigny, Paris, Reinwald, 1888, t. I, p.358.
7 P.M.-J. Lagrange, La Méthode historique (1902), rééd. Paris, Cerf, 1966, p.84.
8 E. Renan. L’Avenir de la Science, Calman-Lévy, Paris, 1850, pp.36,37,65.