Partager la publication "Les illusions de la science"
Par Dominique Tassot
Résumé : Le scientisme, cette prétention des savants à pouvoir tout connaître et tout expliquer, s’est nourri d’un juste émerveillement devant la précision des mesures faite en astronomie et en physique. A la suite de Galilée, on crut pouvoir transposer aux équations de la science la certitude des démonstrations mathématiques. Cette confusion entre précision et certitude est une première illusion que les difficultés théoriques rencontrée par la science contemporaine n’ont pas encore dissipée. Une seconde illusion, propre aux « sciences humaines » vient de l’oubli du péché originel. On préfère Rousseau à Moïse, et c’est ainsi une anthropologie fausse qui fonde la plupart des théories et des méthodes psychologiques ou pédagogiques. Quand ces illusions se seront dissipées, nul doute que les scientifiques appelleront d’eux-mêmes les claires et certaines indications données à leur intention par l’Auteur de la Révélation.
On a connu, surtout au siècle dernier, un scientisme triomphal dont l’arrogance fait sourire aujourd’hui : tout ce qui est excessif est insignifiant. En 1885, Marcelin Berthelot déclarait : « Le monde est aujourd’hui sans mystère« 1 : il ne réclamait plus que quelques dizaines d’année pour achever la science !… On put vérifier aussitôt qu’il se trompait, victime d’une illusion par extrapolation des progrès gigantesques réalisés devant ses yeux par la chimie et l’électricité. Le scientisme contemporain a le discours plus modeste mais la présomption aussi forte. Simplement, les illusions ont changé.
Certes la quantification des phénomènes, la découvertes des lois mathématiques sous-jacentes, la prédiction exacte – par un simple calcul – de faits inobservés, tout cela constituait une prodigieuse démonstration de la puissance de l’esprit humain, de l’adéquation entre la raison humaine et les objets de la nature inerte, de la possibilité d’un progrès technique affectant tous les aspects de la vie pratique, bref l’avènement de la civilisation moderne.
Le progrès matériels ne demandait qu’à survenir : il suffisait que les savants y adonnassent leur intelligence car la science, cumulant les découvertes nouvelles avec les acquis du passé, ne pouvait que progresser.
On crut même, de bonne foi, que la nature humaine irait en se perfectionnant. Dans L’Homme, Descartes, à l’encontre des 120 ans de la Bible (Genèse 6:3), portait notre espérance de vie à 500 ans. Condorcet, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences un siècle plus tard, écrira dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794) : « Mais les facultés physiques, la force, l’adresse, la finesse des sens, ne sont-elles pas au nombre de ces qualités dont le perfectionnement individuel peut se transmettre ?
L’observation des diverses races d’animaux domestiques doit nous porter à le croire, et nous pourrons le confirmer par des observations directes faites sur l’espèce humaine« 2.
Comme Darwin, encore un siècle plus tard, Condorcet confondait l’orientation donnée par de patientes générations d’éleveurs (sous l’effet d’une sélection répétée portant sur un ou deux caractères), avec un perfectionnement général des êtres vivants.
Et l’homme faisant lui-même partie de la « Nature », la vie morale recevrait, elle aussi, les fruits automatiques de cette élévation progressive. A la veille de la Terreur, où lui-même sera proscrit et n’osera quitter son refuge de la rue Servandoni, l’utopie tragique de Condorcet lui fait encore écrire ; « Le degré de vertu auquel un homme peut atteindre un jour est aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugements qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques ; où toute action contraire au droit d’un autre sera aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes« .3
En 1855, quatre années donc avant le parution du livre de Darwin, le philosophe Herbert Spencer confirmait cette immersion de la moralité sociale dans le grand tout de la nature en cours de perfectionnement : « Loin d’être artificielle, la civilisation est une partie de la nature, tout comme le développement d’un embryon ou l’éclosion d’une fleur. Les modifications qu’a subies l’homme et qu’il subit encore sont l’effet d’une loi qui sous-tend toute la création organique… Aussi sûrement qu’une passion se développe lorsqu’on y cède et diminue lorsqu’on la réfrène, aussi sûrement qu’une conscience morale négligée devient inerte, et celle qu’on écoute active, aussi sûrement qu’il y a une efficacité dans l’éducation et la culture, et une signification à des termes comme habitude, coutume, pratique, aussi sûrement les facultés humaines seront formées jusqu’à l’adaptation parfaite à l’état social, aussi sûrement les choses que nous appelons mal et immoralité disparaîtront, aussi sûrement l’homme doit devenir parfait. »4
Pour Spencer, le progrès n’est pas un accident, c’est une nécessité, une loi d’airain qui nous permet d’envisager l’avenir avec une assurance raisonnée, et d’accepter les imperfections passagères du présent en pensant à cet avenir radieux qui s’offre à l’humanité enfin consciente de son évolution.
Or cette vision optimiste du « progrès » butte aujourd’hui sur deux grands obstacles. L’un dans la science elle-même et sa méthode, l’autre dans la nature humaine.
La grande illusion de Galilée, celle qui l’a rendu si persuasif et si convainquant, celle qui met les philosophes et les théologiens à genoux devant la « révélation de la science« 5, c’est la confusion entre précision et certitude. La précision obtenue dans la quantification des phénomènes est époustouflante, qu’il s’agisse de mesurer des grandeurs physiques ou d’analyser des traces d’éléments chimiques. Cette précision concerne aussi bien l’agir que le connaître : les moteurs sont usinés si finement qu’on n’a plus besoin de les « roder » ; on identifie sur le Linceul de Turin, à l’emplacement des talons, des poussières de serpentine (la roche dont étaient taillés les pavés de Jérusalem) ; les principales constantes physiques sont mesurées avec une exactitude de 10 ou 15 décimales !…
Et pourtant bien des phénomènes nous échappent même si nous les quantifions finement.
Durant un siècle, les passagers des « chemins de fer » ont été bercés par le choc des roues d’acier sur chacun des joints séparants les rails, tous les 15 ou 18 mètres. Il fallait bien laisser un espace permettant aux rails de se dilater sous l’effet de la chaleur !… Sans joints de dilatation, croyait-on, la déformation du rail ferait sauter les tire-fonds et dérailler les trains. On en était d’autant plus certain que la dilatation des corps longs est connue avec une grande précision, et tous les élèves de lycée en font aisément l’expérience… Aujourd’hui, on roule paisiblement sur des rails soudés de 300 mètres de long… et la dilatation se fait toujours, mais dans l’épaisseur du rail.
Ainsi les êtres ne suivent pas nos lois (celles que l’homme a découvertes) : ce sont nos lois qui doivent suivre les êtres ; et ces derniers se conforment aux lois posées par le Créateur.
L’article du physicien Max Thürkauf montre bien comment la science échoue à percer le mystère du monde. Et le perfectionnement des mesures et expériences aurait plutôt pour effet d’augmenter la perplexité des savants devant l’objet qu’ils s’efforcent de connaître. Sous un mode humoristique, dans un autre domaine, Alexandre Vialatte a bien vu comment précision et certitude sont presque antinomiques : « Je confesse que je crois peu aux chiffres précis. L’imprécis est beaucoup plus juste. Quand on me dit qu’une commune rurale compte 3001 habitants, je sais d’avance que c’est faux : depuis qu’on les a comptés, il est mort un grand-père, il est né sept enfants, la fille du boulanger est partie avec le facteur, et l’agent de recensement s’est aperçu trop tard qu’il avait fait figurer deux fois sur ses papiers les jumeaux du Café de la Gare, tellement il avait peur d’oublier l’un des deux en se figurant que c’était l’autre.
On se saurait être exact que par l’imprécision. L’imprécis a beaucoup moins de prestige mais bien plus de rigueur scientifique. »6
Dès lors qu’il ne s’agit plus seulement de mesurer, mais de comprendre ce que l’on a mesuré, le mystère de l’être subsiste : les théories modernes de la lumière – onde ou corpuscules – nous laissent presque plus démunis pour expliquer la couleur des objets, que les physiciens du Moyen-Age (qui en faisaient une propriété intrinsèque de chaque corps).
Après l’illusion de la certitude par la précision, un second obstacle surgit devant l’optimiste naïf du scientisme : le Péché originel avec ses séquelles.
Tant que les sciences humaines se feront un présupposé méthodologique d’écarter la vision chrétienne de l’homme, créé à l’image de Dieu, réduit par la Chute à un état désordonné mais racheté par la grâce de Jésus-Christ, il est inévitable que ces disciplines tirent des conclusions erronées à partir de leur prémisse fausse. L’étude approfondie sur la jeunesse de Cambridge-Somerville a montré que les adolescents délinquants non conseillés avaient un taux de rechute plus faible que les autres7!…
Dans la rubrique « Société », la « confession » du Docteur William Coulson, disciple du psychologue Carl Rogers, montrera comment ce catholique de bonne volonté a vu se dissoudre la Congrégation des Sœurs du Cœur Immaculé de Marie, simplement par l’effet des séances de psychothérapie.
Qu’il s’agisse de psychologie, de linguistique, de sociologie, a fortiori de pédagogie, la vision évolutionniste – avec son singe soudain promu à la conscience de soi sous le soleil du Rift africain – ne peut produire que des théories contraires aux lois posées par le Créateur au cœur de l’homme. Par l’effet du péché mais aussi de la grâce, chacun de nous est inévitablement – et à la fois – plus trouble et plus sublime que la psychologie positive ne peut le deviner.
Ni saint Paul ni les Pères du désert n’ont attendu Freud pour discerner dans les profondeurs de l’âme des forces supérieures à notre volonté. Simplement, ne prenant pas l’homme pour un ressort mû par les lois de la Mécanique, ils n’eurent pas la naïveté de croire que la libération des pulsions, en supprimant la tension, allait pacifier l’homme au point de lui procurer un repos véritable. Ils virent au contraire la nécessité d’une ascèse opposée (« age contra« ) et d’une souffrance acceptée voire appelée (« Le serviteur n’est pas plus grand que son maître« ) pour vérifier cette vérité paradoxale que la joie passe souvent par la Croix, ce qui suffirait à prouver que le bonheur vécu vient d’un don gratuit sans lien nécessaire avec les efforts humains.
On se plaît donc à penser que des religieuses en recherche auraient avantageusement trouvé chez Barsanuphe, Evagre le Pontique ou saint Grégoire, les règles de discernement qu’elles réclamèrent de Carl Rogers .
Car la clé du Mal ouvre la porte à l’intelligence du Bien ; surtout, elle nous fait prendre du recul par rapport à ce Moi envahissant dont l’exaltation par les psychologues met en péril le sens de l’existence. Le christianisme n’est pas un outil de confort psychique : il décrit un drame cosmique ; il y fixe à chacun son rôle irremplaçable.
Le christianisme n’est pas un message de sagesse ou un système éthique (ou plutôt il est tellement plus, qu’on le détruirait en l’y réduisant), il narre l’Incarnation de Dieu dans l’Histoire et nous enseigne comment y tenir notre place en imitant cet homme bien déterminé, et non un modèle abstrait. Alors tout prend sens, tout devient signe, et le Royaume s’ouvre à tous ceux qui en accueillent la grâce.
Que peut une « science de l’Homme » dès lors qu’elle néglige ces vérités décisives concernant son origine, sa fin et les moyens d’y parvenir ?
Prenant donc conscience de ces limites de la science – l’incertitude persistante dans les sciences de la nature ; le mystère inépuisable d’un homme marqué par la Chute et gratifié par la Rédemption – le moment est peut-être arrivé d’un « réenchantement » du monde.
Cantonnant à sa juste place le savoir mathématique et l’aspect quantifiable des phénomènes, le champ s’ouvre derechef aux autres dimensions des êtres, à leur poésie intime, leur couleur et leur charme, à leur manière de nous parler du Créateur. La fraternité profonde qui nous relie aux cristaux, aux végétaux, aux animaux et aux anges n’était que masquée par le superbe isolement des « philosophes » faisant de la raison humaine leur idole.
Certes Dieu a « tout réglé avec nombre, poids et mesure » (Sagesse 11;20), mais ce n’est pas le tout de chaque chose et de chaque être qu’il a ainsi posé. Toujours demeure le « secret du Roi », qu’il Lui appartient, à Lui seul, à Son rythme et selon Sa grâce, de nous révéler. Plus forte est la lampe, plus grande nous apparaît la caverne. Ainsi, à mesure même qu’elle progresse, la science appelle toujours plus la Révélation.
1 M. Berthelot, Les Origines de l’Alchimie, Paris, Steinheil, 1885, p. V.
2 Rééd. Paris, 1829, Bibliothèque choisie, p.288.
3 Ibid., p.323.
4 H. Spencer, Principles of Psychology, Londres, Will & Norgate, 1855, p.63. Trad. D. Becquemont.
5 L’expression est de Clémence Royer, dans sa préface à la première traduction française de L’Origine des Espèces (Paris, Reinwald, 1862, p.LXIII).
6 Alexandre Vialatte, « Chronique des farces et attrapes » (Journal La Montagne du 20 mars 1963).
7 Wiliam K. Kilpatrick, Séduction psychologique. L’échec de la psychologie moderne, Centre biblique européen, Lausanne, 1985, p.31.