Une piqûre au Transformisme

Par Jean-Henri Fabre

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Une piqûre au Transformisme1

Jean-Henri Fabre2

Résumé : Nul n’a surpassé Fabre dans l’observation fine du monde des insectes et dans la poésie de ses comptes-rendus. Pour lui la théorie de l’évolution était une absurdité et il en donne ici une plaisante « démonstration par l’absurde ». Car la réalité dépasse toujours de quelque manière les formules mathématiques qu’on lui applique. Que mangeait en effet l’ancêtre supposé des Sphex, ces papillons qui aujourd’hui ont, pour chaque espèce, un aliment bien précis et un seul : l’Ephippigère pour l’une, le Grillon pour l’autre, etc. ? Cette uniformité du menu est à l’évidence un handicap pour la survie dans l’univers impitoyable de la nature darwinienne. Un Sphex omnivore aurait donc dû apparaître et éliminer tous les autres. Or tel n’est pas le cas. On est donc contraint d’admettre la constance alimentaire et donc la stabilité de chaque prédateur comme de chaque gibier.

Élever un consommateur de chenilles avec une brochette d’araignée, c’est très innocent, incapable de compromettre la sécurité de la chose publique ; c’est aussi très puéril, je me hâte de le confesser, et digne de l’écolier qui, dans les mystères de son bureau, cherche, comme il peut, à faire diversion aux charmes du thème. Aussi n’aurais-je pas entrepris ces recherches et encore moins en aurais-je parlé, non sans complaisance, si je n’avais entrevu dans les résultats de mon réfectoire une certaine portée philosophique. Le transformisme me paraissait en cause.

Certes, c’est grandiose entreprise, adéquate aux immenses ambitions de l’homme, que de vouloir couler l’univers dans le moule d’une forme et de soumettre toute réalité à la norme de la raison. Le géomètre procède ainsi. Il définit le cône, conception idéale ; puis il le coupe par un plan.

La section conique est soumise à l’algèbre, appareil d’obstétrique accouchant l’équation; et voici que, sollicités dans un sens puis dans l’autre, les flancs de la formule mettent au jour l’ellipse, l’hyperbole, la parabole, leurs foyers, leurs rayons vecteurs, leurs tangentes, leurs normales, leurs axes conjugués, leurs asymptotes et le reste. C’est magnifique, à tel point que l’enthousiasme vous gagne, même quand on a vingt ans, âge peu fait pour les sévérités mathématiques. C’est superbe. On croit assister à une création.

En fait, on n’assiste qu’à des points de vue divers de la même idée, points de vue mis tour à tour en lumière par les phases de la formule transformée. Tout ce que l’algèbre nous déroule était contenu dans la définition du cône, mais contenu en germe, sous des formes latentes que la magie du calcul convertit en formes explicites. La valeur brute que notre esprit lui avait confiée, l’équation nous la rend, sans perte ni gain, en monnaies de toute effigie. Et c’est précisément là ce qui fait du calcul la rigueur inflexible, la lumineuse certitude devant laquelle forcément s’incline toute intelligence cultivée. L’algèbre est l’oracle de la vérité absolue parce qu’elle ne dévoile rien d’autre que ce que l’esprit y avait recélé, sous un amalgame de symboles. Nous lui donnons à laminer 2 et 2 ; l’outil fonctionne et nous montre 4. Voilà tout!

Mais à ce calcul, tout puissant tant qu’il ne sort pas du domaine de l’idéal, soumettons une très modeste réalité, la chute d’un grain de sable, le mouvement pendulaire d’un corps. L’outil ne fonctionne plus, ou ne fonctionne qu’en supprimant à peu près tout le réel. Il lui faut un point matériel idéal, un fil rigide idéal, un point de suspension idéal ; et alors le mouvement pendulaire se traduit par une formule. Mais le problème défie tous les artifices de l’analyse si le corps oscillant est un corps réel, avec son volume et ses frottements ; si le fil de suspension est un fil réel, avec son poids et sa flexibilité ; si le point d’appui est un point réel, avec sa résistance et ses déformations. Ainsi des autres questions, si humbles qu’elles soient. L’exacte réalité échappe à la formule.

Oui, il serait beau de mettre le monde en équation, de se donner pour principe une cellule gonflée de glaire, et, de transformations en transformations, retrouver la vie sous ses mille aspects comme le géomètre retrouve l’ellipse et les autres courbes en discutant son cône sectionné ; oui, ce serait superbe et de nature à nous grandir d’une coudée. Hélas ! Combien ne faut-il pas rabattre de nos prétentions ! La réalité est pour nous insaisissable s’il s’agit seulement de suivre un grain de poussière dans sa chute, et nous nous ferions forts de remonter le courant de la vie et de parvenir à ses origines ! Le problème est autrement ardu que celui que l’algèbre se refuse à résoudre. Il y a ici de formidables inconnues, plus indéchiffrables que les résistances, les déformations, les frottements de la machine pendulaire. Écartons-les pour bien asseoir la théorie.

Soit, mais alors ma confiance est ébranlée en cette histoire naturelle qui répudie la nature et donne à des vues idéales le pas sur la réalité des faits. Alors, sans chercher l’occasion, ce qui n’est pas mon affaire, je la saisis quand elle se présente; je fais le tour du transformisme, et ce qui m’est affirmé majestueuse coupole d’un monument capable de défier les âges, ne m’apparaissant que vessie, irrévérencieux j’y plonge mon épingle.

Voici la nouvelle piqûre. L’aptitude à un régime varié est un élément de prospérité pour l’animal, un facteur de premier ordre pour l’extension et la prédominance de sa race dans l’âpre lutte de la vie. L’espèce la plus misérable serait celle dont l’existence dépendrait d’une bouchée tellement exclusive que rien d’autre ne pût la remplacer. Que deviendrait l’hirondelle s’il lui fallait pour vivre un moucheron déterminé, un seul, toujours le même ? Ce moucheron disparu, et l’existence du moustique n’est pas longue, l’oiseau succomberait affamé. Heureusement pour elle et pour la joie de nos demeures, l’hirondelle les gobe tous indistinctement, ainsi qu’une foule d’autres insectes aux danses aériennes. Que deviendrait l’alouette si son gésier ne pouvait digérer qu’une semence, invariablement la même ? La saison de cette semence finie, saison toujours courte, l’hôte des sillons périrait.

L’une des hautes prérogatives de l’homme, n’est-ce pas son estomac complaisant, apte à l’alimentation la plus variée? Il est ainsi affranchi du climat, de la saison, de la latitude. Et le chien, comment se fait-il que, de tous nos animaux domestiques, il soit le seul à pouvoir nous accompagner partout, jusque dans les expéditions les plus rudes ? Encore un omnivore et de la sorte un cosmopolite.

La découverte d’un plat nouveau, disait Brillat-Savarin, importe plus à l’humanité que la découverte d’une nouvelle planète. L’aphorisme est plus vrai qu’il n’en a l’air sous sa forme humoristique. Certes celui-là qui le premier s’avisa d’écraser le froment, de pétrir la farine et de mettre cuire la pâte entre deux pierres chaudes, fut plus méritoire que le découvreur du deux centième astéroïde. L’invention de la pomme de terre vaut bien l’invention de Neptune, si glorieuse qu’elle soit. Tout ce qui accroît nos ressources alimentaires est trouvaille de premier mérite. Et ce qui est vrai de l’homme ne peut être faux de l’animal. Le monde est à l’estomac affranchi des spécialités. Pareille vérité se démontre par le seul énoncé.

Et maintenant revenons à nos bêtes. Si j’en crois les évolutionnistes, les divers hyménoptères giboyeurs descendent d’un petit nombre de types eux-mêmes dérivés, par des filiations incommensurables, de quelques amibes, de quelques monères, et finalement du premier grumeau protoplasmique fortuitement condensé. Ne remontons pas si haut, ne nous plongeons pas dans les nuages où trop facilement trouvent à s’embusquer l’illusion et l’erreur. Adoptons un sujet à limites précises, c’est le seul moyen de s’entendre.

Les Sphégiens descendent d’un type unique, lui-même déjà dérivé très avancé, et, comme ses successeurs, nourrissant sa famille de proies. L’étroite analogie des formes, de la coloration et surtout des mœurs, semblent rattacher les Tachytes à la même origine. C’est largement assez ; tenons-nous-en là. Or que chassait, je vous prie, ce prototype des Sphégiens ? Avait-il régime varié ou régime uniforme ? Ne pouvant décider, examinons les deux cas.

Le régime était varié. J’en félicite hautement ce premier-né des Sphex. Il était dans les meilleures conditions pour laisser descendance prospère. S’accommodant de toute proie non disproportionnée avec ses forces, il évitait la disette d’un gibier déterminé en tel moment et tel lieu; il trouvait toujours de quoi doter magnifiquement les siens, assez indifférents d’ailleurs à la nature des vivres pourvu que cela fût de la chair entomologique fraîche, ainsi qu’en témoignent aujourd’hui les goûts de leurs arrière-cousins. Ce patriarche de la gent sphégienne avait en lui les meilleures chances d’assurer aux siens la victoire dans cet implacable combat pour l’existence, qui élimine le faible, l’inepte, et ne laisse survivre que le fort, l’industrieux; il possédait une aptitude de haute valeur que l’atavisme ne pouvait manquer de transmettre, et que la descendance, très intéressée à conserver ce magnifique patrimoine, devait invétérer et même accentuer davantage d’une génération à la suivante, d’un rameau dérivé à un autre rameau dérivé.

Au lieu de cette race d’omnivores sans scrupule, prélevant butin sur tout gibier à leur très grand avantage, que voyons-nous aujourd’hui ? Chaque sphégien est sottement limité à un régime invariable ; il ne chasse qu’un genre de proie, bien que la larve les accepte tous. L’un ne veut que l’Éphippigère, et encore la lui faut-il femelle ; l’autre ne veut que le Grillon. Celui-ci adopte l’acridien et pas plus; celui-là, la Mante et l’Empuse. Tel est voué au ver gris, tel autre à la chenille arpenteuse.

Idiots ! Quelle méprise a été la vôtre de laisser tomber en désuétude le sage éclectisme professé par votre ancêtre, dont les reliques reposent aujourd’hui dans la vase durcie de quelque terrain lacustre! Comme tout irait mieux pour vous et pour votre famille ! L’abondance est assurée ; les pénibles recherches, parfois infructueuses, sont évitées ; le garde-manger regorge sans être soumis aux éventualités de l’heure, du lieu, du climat. Si l’Éphippigère manque, on se rabat sur le Grillon ; si le Grillon est absent, on fait capture de la Sauterelle. Mais non, oh ! mes beaux Sphex, vous n’avez pas été si idiots que cela.

Si vous êtes de nos jours cantonnés chacun dans un met de famille, c’est que votre ancêtre des schistes lacustres ne vous a pas enseigné la vérité.

Vous aurait-il enseigné l’uniformité ? – Admettons que l’antique Sphex, novice dans l’art gastronomique, ait préparé ses conserves avec une seule sorte de proie, n’importe laquelle. Ce sont alors ses descendants qui, subdivisés en groupes et constitués enfin en autant d’espèces distinctes par le lent travail de siècles, se sont avisés qu’en dehors du comestible des ancêtres il y avait une foule d’autres aliments. La tradition étant abandonnée, leur choix n’avait plus de guide. Parmi le gibier insecte, ils ont donc essayé un peu de tout, à l’aventure ; et chaque fois la larve, dont les goûts sont seuls à consulter ici, était satisfaite du service, comme elle l’est aujourd’hui dans le réfectoire approvisionné par mes soins.

Chaque essai était l’invention d’un plat nouveau, événement grave d’après les maîtres, ressource inestimable pour la famille, ainsi affranchie des menaces de disette et rendue apte à prospérer sur de grandes étendues, d’où l’exclurait l’absence ou la rareté d’une venaison uniforme. Et après avoir fait usage d’une foule de mets différents pour en arriver à la variété culinaire adoptée aujourd’hui par l’ensemble du peuple sphégien, ne voilà-t-il pas que chaque espèce se limite à un seul gibier, hors duquel toute pièce est obstinément refusée, non à table bien entendu, mais sur les lieux de chasse ! Avoir découvert, par vos essais d’âge en âge, la variété de l’alimentation ; l’avoir pratiquée, au grand avantage de votre race, et finir par l’uniformité, cause de décadence ; avoir connu l’excellent et le répudier pour le médiocre, oh ! mes Sphex, ce serait stupide si le transformisme avait raison.

Pour ne pas vous faire injure et respecter aussi le sens commun, j’estime donc que si, de nos jours, vous bornez vos chasses à un seul genre de venaison, c’est que jamais vous n’en avez connu d’autre. J’estime que votre ancêtre commun, votre précurseur, à goûts simples ou bien à goûts multiples, est une pure chimère, car s’il y avait entre vous parenté, ayant essayé de tout pour arriver au mets actuel de chaque espèce, ayant mangé de tout, et l’estomac s’en trouvant bien, vous seriez maintenant, du premier au dernier, des consommateurs sans préjugés, des progressistes omnivores.

J’estime enfin que le transformisme est impuissant à rendre compte de votre régime. Ainsi conclut le réfectoire installé dans la vieille boîte à sardines.


1 Extrait des Souvenirs entomologiques, Paris, rééd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, t.I, pp.684-688.

2 Naturaliste et écrivain français (1823-1915), cofondateur, avec Réaumur, ajoutait le Pr Pierre-Paul Grassé, de l’éthologie.

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