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Par Hubert Saget
« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)
La théorie de l’information et les êtres vivants1
Hubert Saget2
Résumé : Un des plus beaux exemples de collaboration entre des disciplines sans lien de prime abord, est bien l’application aux êtres vivants de la théorie de l’information. Celle-ci s’est constituée pour étudier la déperdition inéluctable des messages lors de leur transmission. Or la biologie moléculaire nous montre dans la reproduction des êtres vivants ou la réplication de leurs composants, la conservation rigoureuse d’un message. Déperdition certaine du message dans le monde inerte ; transmission parfaite dans le monde vivant, grâce à la complexité de l’organisme même le plus petit, la « simple » bactérie. Or cette complexité, cette interdépendance de tous les éléments, exclut toute apparition graduelle et progressive d’un ensemble qui ne peut exister que s’il est fonctionnel (donc complet) dès le premier instant. Il y a ici un argument majeur contre les théories de l’évolution toujours enseignées.
Contrairement à une opinion fort répandue, la biologie moléculaire n’a nullement simplifié le problème de l’origine de la vie, et de sa perpétuation : elle a montré au contraire 1a complexité nécessaire pour qu’un être soit vivant.
Il est en effet bien évident que la propriété fondamentale de la vie est le pouvoir d’auto-reproduction, ou d’auto‑duplication de l’être vivant. Il n’y a pas de vie sans la possibilité de transmettre et de reproduire impeccablement la structure extrêmement détaillée de l’organisation vivante.
Or il s’agit là d’une performance dont la difficulté a été particulièrement mise en évidence par la «théorie de l’information» ; difficulté d’ailleurs insurmontable à la technique humaine.
La « théorie de l’information » a des origines très modestes : elle est partie d’une tentative de quelques ingénieurs des télécommunications américains, Shannon, Norbert Wiener, pour résoudre le problème fondamental de la technologie des télécommunications, qui est celui de la dégradation inexorable que subit tout message, toute information, toute structure (lorsqu’ils se trouvent abandonnés à eux-mêmes dans l’espace et le temps de l’accident et du hasard). Tous les messages artificiels, transmis par des moyens techniques, fil téléphonique, câble hertzien, tuyau d’orgue (pour une onde sonore), ont ceci de commun qu’ils subissent un processus d’invincible érosion et d’usure, par effet Joule, par bruit de fond ; de sorte que le vœu implicite et désespéré de la théorie de l’information pourrait s’exprimer de la façon suivante : « Comment garder à un message sa valeur de message, comment le préserver de la destruction invincible qu’il subit, dès qu’il se trouve coupé de la source d’improbabilité qui lui a donné naissance (l’esprit), abandonné au pur hasard de la spatio‑temporalité » ? Et c’est pourquoi on introduit dans le message des redondances, afin que s’il se dégrade en un endroit, on puisse le reconstituer à partir de ce qu’il en reste.
Et à cet égard, toute machine, tout objet fabriqué est assimilable à un message, et c’est pourquoi toute machine, contrairement à l’être vivant, dégrade l’information. Et c’est ainsi que la valeur de votre voiture baisse constamment à l’« Argus », qui ne revient jamais d’elle‑même à l’état de fraîcheur qu’elle avait quand vous l’avez achetée.
La « théorie de l’information » domine encore aujourd’hui l’horizon de la physique.
Or il est tout à fait significatif que la doctrine qui a renouvelé la biologie, dans les mêmes années 1950‑1960, ait permis de définir la vie par son pouvoir d’exaucer le vœu implicite et désespéré de la théorie de l’information : « comment garder à un message sa valeur de message, comment le préserver de l’usure inexorable de l’espace et du temps ? », et le paradoxe est tel que c’est le message le plus complexe qui est aussi le mieux transmis. J’entends par là le « Message héréditaire4 » grâce auquel se reconstitue, de génération en génération, l’univers de fantastique complexité d’un système nerveux central humain, avec ses cent milliards de neurones, complexité d’ailleurs génératrice de la simplicité unitaire, et unificatrice, de la conscience.
Et quand je dis qu’il est « le plus complexe » je ne dis pas encore assez, car il n’y a évidemment aucune commune mesure entre la complexité du message génétique, et celle des informations transmises par la technicité humaine.
Et quand je dis qu’il est « le mieux » transmis, je suis encore au‑dessous de la vérité car il n’est pas seulement « mieux » transmis, il est transmis dans l’absolu, c’est‑à‑dire qu’il échappe à toute dégradation, en passant d’une génération à l’autre. De sorte que si l’on rapproche les deux théories qui continuent de dominer la physique et la biologie contemporaines, on est amené à poser cette question : « Comment se fait‑il que l’information, qui se dégrade inexorablement dans 1’extériorité mécanique, puisse se conserver et se transmettre impeccablement dans l’intériorité organique ? »
Il y a donc un « canal » où l’information passe, et un monde où elle se dégrade, un monde de la vie et un monde de la mort. Et par notre être nous participons du monde de la vie, par notre technique du monde de la mort, et entre l’un et l’autre les ponts sont coupés, les passerelles, inexistantes.
Dans le même esprit, Léon Brillouin, écrit dans son livre La science et la théorie de l’information, qui demeure la grande référence en la matière (Masson, 1959, p. 115) :
« Un système fermé isolé peut avoir été créé avec une structure très improbable. Abandonné à lui‑même, il suivra une évolution normale vers son état le plus probable.»
Nous vivons dans un monde où la mort est « normale » , et où la vie, par conséquent, constitue une exception un peu «pathologique », d’où le caractère si remarquablement centré sur soi de l’être vivant, frileusement enveloppé dans ses membranes, défendu contre les vents et marées des hasards externes, par les fabuleuses performances homéostatiques d’un organisme qui régénère, restaure, reconstitue ses équilibres, opère ce qu’on appelle en médecine la restitutio ad integrum de sa propre structure.
Voilà la vraie situation, situation dramatique de la vie dans un monde de mort, et voilà pourquoi aussi – nous en sommes toujours au plan des principes ‑ l’être vivant, même le plus élémentaire, n’est pas concevable en dehors d’un raffinement, d’une sophistication inouïe de ses structures ; voilà pourquoi les bactéries les plus infimes que nous connaissions, malgré leur poids incroyablement faible (10‑12gr) sont des usines d’une complexité inégalable par la technique humaine, d’un minimum de cent milliards d’atomes, dotées de milliers de pièces moléculaires magnifiquement agencées, entourées de la membrane à double couche lipidique, à perméabilité sélective, véritable frontière active qui les sépare du milieu extérieur, leur permet avec lui les échanges fructueux en les protégeant de ses agressions.
Tout ceci pour en venir à conclure que, pour qu’un être soit vivant, capable donc de conserver et de transmettre son information5 dans un monde où partout ailleurs elle se perd, il y a un minimum de complexité en‑dessous duquel on ne peut pas descendre.
Et voici quels sont les éléments, sans lesquels il ne saurait y avoir de vie :
1. Il faut un appareil de stockage de l’information, les A.D.N. (acides désoxy‑ribo‑nucléiques) des gènes.
2. Mais il faut que cette information soit traduite, et d’abord qu’elle soit transcrite par les A.R.N. messagers. Or « le code ne peut être traduit que par des produits de traduction », premier cercle vicieux,signalé d’ailleurs par Jacques Monod lui‑même, dans Le Hasard et la Nécessité.
3. Il faut un appareil de synthèse des protéines : ce sont les ribosomes, organites d’un million d’atomes environ, formés d’une cinquantaine de grosses molécules, étroitement ajustées, qui sont capables de tout construire, conformément aux instructions reçues de l’A.D.N., y compris de se construire eux‑mêmes.
4. Mais les ribosomes ont besoin d’être protégés, enveloppés par une membrane, la fameuse membrane à double couche lipidique, à perméabilité sélective, dont sont dotées même les bactéries les plus élémentaires.
Et à son tour, la membrane a besoin des ribosomes pour être construite, second cercle vicieux.
5. Une machine ne fonctionne pas si on ne lui fournit pas d’énergie.
Le vivant élémentaire a donc besoin de systèmes transporteurs d’énergie : A.D.P. et A.T.P. (Adénosines di‑phosphorique et triphosphorique).
Mais ces systèmes ont à leur tour besoin des ribosomes pour être construits, troisième cercle vicieux.
6. Il faut les systèmes protecteurs contre les aléas de la présence ou de l’absence des éléments nutritifs du milieu, systèmes capteurs de signaux, qui permettent à l’organisme élémentaire de ne déclencher la production des enzymes d’assimilation qu’en présence du corps qui leur est adapté (un sucre par exemple), de l’inhiber en son absence, bref d’économiser l’énergie de production de ces enzymes, au prix d’une information : l’exemple le plus connu en est « l’induction et la répression enzymatiques » dont le mécanisme fut déchiffré par l’équipe de Jacob et Monod.
Mais ces dispositifs à leur tour ont aussi besoin des ribosomes pour être construits.
7. Il faut un système d’auto-duplication des A.D.N.
Il va sans dire que l’absence ou seulement la déficience d’un seul de ces éléments interdit la perpétuation de la vie, et équivaut à un arrêt de mort.
L’ensemble de ces doubles dépendances prouve de la façon la plus certaine que toutes ces pièces de l’organisation vitale doivent avoir été créées toutes ensembles, et interdisent l’idée de gradualisme et de progressivité, de celle surtout qui aurait pour origine les petits hasards des mutations.
Fig. 1. Le minimum de complexité du vivant.
La complexité d’un corps vivant nous étonne parfois. Il suffit d’avoir fait un peu d’anatomie pour s’en convaincre. Plus surprenant encore est le fait de rencontrer cette complication de machinerie dans l’être vivant le plus élémentaire, là où l’on supposerait que le problème se simplifie : c’est qu’il s’agit d’une condition « sine qua non » de l’organisation vitale.
La complexité d’un corps vivant nous étonne parfois. Il suffit d’avoir fait un peu d’anatomie pour s’en convaincre. Plus surprenant encore est le fait de rencontrer cette complication de machinerie dans l’être vivant le plus élémentaire, là où l’on supposerait que le problème se simplifie : c’est qu’il s’agit d’une condition « sine qua non » de l’organisation vitale.
Nous savons bien que la complexité des machines n’est pas le fait d’une perversité de l’esprit de leur constructeur : elle est requise pour qu’elles fonctionnent : il suffit d’avoir démonté et analysé le mécanisme du moindre récepteur de radio pour le savoir.
Il est bien évident que le pouvoir d’auto-reproduction des systèmes vivants n’a aucun équivalent dans le domaine technologique. Or, il est la propriété fondamentale de la vie.
Des ingénieurs de grande classe, tels que Von Neumann, se sont posé la question de la construction de machines capables de se reproduire, identiques à elles‑mêmes. Le problème a été discuté en détail par cet auteur, dans sa célèbre Théorie des automates auto‑reproducteurs, et il avoue qu’il a trouvé les difficultés à surmonter, trop intimidantes pour que l’on puisse raisonnablement en triompher.
Mais il est très significatif qu’il ait retrouvé sur le plan théorique, les trois principaux systèmes de la vie. La construction de tout automate auto‑reproducteur suppose la résolution de trois problèmes fondamentaux :
‑ le stockage de l’information,
‑ la duplication parfaite de cette information,
‑ une usine automatique programmée à partir de l’information stockée, qui serait capable de construire tous les éléments de cette machine, et de se dupliquer elle‑même, à partir des matériaux empruntés à l’environnement.
« La solution de ces trois problèmes se trouve dans les systèmes vivants et l’un des triomphes de la biologie moderne a été de mettre le fait en lumière », dit Michaël Denton6.
« Son mode de stockage de l’information est si efficace, son mécanisme de duplication si élégant, qu’il est difficile d’échapper au sentiment que la molécule d’A.D.N. puisse représenter la seule solution parfaite7 aux problèmes jumeaux du stockage et de la duplication de l’information dans les automates auto-reproducteurs.»
« La solution au problème de l’usine automatique se trouve dans le ribosome. »
En d’autres termes, il a fallu, pour que la vie s’installât sur la terre, que l’organisation des premiers vivants atteignît d’emblée à la perfection.
C’est bien ce que suggère cette observation d’un Nobel, Francis Crick, qui admet dans son dernier livre, Life itself :
« Un honnête homme armé de tout le savoir dont nous disposons actuellement ne pourrait pas aboutir à une autre conclusion : dans un sens, l’origine de la vie apparaît presque aujourd’hui comme un miracle, tant sont nombreuses les conditions qu’il aurait fallu avoir satisfaites pour la mettre en marche. »
‑ Le problème de l’origine de la vie n’est d’ailleurs pas unique, il n’est que l’exemple le plus spectaculaire d’un principe universel : il n’y a pas d’approche graduelle des systèmes complexes, parce que leur fonctionnement exige la coadaptation parfaite de leurs composantes.
‑ Les transitions vers la fonction sont nécessairement abruptes : une horloge ne peut fonctionner que si tous les rouages sont adaptés l’un à l’autre : si vous en changez un, il faut les changer tous.
‑ Une plume ne peut assurer sa fonction de surface portante que si les crochets sont adaptés aux barbules, c’est‑à‑dire si toutes les composantes sont conçues pour fonctionner de façon hautement cohérente. C’est le cas pour les phrases sensées, pour les moteurs d’avion, pour les programmes d’ordinateur, et en fait pour tous les systèmes complexes connus.
Car la proportion des combinaisons absurdes excède d’un nombre inimaginable d’ordres de grandeur l’infime fraction des arrangements cohérents et signifiants, petites îles de sens perdues dans l’océan du non‑sens.
Ainsi la linguistique nous apprend qu’il y a en français environ 1025 phrases de cent lettres.
Mais le calcul nous démontre qu’il y a par ailleurs 26100 séquences quelconques de cent lettres, soit 10130, ce qui revient à dire que moins d’une séquence sur 10100 est une phrase sensée.
Sachant qu’il y a 1017 minutes en 200 millions d’années, celui qui chercherait les phrases sensées de cent lettres dans 10130 séquences de la même longueur qui existent, en lisant une séquence par minute, n’aurait donc en 200 millions d’années aucune chance d’en découvrir une !
Il faut encore ajouter qu’au stade de l’origine de la vie, la sélection naturelle ne peut être d’aucun secours, puisqu’elle ne peut jouer que lorsqu’il est apparu un « avantage » au sens darwinien du mot, c’est‑à‑dire une augmentation de la fécondité ou une diminution de la mortalité, ce qui suppose d’abord qu’il y a reproduction. Or c’est la possibilité de reproduction elle‑même qui est en question ici.
1 Hubert Saget, La Science et la Foi, Dominique Guéniot, Langres, 1996, pp.27-35.
2 Le Pr. Hubert Saget, médecin, philosophe et historien des sciences, spécialiste de biologie moléculaire, est intervenu sur ce thème lors du récent colloque du CEP à Troyes (Sainte-Maure).
4 Titre d’un livre de Jean de Grouchy (Gauthier-Villars)
5 J’emploi ici le mot « information » au sens aristotélicien : imposition d’une forme à une matière. Il s’agit donc de la structure même de l’être vivant.
6 L’Evolution, une théorie en crise, Londreys.
7 Souligné par l’auteur.