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Heinrich Pesch, s.j.
« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence. »(Bossuet)
Avant-propos (au Manuel d’Économie)[1]
Heinrich Pesch, s.j.[2]
Résumé : À l’heure où de graves désordres financiers mettent en question tant les formes que les finalités de nos organisations sociales, à commencer par la nation, il sera précieux de comprendre qu’une solution existe. Cette solution est fondée sur l’ordre naturel voulu par Dieu : elle échappe donc aux idéologues inspirés par les Lumières, tant libéraux que socialistes. Elle repose sur la complémentarité de tous au sein d’une économie solidaire, consciente que le travail humain a bien d’autres raisons d’être que la satisfaction des besoins matériels. Les principes énoncés il y a près d’un siècle par le P. Pesch n’ont pas pris une ride et ce simple fait nous confirme que, comme l’affirmait le père jésuite, la vision chrétienne du monde demeure indispensable à nos sociétés.
1. On se plaint souvent de ce que les manuels d’économie mettent trop peu l’accent sur une présentation systématique de leur objet. Ce qui manque trop souvent, c’est une vue générale de l’ensemble du sujet, l’unité qu’en offre une vue verticale, les relations précises entre ses différentes parties, la présentation du processus économique national comme un ensemble unifié. Ceux pour qui l’économie représente une investigation sur la nature et les causes de la richesse des nations, ne peuvent avoir aucun doute sur l’objet et la tâche de l’économie. Ceci nous indiquera aussi le chemin d’une présentation systématique, unifiée et réaliste du processus économique. L’introduction de ce volume donne un bref aperçu des différents systèmes d’enseignement du processus économique.
2. Qu’est-ce qui rend riche une nation ? Les divers systèmes économiques se distinguent selon la réponse qu’ils apportent à cette question. Le système industriel de Smith était finalement correct dans la mesure où il citait le travail humain comme étant la principale source de la richesse des nations. Cependant, le fait que ses principaux inspirateurs aient subi l’influence de la philosophie des Lumières, constitua un grand danger pour la jeune science de l’économie. Le mécanisme des sciences naturelles et le matérialisme vinrent s’associer à l’individualisme libéral. Les choses empirèrent lorsque la théorie darwinienne de la lutte pour la survie commença à faire valoir ses droits théoriques dans le domaine de l’économie. Le développement historique de la vie économique, l’économie nationale moderne, monétaire et internationale, entraîna indubitablement une atomisation provoquant une dichotomie d’une grande portée entre l’individu et la communauté. Mais cela aboutit aussi à une situation inacceptable à long terme de dislocation universelle et de rivalité égoïste dans la nation et dans la vie nationale.
La clameur des masses et leur demande d’une élimination radicale de tout le système de l’entreprise privée ne furent pas sans influence sur l’économie. Les économistes bourgeois se tournèrent vers un genre réformé de libéralisme. D’autres, tels que Sismondi, Adam Muller, List, une majorité des universitaires socialistes, se trouvèrent fondamentalement opposés à la théorie traditionnelle. Adolf Wagner, en particulier, chercha la position médiane nécessaire entre les deux extrêmes : l’individualisme atomiste et le socialisme collectiviste. Il pensa avoir trouvé la bonne voie moyenne avec son socialisme d’État. Je ne pouvais pas être d’accord avec mon estimé professeur sur ce point, et je trouvai la voie médiane désirée dans le solidarisme avec son approche morale et organique telle que je l’ai développée d’abord dans Stimmen aus Maria Lach (vol. LXIII, 1902), puis plus tard dans le Lehrbuch (vol. I, 1905 et 1914).
1)Le travail est la cause principale de la richesse matérielle des nations ;
2) Dans une économie commerciale saine, c’est aussi une force de cohésion unissant les êtres humains dans le monde, dans l’État, dans l’économie nationale, dans leur vie professionnelle. Telles étaient les deux idées de base soutenant le système social de l’industrie humaine, comme je l’ai décrit en détail dans le vol. II. Le système individualiste conduisait à la guerre de tous contre tous, alors que le système social conduit à la paix dans la nation et entre les nations, ainsi qu’au bien-être de la nation et des nations. J’ai tracé délibérément le contour du solidarisme et du système social économique en termes assez larges afin qu’il puisse contenir tout le développement moderne et même au-delà de celui-ci.
3) Le solidarisme n’est pas un système théologique, mais un système de philosophie sociale ; et en tant que relié aux anciens systèmes traditionnels, il en est un complément et une modification. Par conséquent, je n’ai pas traité l’Économie d’une manière « théologisante ». Il suffit de voir ce que j’ai écrit dans le vol. I, chap. 5, §2 à propos de la relation entre économie et éthique et sur son autonomie.
4) Il serait possible à tout un chacun d’accepter en lui-même le système solidariste sur la base d’une position purement humanitaire et nationale. Cependant, le système tire toute sa vigueur et sa force contraignante d’une vision chrétienne du monde (christliche Weltanschauung).
Ne nous y trompons pas : l’économie a toujours été sous l’emprise d’une Weltanschauung ou d’une autre. Pendant longtemps ce fut le point de vue matérialiste des Lumières qui eut l’influence décisive sur l’économie bourgeoise et socialiste. Très peu d’économistes échappèrent à son emprise. Et ceux qui, de nos jours, ne veulent pas entendre parler d’une science normative sont, pour la plupart, sous l’influence d’une vision du monde positiviste et naturaliste.
Je reconnais ouvertement et sans aucune réserve ma conviction que les graves situations qui affligent aujourd’hui les nations proviennent de la déchristianisation de la vie économique.
On ne peut donc espérer un remède que si la vision chrétienne redevient prédominante dans la vie des hommes, des nations et tout particulièrement dans la vie économique.
Alors seulement, si la solidarité au sens chrétien se réalise de nouveau, pouvons-nous espérer que l’idée universelle d’une communauté des travailleurs deviendra une possibilité pratique salutaire qui satisfera les besoins tant individuels que sociaux, et que les antagonismes entre les peuples qui ont prévalu jusqu’à présent seront remplacés par la coopération entre les personnes, les classes sociales et les nations.
Si je souligne la grande importance de la vision chrétienne du monde pour la vie économique, et donc aussi pour l’étude de l’économie, j’ai toujours précisé qu’on ne peut pas tirer un système économique de l’Évangile. Au contraire, c’est à la science économique de concevoir les systèmes économiques ; et les programmes économiques qui doivent être adaptés aux conditions, besoins et possibilités donnés, ne peuvent provenir que d’une politique économique pratique. Cependant, la conception chrétienne de la vie et de l’effort humains, les enseignements moraux et les exigences du christianisme sont, d’autre part, d’une si grande importance pour la conduite pratique des gens dans la vie économique, et ils fournissent des directives tellement vitales et précieuses aussi pour les enseignements sociaux et économiques, qu’il est simplement impossible de nier la profonde différence entre un système économique où ils prévalent et un autre où ils sont ignorés, ou bien dans lesquels ils font l’objet d’une prétendue neutralité.
Les principes et impératifs chrétiens applicables à l’économie vont bien au-delà de l’idée de communauté comprise en termes de charité chrétienne et de la notion d’organisation. La vision chrétienne s’oppose au divorce entre la culture économique et les plans culturels plus élevés. Elle demande la subordination de ce qui est matériel à l’ordre spirituel et moral. Elle a des vues essentielles au sujet de la relation entre l’homme et son environnement et sur la destination divinement voulue des biens terrestres.
De même que la famille, l’État représente pour elle une forme naturelle de société fondée sur la loi naturelle, avec une finalité provenant de cette loi naturelle et limitée par elle, l’autorité étatique et les citoyens devant lui obéir.
L’idée d’un organisme social est une idée chrétienne qui s’oppose à toute forme de mécanisme individualiste de la vie politique et sociale. Le christianisme rejette toutes les formes d’absolutisme qui méconnaissent tout objectif autonome valide et l’indépendance des individus dans l’ordre temporel. Il a quelque chose à dire sur la mesure et l’usage de la liberté, sur les devoirs et les droits, sur le but et la dignité du travail, sur nos obligations professionnelles ; et il donne à l’institution de la propriété privée un fondement ferme, celui de la loi naturelle, tout en rejetant l’utilisation sans scrupule de sa propre propriété. Le christianisme condamne l’usure, demande la justice dans l’échange et répand la grande loi de l’amour. Ce ne sont pas les instincts, comme les Lumières le disent, mais la raison et la conscience qui jouent le rôle principal également dans les affaires économiques.
La volonté de Dieu qui gouverne l’ordre de l’univers, la lex æterna, qui se manifeste dans la raison humaine, les enseignements de Jésus-Christ protègent et ennoblissent la totalité de la vie sociale humaine, pour autant que les peuples se soumettent à ces enseignements.
Telle est la façon dont je vois l’influence de la doctrine chrétienne sur la vie sociale et économique des nations. Il faut mettre au crédit d’un ensemble d’auteurs récents, spécialement de Max Scheler, d’avoir, par des efforts approfondis de recherche et de façon courageuse, démontré de manière convaincante la grande importance de la vision chrétienne du monde.
Il existe encore quelques autres malentendus qui demandent une clarification.
5) Des commentateurs bien intentionnés m’ont conseillé dans mon développement du concept de capitalisme de rendre plus claire la distinction entre son aspect technique et « l’esprit du capitalisme » si souvent cité depuis que Max Weber et Sombart ont traité du sujet.
Dans les distinctions entre individualisme, socialisme et solidarisme, la technologie ne joue pas un rôle vital. Ces trois systèmes admettent une technologie avancée utilisant des « biens de capital », mais le solidarisme propose en plus une application plus rationnelle et économique de ceux-ci.
Ce qui est d’importance primordiale ici est simplement la propriété du capital pour des fins d’enrichissement privé, laquelle, compte tenu de la liberté individualiste désordonnée du système économique de la libre entreprise, conduit souvent à l’abus du pouvoir que donne la richesse accompagné de l’exploitation des travailleurs et des consommateurs, ainsi qu’à l’élimination des concurrents plus faibles. Le socialisme rejette cette avidité de richesse, la propriété privée du capital, toute la structure de l’entreprise privée comme telle. Il cherche à soigner le patient en le tuant. Je suis pour la propriété privée des moyens de production et rejette seulement l’absence de tout frein à la richesse privée ainsi que la structure ploutocratique qu’elle engendre, comme elle a en effet émergé à l’époque du capitalisme avancé de la libre entreprise. J’ai donc jugé approprié d’appeler « capitalisme » la corruption ploutocratique résultant du pouvoir et, en fait, le pouvoir écrasant né de la propriété du capital. « Capitalisme » est certes un slogan utilisé pour signifier beaucoup de choses. Cependant, nous ne sommes pas en mesure d’éliminer ce slogan. Pour la restructuration de notre situation économique, il peut être important d’affronter la fausse signification socialiste de cette expression et de permettre la reconnaissance du capitalisme comme une maladie curable dans notre structure économique de l’entreprise privée.
6) Il existe aussi un malentendu assez important avec quelques uns suggérant que je considère le niveau de satisfaction des besoins adapté à notre culture actuelle comme étant « le terme de ce développement ». Non, je ne propose pas le « terme » de tout développement futur, mais seulement la limite au-dessous de laquelle la satisfaction des besoins ne peut pas tomber. Il suffit de se reporter à ce qui est dit dans mon premier volume à propos des « besoins », puis dans le second à propos de la théorie de la richesse.
7) Il n’est pas juste non plus de suggérer que la « réglementation » de la vie économique que je demande n’est rien d’autre que l’économie planifiée de Rathenau ou de Wissel, ou même une économie communiste adaptée à la satisfaction des besoins. La simple prudence interdit au théoricien trop de précipitation dans la définition des formes précises d’organisation.
Au contraire, en traitant des questions d’organisation, le théoricien doit se limiter à indiquer la direction vers un sain développement, à établir les paramètres les plus larges d’un développement durable et à définir un cadre pour cela. Il laisse l’élaboration des détails concrets à la sagesse et à la prudence d’une pratique éduquée et expérimentée. C’est ainsi que je vois la tâche de la théorie économique ; et c’est en accord avec cela que j’ai pu développer ma position sur la question de la réglementation de la vie économique.
L’ère de l’individualisme sans frein est désormais à son terme. Qui peut le nier ? Notre époque ne tolérera plus les maux résultant de la domination illimitée sur l’économie du pouvoir du capital privé. Ajoutez à cela la position difficile laissée à notre économie par notre défaite [l’auteur qui est Allemand, parle de la Première Guerre mondiale] et ses énormes charges financières. Sans de nouvelles formes économiques, sans une réglementation de la vie économique conforme à nos besoins, nous ne pouvons pas obtenir cette augmentation de notre capacité de production et de nos revenus qui est absolument nécessaire. C’est précisément pour une telle réglementation que l’auto-gouvernance par les groupes professionnels jouera un rôle majeur ; et il y a un rôle spécial se présentant ici pour les communautés professionnelles, qui comprennent à la fois employeurs et employés, afin d’élever notre pouvoir productif national. Ce sera la tâche des agents sociaux désignés de découvrir les formes possibles et efficaces d’organisation et de les amener à leur maturité pour pouvoir agir de façon autonome.
Compte tenu de tout cela, le lecteur comprendra que je n’ai désigné que de manière très générale les facteurs de régulation que sont :
1) la conscience humaine ;
2) les groupes professionnels organisés jusqu’au niveau d’un parlement économique;
3) l’État.
L’ordre de présentation des facteurs de régulation indique déjà ma haute estime pour la liberté économique. Si la réglementation par la conscience humaine était suffisante, alors les autres facteurs n’auraient rien à faire. Ce ne sera évidemment pas le cas. L’étape suivante serait la réglementation par les groupes professionnels autonomes, ce qui, dans l’intérêt de la liberté, serait mieux que la réglementation exclusive de l’État.
Ajoutez à cela que j’ai établi des limites fondamentales à l’action de toutes les forces sociales, telles que la théorie des fins de l’État et les limites de son action, dont l’application par analogie vaut pour les groupes professionnels ; ainsi que par une conception de l’organisation sous forme d’organisme moral par opposition à un organisme physique. En outre, j’ai qualifié la liberté de composant vital du bien-être national, ce qui ne signifie nullement une liberté sauvage équivalant à une licence, mais une liberté bien ordonnée. J’ai institué la libre entreprise profitable comme la règle, et l’entreprise économique communale comme l’exception. J’ai affirmé que toute liberté dans l’activité économique est légitime lorsqu’elle est compatible avec le but de l’économie nationale et la prospérité matérielle de la nation. On ne peut pas aller plus loin dans les exigences de liberté. Je considère que la détermination et la limitation fondamentale de l’activité des forces sociales sont particulièrement importantes dans la situation présente, car le désespoir national et financier de notre pays peut facilement faire naître le danger d’une sur-organisation et d’une sur-bureaucratisation.
(Berlin-Marienfeld, 29 juin 1920)
[1] Pour l’édition définitive du second volume du Lehrbuch der Nationalökonomie (1925). Traduction Claude Eon. Souligné par nous.
[2] Un des économistes majeurs du XXe siècle, inspirateur de l’encyclique de PIE XI : Quadragesimo Anno (1931). Se reporter à son article Éthique et Économie, in Le Cep n° 48, pp. 39-55, ainsi qu’à la conférence donnée par Claude EON en 2009 : Heinrich Pesch, un économiste chrétien (CD 0902).