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Par le Dr Pierre-Florent Hautvilliers
Les hommes préhistoriques vont enfin vivre plus vieux.
Résumé : Les études démographiques du début du XXème siècle avaient montré que les hommes du XVIIème siècle possédaient une durée de vie moyenne de 25 ans. Par analogie ? on a considéré que les hommes préhistoriques du paléolithique et du néolithique devaient avoir une espérance de vie du même ordre.
Une étude récente, menée par Claude Masset, du Laboratoire d’ethnologie préhistorique, vient de démontrer qu’il n’en est rien : toutes ces études étaient mal fondées et la durée moyenne de la vie était bien plus longue.
L’histoire humaine est envahie de notions erronées qu’il n’est pas toujours facile de corriger. Un des éléments qui semblait acquis était la brièveté de la vie humaine dans les siècles antérieurs.
Des calculs d’espérance de vie avaient pu être réalisés au cours du XX ème siècle grâce à deux méthodes :
1. les registres paroissiaux.
2. la comparaison squelettique.
1. Les registres paroissiaux
La source la plus importantes des analyses démographiques nous est donnée par l’exploitation des registres paroissiaux dont la tenue se trouve obligatoire depuis l’ordonnance royale de 1667.
Mais les archives les plus anciennes remontent à la fin du XVème siècle. Les premières exploitations de ces registres datent des années 1950.
2. La comparaison squelettique
L’âge du décès d’un squelette s’évalue sur différents indicateurs osseux grâce aux modifications qui surviennent au cours de la vie, en particulier sur les sutures du crâne, le fémur, l’humérus, le pubis ainsi que l’usure des dents.
Une échelle de référence s’établit à partir d’un ensemble de squelettes en bon état dont on connaît les âges de décès. Cette méthode permet d’évaluer, par comparaison avec ces indicateurs, l’âge du décès d’un squelette ancien trouvé lors de fouilles archéologiques.
La méthodologie avait été mis au point à l’issue de la Première Guerre mondiale grâce aux charniers de soldats.
Les limites et les déficiences de ces deux méthodes
Basée sur ces deux paramètres, les paléodémographes au cours du XXème siècle étaient arrivés à la conclusion que l’espérance de vie était de l’ordre de 25 ans aux XVIIème et XVIIIème siècle. Quant à la préhistoire, on s’est simplement contenté de transposer, par analogie, cette espérance de vie de 25 ans.
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Une recherche approfondie récemment publiée, menée par Claude Masset, du Laboratoire d’ethnologie préhistorique du CNRS et de l’Université Paris I, remet en cause d’une manière profonde ce qui semblait acquis. En voici les grandes lignes.
Les registres paroissiaux :
L’exploitation des registres paroissiaux dans les années 1950 avait donné la conclusion suivante : la « durée moyenne de la vie » était de l’ordre de 25 ans au XVIIème – XVIIIème siècle. Ceci, en soi n’est pas une erreur, car elle était réalisée par le calcul suivant : on totalisait les âges de décès des personnes du groupe étudié, puis on faisait la moyenne en divisant la somme par le nombre de personnes. Ceci donnait un âge moyen de vie du groupe1. Cependant, ce mode de calcul, est porteur d’une source d’erreur dans son interprétation : il ne reflète pas la mortalité importante des nourrissons et des adolescents, au XVIIème siècle, qui était de l’ordre de 50% des naissances ; ceux qui survivaient vivaient âgés2.
Par la suite, cette « durée moyenne de la vie » avait été interprétée au sens commun d’un « âge moyen de décès » ou « d’espérance de vie ».
Selon Cl. Masset, il serait plus juste de s’exprimer ainsi : les individus qui dépassaient 20 ans avaient encore une espérance de vie moyenne de 25 ans, soit 45 ans, et ceux qui atteignaient 50 ans, possédaient encore une espérance de vie d’environ 5 à 10 ans de plus.
On comprend ainsi la confusion que ce mode de calcul entretient : l’âge moyen du décès calculé sera d’autant plus faible que la mortalité infantile sera élevée, et il ne peut pas non plus refléter l’âge moyen des adultes à leur mort.
Les références squelettiques :
Une première erreur méthodologique découverte provient du groupe de référence.
Ne disposant pas d’un groupe de référence ancien, il sera « moderne », élaboré à partir des squelettes de nécropoles issues de la guerre 1914-1918, en l’occurrence des individus jeunes, âgés de 20 environs, un peu plus pour les réservistes (avec quelques officiers plus âgés mais qui n’ont pas d’influence statistique, vu leur faible nombre). Cette précision est importante, car la comparaison favorise essentiellement les 18-30 ans au dépend des moins de 18 ans et des plus de 30 ans qui, faute d’éléments comparatifs, voyaient souvent l’attribution de leur âge de décès se décaler vers la fourchette de référence.
– Une deuxième erreur méthodologique provient de l’hypothèse de travail qui admet que le vieillissement des indicateurs osseux s’effectue de la même manière pour tout le monde et pour les deux sexes. Hypothèses que l’on sait maintenant fausse.
On croyait que l’évolution des indices osseux selon le vieillissement humain était le même pour les deux sexes. Il n’en est rien, surtout pour les sutures crâniennes, indice qui est le plus utilisé. Ainsi, si les femmes ont un indicateur crânien semblable aux hommes à l’âge de 20 ans, celui ci progresse moins vite au cours du vieillissement mais finit par rejoindre celui des hommes dans la vieillesse. Cela avait entraîné une sous-estimation générale de l’âge féminin liée à l’apparente jeunesse des sutures crâniennes féminines. C’est pour cette raison que les paléodémographes avaient affirmé que beaucoup de femmes mouraient jeune, entre 20 et 30 ans, donc forcément en couche, ce qui se révèle faux3. En réalité, l’estimation à 20-30 ans devrait se corriger en 40-50 ans.
– Un autre problème trouvé concerne la fiabilité même des indicateurs osseux retenus sur les échantillons modernes de référence. On s’est rendu compte, pour un même âge, qu’ils pouvaient varier d’une manière importante non seulement au sein d’un même échantillon mais aussi d’un échantillon de référence à un autre, d’une population à une autre, d’une race à une autre.
Il s’en déduit aujourd’hui ceci : les os sont de médiocres indicateurs de l’âge, en particulier chez les adultes.
– Une autre erreur provient aussi du fait que l’on a considéré que le rythme de vieillissement des indicateurs osseux avait toujours été le même à travers le temps et les lieux, ce qui s’avère faux. Ainsi, la croissance est plus précoce de nos jours : l’âge des premières règles chez les jeunes filles s’est avancé de 3 ans depuis 2 siècles dans les pays riches, et les os longs qui se soudaient vers 25 ans au début du XXème siècle se soudent aujourd’hui vers 20 ans. Cette précocité touche aussi les sutures crâniennes. Cela laisse aussi supposer l’influence de l’alimentation, de la misère, du climat, etc.
– Une dernière erreur vient de ce que l’on admettait que les ossements enterrés restaient stables après le décès. Depuis, on s’est aperçu que les os des enfants de moins de 2 ans disparaissaient en très peu d’années, car insuffisamment calcifiés4, que les squelettes d’adultes vieillissent mal et que l’on ne connaît pas du tout la façon dont ils se conservent à long terme. Les indicateurs se modifient, se détériorent selon la composition du sol, et la fossilisation en dénature les calcifications. La fourchette d’incertitude s’en trouve forcément augmentée. Plus le squelette est ancien, plus l’erreur d’évaluation de l’âge au décès est importante.
La nécessaire révision
Les médecins légistes sont régulièrement amenés à expertiser des cadavres récents à partir de leurs restes osseux. Ils sont en permanence confrontés à la réalité des faits et appelés à une obligation de résultats. Ils se s’étaient très vite rendu compte des insuffisances de la méthodologie existante qu’ils avaient dû corriger.
Cette réévaluation les avait amené à ne plus donner l’âge avec certitude, comme en paléodémographie, mais avec une fourchette d’incertitude, par exemple : 40 ans plus ou moins 8 ans5. Cela veut dire que l’âge se situe le plus vraisemblablement entre 32 et 48 ans, mais avec autant de probabilité pour 32, 35, 40, 45 ou 48 ans ; 40 ans ne représente que le milieu de la fourchette d’estimation et non la plus grande probabilité d’âge du squelette. Si l’état de conservation se trouve être moins bon, on pourra donner un âge de 40 ans plus ou moins 10 ou 15 ans.
On comprend déjà la difficulté de donner un âge précis pour des restes osseux récents. Que peut-il alors en être pour des restes anciens ?
La nécessité de revoir le système d’estimation de l’âge au décès d’un squelette s’est donc imposée plus que jamais aux anatomistes comme aux démographes dans le domaine de la paléodémographie.
Pour vérifier la fiabilité des indices osseux de squelettes anciens, il était nécessaire de pouvoir effectuer une comparaison fiable et rigoureuse avec l’état civil lorsque cela était possible. C’est maintenant chose faite par l’équipe de Cl. Masset : ses recherches ont permis de voir que les paramètres osseux utilisés n’étaient pas fiables et qu’ils étaient même médiocres pour les adultes. En conséquence, il fallait admettre (enfin !) que l’on ne pouvait donner un âge sans donner une fourchette d’estimation, et on découvrait de plus que la fourchette n’était juste que 2 fois sur 3 seulement! On comprend aisément toute la difficulté à vouloir absolument donner un âge à un squelette. Il y a des limites méthodologiques qu’il devient enfin nécessaire d’admettre.
On a aussi découvert la sous-estimation générale donnée à l’âge des décès. Prenons l’exemple d’un squelette vieux d’un siècle dont on avait estimé l’âge du décès à 40 ans. Aujourd’hui, en tenant compte que l’incertitude d’estimation augmente avec l’âge au moment du décès, ce même squelette voit son estimation corrigée avec une fourchette d’incertitude en : 40 ans + 16 ans et – 6 ans, soit entre 34 et 56 ans.
Mais, si l’élément osseux est un crâne masculin, son âge réel se situera statistiquement plutôt entre 34 et 50 ans ; si c’est celui d’une femme, l’âge réel se situera plutôt entre 40 et 56, mais cependant, on leur imputera à tous les deux 40 ans sur un plan statistique. Et si le squelette était plus ancien, la fourchette doit s’élargir encore plus.
On comprend ainsi l’effet de rajeunissement des études démographiques antérieures.
On s’aperçoit aussi que les erreurs dans un sens ne peuvent compenser celles dans l’autre sens et que l’on aboutit globalement à un rajeunissement des groupes étudiés… d’où les affirmations erronées des démographes affirmant des espérances de vie trop faibles sur les populations anciennes.
La démographie appliquée à la préhistoire
Ainsi, les hommes préhistoriques dont on donnait l’âge moyen de mortalité à 25 ans se voient appliquer la même correction, ce qui se rallonge la mortalité moyenne des individus adultes aux environs de 50 ans, soit le double (mais en fait, avec la fourchette d’incertitude en 50 ans + ou – 15 ou 20 ans pour un reste osseux en bon état).
On admet enfin qu’ils pouvaient avoir une vie d’une durée quasiment égale à celle de l’homme moderne.
Mais compte tenu du vieillissement des squelettes et de la détériorations des indicateurs osseux, la fourchette d’erreur se trouve encore élargie. Si l’on veut absolument effectuer la détermination de l’âge à l’aide de ces indicateurs osseux, cela devrait se traduire en 50 ans + ou – 25 ans au minimum ! soit entre 25 et 75 ans, ce qui ne veut plus rien dire ! Il vaudrait mieux se résoudre à ne formuler que : adolescent, adulte jeune ou adulte âgé.
Cela revient aussi à dire qu’il n’y a aucune méthode de détermination précise de l’âge et qu’il ne reste qu’une évaluation sommaire.
La science paléodémographique se voit donc aujourd’hui contrainte d’admettre ses propres limites.
Elle révise ses bases au sujet de l’espérance de vie des peuples anciens, mais n’envisage pas pour autant de réviser celle de l’homme préhistorique qui reste toujours calquée sur celle de l’homme de la Renaissance. Les conditions de vie étaient-elles les mêmes ? Le climat, la richesse du milieu, l’environnement, la solidité ou la dégénérescence de la race, les conditions de l’habitat, la salubrité, les épidémies, les famines, le degré de la connaissance agraire, de la connaissance thérapeutique par les plantes, etc… . autant de paramètres inconnus et variant selon les groupes étudiés.
Mais cependant, forte de cette correction courageuse qui va permettre d’affiner les résultats des recherches, la science paléodémographique envisage de remonter encore plus loin dans le temps en n’hésitant pas à commettre en pire le même genre d’erreur de méthodologie qu’elle vient d’expurger. Elle admet, en effet, qu’il existerait un rapport – nullement démontré – chez les mammifères, et en particulier les « homos », entre le volume du cerveau et la taille de l’individu qui donnerait son espérance de vie, tout comme il existe, par exemple, un rapport entre le poids et la taille d’un individu… avec l’espoir d’appliquer cette méthode aux néandertaliens, aux homos erectus, aux australopithèques, etc… puisqu’il n’existe aucune méthode (et encore moins de possibilité de vérification).
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On pourrait se faire la réflexion que la durée vie s’allonge depuis un siècle, puisque l’on frise les 79 ans, hommes et femmes confondus, et qu’il y a deux ou trois siècles, l’on vivait 50 ans environ. De nos jours, on admet que l’homme serait programmé pour vivre 110 ans, si la pollution, si la dégradation de la qualité des aliments, si les déséquilibres alimentaires, si les erreurs de vie, si l’alcool et le tabac, si les sucres, etc… ne venaient pas compromettre notre capital de santé. Est-ce un phénomène lié à l’évolution de l’homme, faisant que la nature humaine se modifie pour vivre plus longtemps ? En fait il n’en est rien.
On serait certainement surpris de constater que l’espérance de vie de l’homme n’a guère changé, si l’on arrêtait le calcul au premier accident de santé qui aurait été mortel si la médecine, la pharmacie et la chirurgie actuelle n’en avaient détourné l’issue fatidique.
Références
J-P Bocquet-Appel et Cl. Masset – « Paleodemography : Expectancy and False Hope », American Journal of Physical Anthropology, N° 99, p. 571-583, 1996.
M. Debout, M. Durigon – « Médecine légale clinique » Ellipse, 1994.
A. Defleur – « Les sépultures moustériennes », CNRS Editions, 1993.
B. Guy, Cl. Masset et C.A. Baud – « Infant Taphonorny », International Journal of Osteoarchaeology, N°7,
p.221-229, 1997.
5. Ch. Georget, P. Fronty, M. Sapinet – « L’identification comparative », Les cahiers d’odontologie Médico-légale. 2001.
6. Cl. Masset – « A quel âge mouraient nos ancêtres ? », CDF, N° 1084-1085, p 32-35, Juillet 2002.
7. Cl. Masset – « La paléodémographie », Histoire et Mesure, IX-3/4, p. 381-394, 1994.
8. Cl. Masset – Estimation de l’âge du décès par les sutures crâniennes, Thèse de sciences naturelles, Université Paris VII, 301P. 1982.
9. E. de La Rochebrochard – « Les âges à la puberté des filles et des garçons en France. Mesures à partir d’une
enquête sur la sexualité des adolescents », Population, 1999/6, p. 933-962.
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1 Ainsi, par exemple, pour une famille du XVIIème siècle de 5 enfants dont 2 morts à l’âge d’un an, un troisième à 11 ans, les autres à 55 et 59 ans et leurs parents à 58 et 65, on procède au calcul suivant : 1+1+11+55+59+58 +65= 250 ans, soit une durée moyenne de vie de 250 : 7 = 35,7 ans.
2 J’ai constaté cette réalité des faits par des recherches démographiques poussées sur toute une population précise de 1729 à 1830, ainsi que sur une population d’un village du nord du Togo où les centenaires n’étaient pas rares.
3 J’avais effectivement trouvé très peu de mortalité féminine entre 20 et 30 ans au cours de mes recherches évoquées à la note 1.
4 C’est à dire 2 à 3 ans. Cette réalité, si elle était prise en compte par les préhistoriens, devraient leur poser de sérieux problèmes. Ainsi, peut-on lire dans les monographies des fouilles de sites moustériens ( -40 à -80.000 ans avant J-C) dans le Périgord, qu’il fut trouvé des squelettes d’enfants très jeunes : nouveau-né de 15 jours, enfant de 8 mois, de 2 ans, foetus de 7 mois, etc. ! Que penser alors de la valeur de telles affirmations ?
5 Cet écart de + ou – 8 ans est assez courant et n’a rien d’anormal pour un sujet de 40 ans dont le squelette est bien conservé.