L’immortalité des justes dans le Royaume eschatologique selon saint Irénée

Par Maurice Conat

, , , , ,

Résumé : Que vaudrait une « rédemption » qui n’irait pas jusqu’à effacer les conséquences du péché, et en tout premier lieu la mort ? Aussi nombre de docteurs ont prétendu que le Royaume promis par le Christ concerne déjà ce monde-ci. Mais on écarte souvent leur enseignement en le baptisant hâtivement de « millénariste » ou « chiliaste ». Or, avec l’approche du septième millénaire de la chronologie biblique, la question de l’eschatologique devient actuelle.
L’auteur montre ici comment saint Irénée, rempart de la foi contre l’arianisme, affirme clairement l’immortalité des justes dans le Royaume promis. Irénée a clairement affirmé l’immortalité des hommes dans le Royaume1, nous allons le voir.

Mais une notion doit être établie d’abord :

De quelle « immortalité » s’agit-il ? Car beaucoup d’esprits s’y perdent. « Retrouvée », dit-on.  Donc nouvelle ? Alors de quand ? « Celle de l’Eden », répondent unanimes les Pères chiliastes, selon l’harmonie cosmique d’origine, rétablie dans sa splendeur ! Et donc, par la force des choses, avec elle, celle de l’homme « tombé » (palingénésie globale). C’est le « rétablissement de toutes choses » si fortement affirmé par saint Pierre et saint Paul. Il inclut  nécessairement celui de l’homme, d’ailleurs présenté comme le modèle lui-même !

L’en priver serait d’une incohérence totale : l’étable à porcs serait devenue un palais des mille et une nuits, mais les cochons seraient restés les mêmes !? Excusez l’image vulgaire, mais ô combien parlante.

Et sous quelle forme précisément ?

Mais sous celle que prit le Christ ressuscité, plus homme que jamais. Il faut comprendre qu’Il tient absolument à son identité humaine, celle de nouvel Adam, qu’Il s’est imposée à Lui-même, tel qu’Il fut vu, « palpé », mangeant, buvant pendant les 40 jours suivant sa résurrection (un échantillon du Règne), non pas la transfiguration éblouissante du Thabor (elle-même un échantillon du Paradis), mais celle de l’ancien Adam d’avant la chute (ou d’après la tentation, si elle avait été surmontée). (Nous y aurions perdu beaucoup : finie la felix culpa !) Donc une résurrection à l’état adamique (telle est la tradition orale qu’en a laissée saint Irénée).

Conséquence morale : si le seul péché a fait perdre à l’homme l’immortalité et la vie, et rien d’autre, celles-ci ne sauraient plus être atteintes dès lors que le péché d’origine – seul responsable – a été rayé par la Rédemption. Ergo… et dans ses effets destructeurs par la résurrection des justes (morts) et par l’enlèvement des justes (vivants : Marc IX, 11-22, XIII, 9 – Mathieu XVI, 28 – Luc XVIII, 24-27 – Luc XXI, 34-36).

Ce n’est donc pas un état de « gloire »  Pourquoi? Parce qu’il présente ici le caractère d’une « transition » messianique : la restauration du Royaume davidique et millénaire, le triomphe sur terre auquel a droit le Christ-homme, sauveur et victime ; celui aussi des « siens », les justes !

Mais il existe une autre raison, dite de « convenance », en vertu de laquelle Notre-Seigneur entend et doit se montrer à l’univers entier – damnés inclus donc – (pour le jugement dernier) triomphant, glorieux, mais juste assez pour être bien vu, reconnu dans sa réalité physique, dans cet état de gloire où éclatera sa divinité, lorsque nous serons « entre nous », pour toujours.

Se dévoiler davantage, se « montrer nu », laisser apercevoir son « essence », exhiber la beauté de ses Saints, celle même de la Création dernière, dont la seule vue entraînerait de force une modification « transformante » et divinisante », serait une profanation inouïe !

On pourra consulter à ce sujet mon livre « Intelligibilité du Christianisme » aux pages 169-180 et 223-232.

Même dans notre état actuel, ne nous est-il pas interdit par le Christ « de jeter des perles aux pourceaux« ? Cette horreur avait déjà soulevé l’émotion d’Isaïe, s’écriant : « que l’impie soit enlevé pour ne point voir la gloire du Seigneur! » (XXXVI-10). L’enfer refermé, la « transfiguration » essentielle des seuls Elus éclatera aussitôt, comme une « fanfare de tonnerre de Dieu ». Ce sera « l’ouverture », le « lever de rideau » du 8ème jour éternel, l’envol dans l’infini de la tendresse divine ! Puissions-nous, nous les fidèles de l’Avènement, y être présents !

La vision qu’en a Irénée et les autres Pères millénaristes dépasse « l’événementiel » pour s’élever à la « nature » du Royaume et à son rapport avec l’Eglise. Il n’en est pas une formule aseptisée, retapée, fleurie, éthérée, mais un nouvel Eden, son successeur, son aboutissement dernier, la refonte même de l’Univers, une société de ressuscités, de saints donc, notre roi Jésus présent, ainsi que notre reine Marie, son épouse et notre Mère bénie. C’est un saut immense dans la transcendance du plan premier du Christ, lui aussi ressuscité , pas une rupture. Sainte Hildegarde, en son temps, faisait déjà remarquer que l’histoire du salut se découpait en tranches qui, toutes, « démarraient » sur des interventions divines et des enrichissements merveilleux : le Déluge sauveur, l’appel d’Abraham, celui de Moïse et du peuple-roi choisi au Sinaï, politiquement constitué par celui de David, et le règne millénaire de Juda. Le saut énorme de l’Incarnation du Verbe, de la Rédemption, du Règne des âmes qu’est l’Eglise, ou celui des hommes que sera la chrétienté franque et capétienne, domaine politique du Christ-Roi encore invisible… L’enfer ou le Royaume des Saints !… Il ne peut y avoir d’autre alternative ! Donc « on y est  » ! Royaume millénaire s’entend, où il n’y a plus de mort, de naissance, de mariage, mais une « rééducation », une préparation à l’étape éternelle, animée par le Saint Esprit, qu’Irénée évoque prodigieusement .

Voici maintenant des extraits du Livre V d’Adversus Haereses où saint Irénée explicite cette vie du septième jour terrestre promise aux justes.

32-1 « Il est nécessaire de déclarer à ce sujet… le mystère de la résurrection des justes et du royaume, prélude de l’incorruptibilité… Il est juste que dans le monde où il ont peiné, où ils ont été mis à mort… ils retrouvent la vie, que là où ils ont enduré la servitude ils règnent… »

33-1 « Sans aucun doute, c’est dans l’héritage de la terre qu’il (le Christ) le boira (le vin de la victoire), de cette terre que Lui-même renouvellera et rétablira dans son état premier (où la mort n’existait pas) pour le service de la gloire des enfants de Dieu. »

33-2 Citant Jésus (Luc XIV 12-13-29-30) : « Lors de la résurrection des justes quiconque aura quitté champs, maisons ou frères ou enfants à cause de Loi, recevra le centuple en ce siècle (le Règne) et héritera de la vie éternelle dans le siècle à venir (le Paradis, dans la foulée) ».

34-1 Isaïe lui-même annonce clairement (XXXVI-19) qu’une joie de cette sorte aura lieu à la résurrection des justes, lorsqu’il dit : « les morts ressusciteront, ceux qui sont dans les tombeaux se lèveront et ceux qui sont dans la terre (semblablement) se réjouiront » (certainement pas si ce n’était qu’une « perm’ de 24 heure »).

34-2 « La lumière de la lune sera comme la lumière du soleil, et la lumière du soleil sera septuplée, le jour où le Seigneur portera remède à la ruine de son peuple et guérira la douleur de la plaie… Celle dont fut frappée l’homme à l’origine, cette plaie qui est la mort » (Il s’agit bien d’une régénération définitive pour l’homme comme pour la Création).

34-4 « Toutes ces prophéties (d’Isaïe) de ce genre se rapportent sans conteste à la résurrection des justes, qui aura lieu après l’avènement de l’Antéchrist et l’anéantissement des Nations à lui soumises ; alors les justes régneront sur la terre à la suite de l’apparition du Seigneur, ils s’accoutumeront grâce à Lui (le Christ) à saisir la gloire du Père et, dans ce royaume, ils accéderont au commerce des saints anges ; ainsi qu’à la communion et à l’union avec les réalités « spirituelles » (diverses) » (Toutes choses incompatibles avec la mort).

35-2 « Ces événements (ci-dessus) ne sauraient se situer dans les lieux supra-célestes (le paradis éternel), car Dieu montrera sa splendeur à toute la terre qui est sous le Ciel (Daniel VIII,27) mais se produiront aux temps du Royaume, lorsque la terre aura été renouvelée par le Christ et que Jérusalem (l’Eglise) aura été rétablie sur le modèle de la Jérusalem d’en-haut » (le paradis). (« Sur la terre comme au ciel », dit le pater).

35-2 (suite) « Jean dans l’Apocalypse dit : et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés, et la mer n’était plus. Et je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle (le Royaume) descendre du ciel, d’auprès de Dieu parée comme une épouse le jour de ses noces. Et j’entendis une grande voix, sortant du trône, qui disait : voici le tabernacle (la tente) de Dieu avec les hommes : Il habitera avec eux et ils seront ses peuples ; Dieu lui-même sera avec eux et sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses s’en sont allées. » (Apocalypse XXI, 21-1-4)

« Et rien de tout cela ne peut s’entendre allégoriquement, mais au contraire, tout est ferme, vrai, possédant une existence authentique réalisé par Dieu pour la jouissance (donc pas la mort) des hommes justes. Car, de même qu’est réellement Dieu celui (le Christ) qui ressuscitera l’homme, c’est aussi réellement que l’homme ressuscitera d’entre les morts, et non allégoriquement, ainsi que l’avons abondamment montré« .

« Et de même qu’il ressuscitera réellement, c’est réellement aussi qu’il s’exercera à l’incorruptibilité, qu’il croîtra et qu’il parviendra à la plénitude de sa vigueur au temps du Royaume, jusqu’à devenir capable de saisir (intellectuellement ou conceptuellement) la gloire du Père. Puis toutes choses étant renouvelées, c’est réellement (et non en locataire provisoire) qu’il habitera la cité de Dieu (Apocalypse XXI,5-6) ».

36-1 « Rien de plus juste car, puisque réels sont les hommes, réel doit être aussi le transfert qui les affectera, tant toutefois qu’ils ne s’en iront pas au néant (ni à la tombe bien sûr), mais progresseront dans l’être (intégral). Car ni la substance ni la matière de la création ne seront anéanties – véridique et stable est Celui qui l’a établie – mais la figure de ce monde passera, c’est-à-dire les choses en lesquelles la transgression a eu lieu (la chute) car l’homme a vieilli en elles« . (Nous sommes donc des peuples de vieillards ?!)

36-2« Tels sont, aux dires des presbytres, disciples des apôtres (leurs immédiats successeurs dans l’épiscopat, mais non dans les charismes exceptionnels qui étaient les leurs : infaillibilité, impeccabilité, thaumaturgie illimitée, prophétisme, etc.), l’ordre et le rythme que suivront ceux qui sont sauvés. Ainsi que les degrés par lesquels ils progresseront : par le Saint Esprit ils monteront au Fils, puis par le Fils ils monteront au Père, lorsque le Fils cédera son œuvre au Père, selon ce qui a été dit par l’apôtre Paul (I Cor. XV, 25-26) : « Il faut qu’Il règne jusqu’à ce que Dieu ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (ceux du Christ) : le dernier ennemi qui sera « anéanti«  (pas seulement battu  !) c’est LA MORT (point final). »

Conclusion :

Pour bien saisir l’eschatologie d’Irénée, il faut retenir sa vision exclusivement terrestre du Royaume auquel il ramène quasiment tout ce que l’Ecriture suggère comme surnaturel, transcendant, paradisiaque même. Le 8ème jour éternel, comme dit Paul, est hors de portée pour nous. Il ne le fut pas pour lui.


1 Pour un exposé plus complet sur l’eschatologie proposée par l’auteur, on pourra se reporter à l’ouvrage édité par M. Conat en 1992 : Intelligibilité du Christianisme (disponible au Secrétariat du CEP et aux Editions Godefroy de Bouillon) et particulièrement aux ch. 8 et 9 : Les temps eschatologiques ; L’Avènement Royaume, pp. 137-187.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut