La vie et l’œuvre du Dr Berczeller et le soja alimentaire (1ère partie)

Par Francis Arnould

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La vie et l’œuvre du Dr Berczeller et le soja alimentaire (1ère Partie)1

Francis Arnould2

Résumé : A l’heure où le soja transgénique risque de devenir seul disponible, il a paru utile de rappeler comment cette aventure contemporaine du soja fut entreprise par le Dr Berczeller. On découvre ainsi que des avancées alimentaires majeures sont encore possibles (et la question n’est pas sans incidence sur le dossier de la natalité), en qualité comme en quantité. On voit aussi sur cet exemple frappant, combien l’esprit inventif et l’esprit de lucre peuvent diverger.

I. Introduction

Le docteur Laszlo Berczeller, bio-chimiste et médecin hongrois d’origine juive, est né à Budapest vers 1885 et mort à la Maison de Santé Nationale de Saint-Maurice, près de Paris en 1955.

En 1922, il découvrit les procédés de traitement physico-chimique du Haricot de Soja, qui permirent l’introduction de cette légumineuse, très riche en excellentes protéines, dans l’alimentation occidentale et mondiale.

Il a consacré toute sa carrière à cette vaste question, et doit être considéré comme l’un des principaux fondateurs scientifiques – peut-être le principal – de l’industrie du soja alimentaire.

Cette industrie est maintenant très importante, aux Etats-Unis surtout. Elle traite des millions de tonnes chaque année.

Le Dr Berczeller fut aussi un pionnier dans l’étude statistique et quantitative de l’économie alimentaire et agricole des divers pays. Il a voulu traiter scientifiquement et dans toute son ampleur la vaste question de la sous-alimentation azotée dans le monde.

Nos relations avec le Dr Berczeller

En 1932 le Dr Berczeller nous avait demandé de présenter ses travaux aux organismes scientifiques français. Un de ses principaux buts pratiques, en développant l’alimentation au soja, était l’introduction de 5 % de farine de soja dans le pain de l’Armée.

Depuis cette époque nous sommes restés en relations amicales avec le Dr Berczeller. En 1939-40 nous avons étudié avec lui les question du soja, pour le CNRS et l’Intendance Militaire. Puis nous avons repris ces questions en 1945.

Nous n’avons connu qu’une partie de l’activité du Dr Berczeller, surtout celle relative à la France.

Nous ne pouvons donc donner ici qu’une vue incomplète sur ses travaux et sur sa vie. Mais un des buts de la présente note serait justement d’aider à réunir des documents et des souvenirs de ceux qui l’ont connu dans d’autres circonstances pour tracer ensuite une biographie complète.

Ses difficultés

Le Dr Berczeller a rencontré beaucoup de difficultés humaines dans son action pour le développement du soja alimentaire.

Il a dû soutenir des luttes très sévères pour ses brevets, triomphant, avant 1934, en Europe Centrale et en Allemagne. Mais il a perdu des procès en Grande-Bretagne, en Hollande et aux Etats-Unis. Alors son nom et ses titres scientifiques ont été pratiquement étouffés par des adversaires industriels devenus très puissants.

Il est mort en 1955, complètement méconnu3. Décrire son œuvre, son action et sa vie serait un acte de justice que lui doit l’Histoire des Sciences et de la Médecine.

Sa sépulture

Le Dr Berczeller a reçu une sépulture provisoire au cimetière de Saint-Maurice, près de Paris.

Elle avait pour date limite le 17 novembre 1960. La commune de Saint-Maurice a bien voulu prolonger cette période.

Mais nous voudrions lui faire donner une sépulture décente et stable par une souscription internationale.

La présente note serait un premier jalon dans ce sens – et un appel à tous ceux qui s’intéressent à cet épisode de la lutte contre la faim dans le monde.

Divisions de cette note.

Dans une première partie nous rappellerons d’une manière sommaire comment se présente techniquement la question du soja alimentaire, et quels ont été les travaux et les résultats du docteur Berczeller.

Dans une deuxième partie nous montrerons l’importance et la signification de ces progrès techniques dans la grande question de l’alimentation mondiale et des pays « sous-développés ». Nous traçons en quelques lignes les projets de Berczeller dans ce domaine.

Dans une troisième partie nous retraçons la vie du docteur Berczeller, d’après ce que nous en savons. Elle est forcément très incomplète.

Dans la quatrième partie nous essayerons de mettre en relief ce qui nous semble avoir été les traits généraux de sa personnalité intellectuelle et scientifique.

II. Le soja alimentaire

La composition du soja

Le haricot de soja, très riche en protéines excellentes et très bon marché, présente un intérêt exceptionnel pour l’alimentation azotée des grandes masses humaines et aussi des animaux d’élevage. Il semble bien être une des clefs de la question de l’alimentation mondiale des pays « sous-developpés » et du « tiers monde ».

Nous rappelons rapidement ici les renseignements simplifiés sur sa composition quantitative :

Protéines40 %
Matière grasses20 %
Sucres12 %
Cellulose13 %
Pouvoir calorifique =4700 cal. au kg
Lécitine3 %
Sels minéraux Eau3 % 9 %

Substances secondaires :

Vitamine A                

Vitamine B et B2                         

Vitamine D

Vitamine antipellagreuse PP

La vitamine C semble manquer

Le soja contient des pré-hormones (stigma-stérol)

Diastases amylolytiques

Uréase

Absence presque complète d’amidon

Absence de purine

Léger effet laxatif

Action basique avantageuse pour la flore intestinale

La protéine principale du soja, la Glycinine, est équivalente à celle des viandes – mais manque un peu de méthionine.

Agronomie

Le soja est une légumineuse facile à cultiver – son aire de culture correspond sensiblement à celle du Maïs. On a pu le faire pousser à Cambridge (Grande-Bretagne).

Il existe de très nombreuses variétés de soja – de hauteurs et précocités différentes – donnant des grains de couleurs variées.

C’est une plante de grande culture. C’est aussi une plante fourragère utilisée ainsi aux Etats-Unis sur des millions d’hectares.

Difficultés de l’alimentation au soja

Les Chinois cultivent et utilisent le soja depuis très longtemps (cinq mille ans peut-être), mais ils lui font subir des préparations culinaires spéciales – très « chinoises » dirons-nous -qu’on ne pourrait pas faire admettre dans d’autres pays. Ces préparations sont indispensables pour surmonter des difficultés très particulières de l’alimentation au soja :

Le soja non traité est légèrement toxique et se rend alors nocif à la longue. La question est encore très mal connue en France, ou même niée parfois. Mais elle semble bien réelle. Elle a été la cause principale des échecs nombreux de l’alimentation au soja en Europe, par exemple dans l’armée anglaise en 19174.

Le soja non traité présente une saveur et un goût particuliers, pas très accentués, mais suffisants pour rebuter les consommateurs d’Europe, d’Amérique et aussi d’Afrique.

Le soja est indigeste s’il n’est pas cuit convenablement. Les diverses variétés sont plus ou moins digestibles.

La cuisson et le traitement par la chaleur modérée améliorent les protéines du soja à ce point de vue.

Les graines du soja contiennent des acides non saturés (à liaisons éthyléniques) qui s’oxydent et rancissent. Les farines de soja non traitées deviennent rapidement amères.

On peut extraire industriellement l’huile de soja. Il reste un « tourteau » de soja très riche en protéines. Mais l’extraction de l’huile enlève aussi les matières secondaires précieuses : vitamines – lécithine – phosphatides – amylases et autres diastases, etc. C’est alors une solution imparfaite.

Le procédé Berczeller

En 1922, Berczeller trouva un procédé physico-chimique de traitement du soja, basé sur l’action de la vapeur d’eau et de la température, qui résout d’un seul coup toutes ces difficultés  : toxicité, goût et saveur, digestibilité, stabilité, etc.

Il  perfectionna ce procédé durant les années suivantes, jusqu’en 1936. Nous avons une liste de 11 brevets de Berczeller, relatifs à cette question. Elle est incomplète.

D’autres biochimistes ont suivi la même voie, mais il était resté à la tête de ce grand progrès jusqu’à la deuxième guerre.

Lassé par des stériles luttes de brevets, il n’a pas publié ses derniers perfectionnements et les a gardés secrets.

Les questions techniques connexes

Berczeller produisait son soja ainsi traité sous la forme d’une « farine stabilisée et désamérisée » ou « farine de Berczeller ».

Il a étudié et résolu les nombreux problèmes connexes de cette production :

Technique meunière spéciale – essais de nutrition – études sur la psychologie expérimentale du goût – utilisation des sous-produits – utilisations non alimentaires des protéines du soja (pour les colles en particulier), etc…

Il a monté des usines pour la production de cette farine en Hongrie, en Allemagne, en Hollande, en Grande-Bretagne, etc..

Intérêt médical

La composition du soja fait aussitôt comprendre son intérêt général pour l’alimentation azotée normale. Mais en y regardant de plus près et en considérant l’expérience clinique déjà accumulée, on peut montrer des applications médicales spéciales et diverses du soja :

Le soja et le lait de soja sont utilisables dans l’alimentation des nourrissons et particulièrement précieux dans des cas d’intolérance au lait ; le soja est un aliment de croissance remarquable pour les jeunes enfants (et aussi pour les jeunes animaux, les porcs à l’engrais par exemple).

Le soja est utilisable par les diabétiques.

Les individus sous-alimentés, comme les déportés, sont remis rapidement par le soja. Le professeur Gounelle du Val-de-Grâce, avait montré en 1944, que 1 kg de soja augmente le poids d’un homme très « sous-alimenté » de 1 kg environ.

Le soja est un aliment de choix pour les tuberculeux, etc..

Ces avantages médicaux étaient plus ou moins connus ou prévus depuis longtemps. Mais à cause des difficultés de l’alimentation au soja ordinaire, il n’ont pu être bien étudiés que depuis la production de la farine de Berczeller.

Le « Kwashiorkor », nom moderne pour les symptômes ou syndromes de la sous-alimentation dans les pays chauds, a pour médicament direct et complet le soja. Berczeller avait bien vu toute la question dès 1932, peut-être même avant.

La cuisine

Pour que le soja soit utilisé en grand et rapidement, il faut qu’il puisse entrer directement dans les aliments usuels.

Berczeller avait étudié méthodiquement la cuisine au soja pour l’Europe. Avec des spécialistes, il avait indiqué des recettes pour de très nombreux mets et plats.

La plupart de ces recettes pouvaient entrer dans des produits alimentaires industriels :

Pain – biscuits – macaronis – chocolat – pâtisseries – friandises – charcuterie – soupes – sauces – moutarde, etc…

Son organisme de vente à Berlin « Edel Soja » (Le Noble Soja) fournissait de tels produits dès 1932 ou avant. Leur excellente qualité avait été reconnue par tous.

L’industrie alimentaire américaine en fournit de grandes quantités, surtout depuis la deuxième guerre mondiale.

Avantages pratiques

La composition du soja, puis la pratique de la production et de l’utilisation de la farine de Berczeller, montrent des avantages pratiques très importants :

stabilité ou effet stabilisant (sur le pain au soja, par exemple).

légèreté et facilité de transport (le soja contient très peu d’eau).

multiplicité des emplois dans les mets les plus variés.

Ces avantages pratiques ont fait utiliser le soja dans des circonstances spéciales, dans les vivres de guerre (dans ceux des parachutistes allemands par exemple), dans les vivres de secours, dans l’alimentation des réfugiés, etc…

III. Les grandes questions et les projets

Le problème mondial de l’alimentation azotée.

Devant ces possibilités du soja et les travaux de Berczeller pour sa « farine de soja complète et stabilisée », nous rappellerons très succinctement les grands traits du problème mondial de l’alimentation azotée.

L’Allemagne par le fait de son climat, de ses productions agricoles normales (pommes de terre, betteraves, céréales, etc), des conditions de son commerce extérieur, etc., connaît un grave déficit chronique d’aliments azotés. Elle manque aussi de matières grasses.

Ces déséquilibres alimentaires fondamentaux peuvent être corrigés, en grande partie, par le soja. Elle en a importé jusqu’à un million de tonnes par an avant guerre. Ce tonnage a été traité par le procédé Berczeller. Ce fut un triomphe.

La Russie a eu de graves famines vers 1926, puis à d’autres reprises encore. Elle s’est tournée vers le soja ; elle en a cultivé sur de grandes étendues.

Le Dr Berczeller est allé en Russie vers 1927 pour créer l’industrie moderne du soja dans ces régions.

Dans tout le bassin de la Méditerranée, les produits laitiers sont relativement rares et chers. Le soja qui pourrait être cultivé facilement dans ces pays, serait très utile5.

Dans l’Orient musulman et l’Afrique du Nord, la sous-alimentation est chronique et parfois grave.

La culture du soja et l’industrie alimentaire du soja seraient une solution à ces difficultés.

Toute l’Afrique Noire souffre de sous-alimentation azotée même lorsque l’alimentation hydro-carbonée est suffisante. Le soja alimentaire serait un bienfait pour tout ce continent.

L’Inde vit sous la menace constante de la famine. Son alimentation azotée est très insuffisante. Le soja alimentaire serait aussi un bienfait essentiel pour cette énorme masse humaine. En 1936 le Maharadjah de Baroda avait bien compris la question et avait fait publier un livre sur le soja par des médecins indiens. Mais ils ignoraient les progrès décisifs de Berczeller. Ce dernier pensait, dès 1932, que l’alimentation du soja dans les Indes serait son plus grand but humain.

En Chine les procédés modernes de Berczeller apporteraient de grandes améliorations dans l’alimentation au soja traditionnelle.

En Amérique du Sud de vastes régions sont sous-alimentées, au Brésil par exemple, et manquent surtout de nourritures azotées. Là encore le soja alimentaire moderne serait précieux6.

Etudes statistiques et économétriques.

Bien avant 1932 le Dr Berczeller avait bien vu cette énorme question mondiale de l’alimentation azotée et aussi celle de la sous-alimentation générale.

Il avait entrepris de l’étudier scientifiquement. Il voyageait beaucoup pour réunir des renseignements et des statistiques sur ce sujet. Il s’intéressait aux méthodes économétriques modernes. En 1932 il apprécia nos études d’économétrie générale, qui furent l’origine et la base de nos relations.

A cette époque le Dr Berczeller nous expliqua l’équilibre général  ou le déséquilibre de l’agriculture et de l’alimentation allemande par des considérations quantitatives très justes et bien supérieures à d’autres études ultérieures sur les mêmes sujets.

Il fut ainsi un précurseur de l’économétrie agricole et alimentaire.

Laboratoire International pour la nutrition

Le Dr Berczeller s’intéressait beaucoup au Organisations internationales.

Il prévoyait la nécessité d’un organisme ou d’un laboratoire international pour l’étude de la nutrition et de l’alimentation. Dès 1932, il nous disait qu’il voudrait donner sa fortune – qui était grande – à un tel organisme.

Ses idées et ses buts concordaient parfaitement avec ceux des organismes existants – l’Institut International pour l’Alimentation et l’Agriculture avant 1939 – puis la « Food and Agricultural Organisation » après la guerre. Ce sont des circonstances particulières – et peut-être des influences occultes – qui empêchèrent le développement de son œuvre dans ces cadres normaux.

Les aliments azotés nouveaux

L’objectivité nous oblige à dire qu’on peut envisager d’autres aliments azotés et économiques pour jouer un rôle analogue à celui du soja. On étudie ainsi :

des levures qui pourraient être nourries elles-mêmes par des déchets et substances agricoles diverses.

d’autres micro-organismes comme les chlorelles et des algues diverses, riches en protéines.

des synthèses d’amino-acides ou même de polypeptides atteignant le stade industriel, etc…

Les réalisations pratiques et en grand sont encore lointaines, alors que le soja est « actuel ». Mais ces études et recherches nouvelles ont certainement un grand intérêt futur.

Nous croyons qu’elles auraient trouvé leur place naturelle et logique dans les projets d’organisations et d’études de Berczeller.


1 Repris de la Revue d’Histoire de la Médecine Hébraïque (13ème année, n°4, déc. 1960, pp. 153-168).

2 Ingénieur des Ponts et Chaussées, F. Arnould avait travaillé en 1939 avec le Dr Berczeller à l’introduction de la culture du soja dans la région de Toulouse et dans l’armée.

3 Ndlr. A notre connaissance Berczeller reste toujours aussi méconnu. The Timetables of Science d’Alexandre Hellemans et Bryan Bunch (Simon & Schuster), très fouillé (10.000 découvertes), ne mentionne même pas son nom, ni le récent dictionnaire Larousse : Inventeurs et Scientifiques qui donne pourtant la biographie de 4000 hommes de science.

4 Ndlr. Le soja simplement séché peut être introduit, mais à petites doses, dans l’alimentation des bovins.

5 Ndlr. L’Italie cultive aujourd’hui le soja « en dérobé » après la moisson des céréales, ce qui permet de produire deux récoltes par an (avantage économique) et de maintenir une couverture du sol en été (avantage agronomique).

6Ndlr. De fait le sud du Brésil et l’Argentine sont devenus aujourd’hui le plus grand bassin de production du soja (après les Etats-Unis).

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