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Par le Pr. Henri Baruk
La mort du Dr Berczeller1
Pr. Henri Baruk2
Résumé : Suite à la note de Francis Arnould sur la vie et les travaux de Berczeller, ce bienfaiteur de l’humanité, il convenait d’entrer dans quelques détails sur la mort de ce grand savant. Ce récit du Pr. Baruk restera comme un témoignage écrasant sur l’inhumanité d’une époque qui a tout sacrifié à Mammon.
La défaite de 1940 arrêta les travaux du Dr Berezeller. Traqué pendant l’occupation, il vécut plus ou moins dans la clandestinité, puis en 1949, sous-alimenté, épuisé par la cachexie et aussi par des crises d’asthme, il fut hospitalisé après une syncope dans le métro et envoyé dans divers hôpitaux, puis à l’hôpital Henri-Rousselle, puis à Sainte-Anne, à Vaucluse, jusqu’en avril 1951 et, enfin, transféré de là à Clairefontaine, à, l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy, dans la Haute-Saône.
Pendant la guerre, nous avions pu nous-mêmes, dans notre service de Saint-Maurice, voir les bons effets du soja, grâce au Professeur Gounelle qui établit une précieuse liaison avec nous et ses collaborateurs R. Mande, J. Marche, le Professeur Dumas, de l’Institut Pasteur, et M. Saunier, ainsi que M. Raoul, pour le dosage des protides, lipides et vitamines
Notre interne d’alors, M. Bachet, a consacré sa thèse à ce problème qu’il a étudié à fond. Il a donné une description approfondie des diarrhées, des œdèmes de carences, des érythèmes pellagreux, des comas hypoglycémiques et des tuberculoses secondaires3.
Nous mêmes nous avons étudié le problème de l’athrepsie chez les malades mentaux4.
Les nombreux et importants travaux du Professeur Gounelle et de ses collaborateurs ont éclairé tout ce problème. Nous avons pu constater les remarquables effets du soja sur les oedèmes et autres
manifestations de dénutrition.
Le Professeur Tayeau, de Bordeaux, a étudié aussi ces problèmes et a utilisé l’arachide à l’hôpital psychiatrique de Château-Picon5.
En 1953, le Professeur Verzar, de l’institut de Physiologie de l’Université de Bâle, ému par la triste situation du Dr Berczeller, nous demanda de le prendre dans notre service.
Nous l’avons tout de suite installé du mieux possible dans une bonne chambre de notre service de Saint-Maurice où il est entré le 20 juin 1953. D’après les certificats qui nous ont été transmis, nous avons l’impression que les déclarations réelles du Dr Berczeller ont parfois été interprétées ou comme des idées mégalomaniaques ou revendicatrices, car on parle de déséquilibre mental, de tendances paranoïaques, revendicatrices, de graphorrhée, d’inadaptation.
A l’entrée, le Dr Berczeller parlait, en effet, très abondamment en français, en anglais, exposant de nombreuses idées sur l’alimentation chez l’homme et chez les animaux, se plaignant surtout de sa situation “d’apatride, suspect de tout côté, rejeté de tout poste officiel lucratif’.
L’assistante sociale des réfugiés étrangers est venue nous voir, le 25 juin 1953, et nous a confirmé les récits du Dr Berczeller.
Elle nous a aussi appris qu’il avait divorcé avant la guerre et qu’il avait déjà fait un séjour, en Suisse, dans une clinique, pendant 4 mois (clinique du Dr Muller). Il avait été opéré d’une fistule pulmonaire, suite d’un traumatisme thoracique, origine de son asthme compliqué ensuite de troubles cardiaques importants.
II était visité pendant son séjour par Mme Rousselin, 58avenue Jean Jaurès à Meudon, Val Fleury ; Mme de Bissingen, 27 rue Montrosier à Neuilly-sur-Seine ; enfin, nous avons eu de nombreux renseignements par Mme Koechlin, de l’Aide aux Emigrants, qui nous a confirmé qu’il avait été professeur de biochimie à l’Université de Budapest et directeur d’un Institut de recherches sur L’alimentation à Vienne, vers 1920. Il avait quitté l’Autriche en 1939 et serait venu à Paris voir le Professeur Cliouard, au Ministère de la Guerre, où il aurait été appointé.
C’est pendant l’occupation qu’il a été aidé par Mmc Rousselin, d’origine américaine, qui travaillait à l’ambassade des Etats-Unis. En 1945, il est venu à l’Aide aux Emigrants, souffrant de bronchites et d’asthme. Hospitalisé à Cochin, à la Pitié, puis à Henri-Rousselle.
Nous avons également, pendant son séjour, vu le Professeur Longchambon qui nous a confirmé l’œuvre scientifique capitale du Dr Berczeller.
De toutes parts on estimait que le Dr Berczeller eut été mieux à sa place dans une maison de repos en Suisse que dans hôpital psychiatrique. Pendant son séjour à Sainte-Anne, le Dr Bessières écrivait, le 30 juin 1950 “Le Dr Berczeller est très calme et serait évidemment mieux à sa place dans un milieu plus approprié à sa culture et à ses connaissances. Il n ‘est pas atteint de tuberculose.”
Dans ce but, nous avons essayé de nous mettre en relations avec les compagnies américaines qui ont tiré des bénéfices considérables de sa découverte, afin de lui procurer un peu d’argent pour aller en Suisse. Le Professeur Verzar s’y est employé de son côté. Le Professeur MacCay, professeur de Nutrition, à l’Université Corneil, (Ithaca. N.Y., USA), est intervenu auprès de la Compagnie Soybean Digest, (Hudson, Iowa), et visita le Dr Berczeller.
Il écrit à ce sujet : Le dimanche de Pâques, le Pr. Verzar de l’Université de Bâle nous invite, ma femme et moi, à l’accompagner pour visiter un vieux savant hongrois, aujourd’hui confiné dans un hôpital psychiatrique français au milieu de plusieurs centaines de malades étrangers. A ma grande surprise, le malade se trouva être L. Berczeller dont je connais le nom depuis des années en raison de son travail de pionnier pour développer des méthodes de fabrication de la farine de soja.
Le Professeur Verzar m‘avait demandé si quelqu‘industriel du soja voudrait bien participer au transfert de Berczeller dans un hôpital privé en Suisse, ce qui reviendrait environ à 5 dollars par jour. Je répondis que j’étais très pessimiste et n ‘entrevoyais guère d’altruisme du côté de l’industrie du soja ; j’avais moi-même longtemps travaillé sur ce produit et n‘avais jamais reçu la moindre aide. Je lui dis qu’à mon avis ces industriels n’y verraient même pas leur intérêt bien compris, mais que je ferais insérer cette demande dans le “Soybean Digest”.
Il ajoutait : “Le Docteur Berczeller est souvent appelé l’inventeur de la farine de soja”.
J’ai alors écrit à Uth Kunewalter (Gante 15, Mexico 1, D.F, Mexique), avec qui j’avais été en contact. Voici sa réponse (20 juillet 1955) :
“Cher Docteur Baruk,
Je reviens sur ma visite auprès de vous au sujet du Dr Berczeller. Comme vous l’aviez suggéré j’ai écrit à un industriel du soja aux Etats-Unis en sollicitant de petits dons en faveur du Docteur Berczeller”.
J’avais écrit aussi au Dr Jules Massemann, à Chicago, en juin 1954, qui s’était mis en rapport avec le Professeur Manfred Bleuler pour trouver quelque chose pour le Dr Berczeller en Suisse.
Le résultat de toutes ces démarches fut une lettre de M. Keinwalter, de Mexico, au directeur administrateur de Charenton, le 22 août 1955, dans laquelle il écrivait:
“Suite à une conversation avec le Pr. Baruk au cours d’un récent voyage en France, j’ai tenté de recueillir quelques fonds à l’usage du Dr Berczeller, un des malades de votre hôpital. Je vous saurais donc gré de porter le chèque ci-joint de 10 dollars au crédit du compte personnel du Dr Beczeller.”
En même temps, M. Keinwalter m’écrivait:
“Merci pour votre aimable lettre du 31 juillet. Malheureusement ma demande d’aide en faveur du Dr Berczeller n’a pas rencontré un grand succès. Sur près de 50 lettres envoyées, une seule réponse m’est parvenue.”
Le modique don de 10 dollars arriva à la veille de la mort du Dr Berczeller, qui mourut à l’Etablissement de Saint-Maurice le 14 novembre 1955.
Son corps a été inhumé au cimetière de Saint-Maurice, dans une concession gratuite de 5 ans, puis transféré, le 24 octobre 1967, dans une concession de 10 ans acquise par M. Francis Arnould, domicilié à cette époque 97 avenue Emile Zola à Paris, et maintenant décédé. Nous avons eu tous ces renseignements grâce à M.P. Brault, chef du Bureau des Cimetières à la Préfecture de Paris.
II est question que la Ville de Paris concède un terrain définitif.
Que le savant, le Dr Berczeller, repose en paix. Un des hommes qui a le plus contribué à apaiser la misère et la faim dans le monde est mort méconnu et lui-même dans la misère!
1 Extrait de l’article « Berczeller et le Soja », Histoire des Sciences Médicales, t.VIII, n° 2, 2ème trim.1974.
2 Longtemps Président de la Société Psychiatrique de France, où il fit barrage à Freud, Henri Baruk est de ces rares savants qui ont préservé en eux et autour d’eux une authentique vision biblique du monde.
3 M. Bachet : Etude des troubles causés par la dénutrition dans un asile d’aliénés, Thèse Paris 1943, Louis Arnette éditeur.
4 H. Baruk : Presse Médicale, 22 septembre 1945, Revue Médicale de France, 1949, N° 7-8. Gounelle, Bachet, Garnier et Marche : Société Médicale des Hôpitaux de Paris, 1941, p.635, Société de Biologie, 11 octobre 1941 ; et Gounelle, Bachet et Marche : Thérapeutiques de l’œdème de dénutrition par les vitamines, le soja, etc. Société Médicale des Hôpitaux de Paris, 16 octobre 1942.
5 F.Tayeau Recherches sur les protéides de la graine de soja (Soja hispida) — Bull. Trav. Soc. Pharma., Bordeaux, 1944, 82, 10. M.Macheboeuf et F. Tayeau : Valeur alimentaire de la farine d’arachide déshuilée — BuIl. Ac. De Médecine, 1942, 126, 255 ; et Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, 5 janvier 1942.