La confession de Rakovski

Par le Dr Landowsky

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La confession de Rakovski1

Résumé : L’an passé nous parvint ce document que nous allons répartir en plusieurs épisodes en raison de sa longueur. Avant de publier un texte aussi particulier, il fallait procéder à diverses vérifications. Certes la préface de Georges Knupfer donnait une caution suffisante : Anglais né en Russie, son père au service du Tsar, il fut l’un des mieux placés pour étudier la nature profonde du mouvement bolchevique, et ses ouvrages font toujours autorité à ce sujet. Par ailleurs Deirdre Manifold a donné un court extrait de ce texte dans son lucide ouvrage Fatima et la grande conspiration. Puis nous eûmes entre les mains l’édition espagnole que G. Knupfer dit avoir confrontée aux manuscrits russes. Enfin les règles de la critique interne, comme la confrontation avec les événements ultérieurs, nous ont convaincus de disposer de l’un des documents les plus importants pour l’intelligence de l’histoire du vingtième siècle.

Préface du traducteur de l’édition anglaise :

Ce texte est la traduction du chapitre XL d’un livre publié à l’origine aux Editions E.R.S.A. de Don Mauricio Carlavilla à Madrid, à la fin des années 60, sous le titre  » Sinfonia en rojo major  » (Symphonie en rouge majeur), et qui a depuis connu onze éditions. L’éditeur avait alors très aimablement accepté le projet d’une traduction en anglais, sortie chez The Plain Publishing Company, 43 Bath road, Londres W4.2 Le chapitre extrait et présenté ici en tiré à part est de la plus haute importance et constitue à lui seul un document d’Histoire. Il a été traduit à partir du texte espagnol et du texte russe.

Dans un livre qu’il avait écrit et publié sous le titre  » The Struggle for World Power  » ( La lutte pour le pouvoir mondial), le traducteur anglais avait, lui aussi, traité de la question du gouvernement mondial et de la mise en esclavage du monde par ceux qui s’avèrent être les maîtres à la fois du capitalisme usurier et du Communisme terroriste, qui sont l’un et l’autre les instruments des mêmes forces et servent aux mêmes objectifs . Son livre parut également en espagnol, publié par la maison d’édition de M. Carlovilla sous le titre:  » La Lucha para el poder mundial ». Dans le texte présenté dans Symphonie Rouge, toute cette question est brillamment exposée et attestée par celui qui fut l’un des acteurs majeurs de la conquête subversive du monde, de son nom Christian G. Rakovski (1873, † ?), l’un des fondateurs du bolchevisme soviétique, qui tomba victime d’un procès à grand spectacle juste avant la deuxième guerre mondiale sous le règne de Staline. C’est donc un document de grande importance historique, et quiconque s’intéresse à cette période ou au sujet évoqué ne saurait manquer d’en prendre connaissance : rester dans l’ignorance de la thèse exposée, c’est vouloir ne rien savoir ni rien comprendre des principaux événements de notre époque et de ce que l’on en doit attendre.

Dans l’édition espagnole, l’éditeur, M. Carlavilla expose ainsi l’origine de ce document :

Il s’agit de la difficile traduction de plusieurs cahiers retrouvés sur le corps du Dr Landowsky, qui fut découvert mort dans une cabane sur le front de Petrograd ( Léningrad ) par un volontaire espagnol (un membre de la Légion Azul qui combattait le Bolchevisme aux côtés des Armées Allemandes au cours de la dernière guerre). Celui‑ci nous les apporta. Mais dans l’état où se trouvaient ces manuscrits, leur restauration exigea un long et patient travail, qui demanda plusieurs années. Nous fûmes longtemps hésitants à décider de leur publication. Ses révélations finales étaient si extraordinaires et si incroyables que nous n’aurions jamais osé publier ces mémoires, si les personnages et les événements mentionnés n’avaient pas correspondu strictement aux faits réels. Avant que ces souvenirs n’aient paru, nous nous étions préparés à avancer nos preuves et à répondre aux polémiques. Nous répondons totalement et personnellement de la véracité des faits essentiels relatés.

A ceux qui voudraient les récuser d’avancer leurs preuves.

Le Dr Landowsky, l’auteur du manuscrit, était un Polonais russifié qui vécut en Russie.

Son père, colonel de l’Armée impériale, fut fusillé par les bolcheviques au cours de la révolution de 1917. La vie du Dr Landowsky est étonnante. Il fit ses études de médecine en Russie avant la révolution, puis alla étudier deux ans en Sorbonne à Paris ; il parlait couramment le français. Il s’était spécialement intéressé aux effets des drogues sur l’organisme humain en anesthésiologie opératoire. Brillant praticien, il mena des expériences dans ce domaine et fit d’importantes découvertes. Pourtant, après la révolution, toutes les avenues lui furent fermées. Il vécut avec sa famille dans le besoin, gagnant sa vie de petits travaux occasionnels. N’arrivant pas à publier ses travaux scientifiques sous son nom, il permit à des collègues plus en vue de les publier pour lui. Le NKVD, la police secrète du régime soviétique, ubiquiste et toujours à l’affût, remarqua ces travaux et s’y intéressa ; elle découvrit facilement qui en était le véritable auteur. Sa spécialité s’avérait de grande valeur pour ces « organes ». Un jour de 1936, on frappa à la porte du docteur. Quelqu’un l’invita à le suivre, et dès lors il ne devait plus jamais revoir sa famille. On l’installa au siège des laboratoires de chimie du NKVD près de Moscou, et il vécut là, forcé d’y mener divers travaux qui lui furent confiés par ses maîtres, d’assister comme témoin à des interrogatoires, des séances de tortures, des situations des plus terribles et à des crimes. Par deux fois, on l’emmena à l’étranger, mais toujours étroitement surveillé comme un prisonnier. Il connut beaucoup de choses et souffrit beaucoup, d’autant plus que c’était un homme pudique et religieux. Mais il eut le courage de noter tout ce qu’il avait vu et entendu, et de conserver ces notes ainsi que, dans la mesure du possible, copie des documents et lettres qui passaient entre ses mains, cachant tout dans les pieds creux de sa table, au laboratoire de chimie. C’est ainsi qu’il vécut pendant la deuxième guerre mondiale. Comment  il aboutit  à Petrograd et comment il y fut tué, demeure inconnu.

Le document présenté est un extrait de l’interrogatoire de celui qui avait été l’ambassadeur des soviétiques en France, C. G. Rakovski, enregistré lors des procès des trotskystes en URSS en 1938, lorsqu’il fut inculpé avec Boukharine, Rykoff, Yagoda, Karakhan, le Dr Lévine et d’autres.

L’accusé ayant fait clairement comprendre qu’il pouvait faire des révélations sur des sujets du plus haut intérêt, comptant que cela pourrait lui valoir la vie sauve, Staline avait alors commandé à l’un de ses agents étrangers de mener l’interrogatoire.

On sait que Rakovski fut condamné comme ses co‑accusés à être fusillé, mais que sa peine fut finalement commuée en vingt ans de prison. Très intéressante est aussi la description de l’agent en question : un certain René Duval (connu également sous le nom de Gavriil Gavriilovitch Kus’min ‑ en français Gabriel), fils d’un millionnaire, un homme intelligent et de très bonne présentation. Il avait fait ses études en France. Sa mère, veuve, l’adorait. Mais, jeune homme, il avait été dévoyé par la propagande communiste ; il était alors tombé aux mains de leur agence. Les responsables de celle‑ci lui suggérèrent d’aller étudier à Moscou, proposition qu’il avait acceptée complaisamment. Il passa par la dure école du N.K.V.D., devint agent étranger, et lorsqu’il voulut se raviser, il était trop tard: ils ne laissent jamais partir un homme tombé entre leurs mains. Par l’exercice de sa volonté, il atteignit « aux faîte de la puissance du mal », comme il l’appelait, et jouit de la pleine confiance de Staline en personne.

L’interrogatoire fut conduit en français. Le docteur était présent aux fins de droguer Rakovski en mettant dans son verre, à son insu, des pilules stimulantes et à effet euphorisant. Derrière la cloison, un magnétophone enregistrait la conversation, mais le technicien chargé de l’appareil ne comprenait pas le français. Le Dr Landowsky eut ensuite à traduire  l’interrogatoire en russe et à en tirer deux exemplaires, respectivement pour Staline et l’agent Gabriel. Secrètement, le docteur eut l’audace d’en faire une troisième copie carbone et de la cacher.

G. Knupfer

________________

Je suis revenu au laboratoire . Mon état nerveux m’inquiétait et je me suis astreint à un repos complet. Me voici au lit presque toute la journée. Ici je suis pratiquement seul depuis quatre jours. Gabriel a fait demander de mes nouvelles chaque jour. On l’a fait comptable de mon état. A la seule pensée qu’ils pourraient m’envoyer de nouveau à la Loubianka ( la direction centrale de la police secrète à Moscou) pour assister à une nouvelle scène de terreur, je suis pris d’ angoisse et je tremble.

J’ai honte d’appartenir à l’espèce humaine. Que l’homme est tombé bas, et comme je suis tombé bas moi‑même !..

Ces quelques lignes sont tout ce que j’ai pu écrire en cinq jours, depuis mon retour de la Loubianka, essayant de coucher sur le papier l’horreur, et interrompant donc l’ordre chronologique de mes notes ; mais je n’ai pu écrire. Ce ne fut qu’après plusieurs mois, au début de l’été, que je pus enfin calmement et simplement rédiger tout ce que j’avais vu de révulsant, de vicieux, d’abominable …

Au cours des derniers mois, je me suis posé mille fois la même question : » Qui étaient ces gens, qui assistaient anonymement aux séances de tortures? » J’ai tendu à l’extrême toutes mes capacités inductives et déductives. Etait‑ce Iejov ? C’est possible, mais je ne vois pas la raison pour laquelle il se serait caché. C’est le responsable officiel, et la crainte qui l’aurait fait se cacher n’a donc aucun fondement logique. Bien plus, si j’ai quelque raison de me décrire comme un psychologue, alors ce fou, le chef du NKVD, qui manifeste des symptômes d’un a‑normal, aurait certainement pris plaisir à assister à une scène criminelle. Des traits comme son arrogance devant un ennemi humilié, psychologiquement et physiquement réduit à l’état d’épave, lui auraient certainement donné un plaisir malsain. Je poussai encore un peu plus mon analyse. L’absence de toute préparation avait été évidente : manifestement la décision de tenir cette séance satanique avait été prise à la hâte. Le fait que ma présence eut été requise avait résulté d’un accord subit. Si Iejov avait été à même de choisir librement le moment, les préparatifs auraient été effectués en temps voulu, et dans ces conditions je n’aurais pas été invité ; il y avait aussi le fait que le général du NKVD qui eut du mal à arriver à temps pour assister aux tortures, aurait dans ce cas été informé de la séance à l’avance. Si donc ce n’était pas Iejov, qui donc avait décidé de l’heure ? Quel autre chef avait le pouvoir de décider de tout. Quelque médiocres que pouvaient être mes connaissances de la hiérarchie soviétique, au-dessus d’Iejov dans les questions concernant le NKVD, il n’y en avait qu’un : c’était Staline. Alors c’était donc lui qui était là ?…

En me posant ces questions qui sortaient de mes déductions, il me revint cependant encore d’autres faits à l’appui de cette idée.

Je me souvenais que lorsque je regardai de la fenêtre sur la place, quelques minutes avant que nous eûmes à descendre pour le « spectacle », je vis se ranger là quatre grosses voitures, toutes quatre identiques: or nous tous soviétiques, nous savons que Staline voyage au milieu d’une caravane de voitures identiques, de façon que personne ne sache jamais dans laquelle il se trouve, afin de rendre les attentats plus difficiles. Etait‑il donc là alors ? … Mais un nouveau mystère me frappa l’esprit: d’après les détails que Gabriel m’avait fournis, les observateurs cachés devaient être assis dans notre dos. Et là, je n’avais vu qu’une grande glace à travers laquelle on ne pouvait rien apercevoir. Peut­-être était‑ce une glace sans tain  ? Cela m’intriguait.

Sept jours passèrent lorsqu’un matin Gabriel parut chez moi . Je lui trouvai une allure dynamique et enthousiaste ; il était ce jour‑là d’humeur optimiste. Mais les éclairs de bonheur qui avaient illuminé son visage à son arrivée ne reparurent plus ensuite. Il me sembla que, par la suractivité et en s’occupant l’esprit, il voulait chasser les nuages qui passaient sur son esprit . Après le déjeuner, il me dit :

Nous avons un invité ici.

Qui est‑ce ? demandais‑je.

Rakovski, l’ancien ambassadeur à Paris.

Je ne le connais pas…

C’est l’un de ceux que je vous ai désignés l’autre soir ; c’est l’ancien ambassadeur à Londres et à Paris… Naturellement, c’était un grand ami de votre connaissance Navachine…. Oui, cet homme est entre mes mains . Il est ici avec nous ; il est bien traité et l’on s’occupe de lui . Vous le verrez bientôt.

Moi, et pourquoi ? Vous savez bien que je n’ai aucune curiosité sur ce genre de sujets … Je vous demande de m’épargner sa vue; je me sens encore mal après ce que vous m’avez forcé de voir. Je ne peux garantir mon état nerveux ni cardiaque.

Oh, ne vous inquiétez pas. On ne nous demande pas d’actes de force. Cet individu a déjà été brisé. Non, pas de sang, ni de force.

Il s’agit seulement de lui donner des doses modérées de drogue. Voici, je vous ai apporté quelques instructions détaillés ; elles sont du Dr Lévine2 qui nous sert encore par son savoir. Apparemment, il y a quelque part au laboratoire une certaine drogue qui peut faire des merveilles.

‑ Vous croyez dans tout cela ?

Je parle symboliquement. Rakovski tend à avouer tout ce qu’il sait sur l’affaire en question. Nous avons déjà eu un entretien préliminaire avec lui, et les résultats n’ont pas été mauvais.

‑ Dans ce cas, quel besoin d’une drogue miracle ?

Vous verrez, docteur, vous verrez. C’est une petite mesure de sécurité dictée par l’expérience professionnelle de Lévine. Cela aidera à obtenir que celui que nous interrogeons se sente plein d’optimisme et ne perde espoir ni foi. Qu’il puisse déjà entrevoir un espoir lointain et une chance de sauver sa vie, c’est le premier effet à atteindre. Ensuite nous aurons à nous assurer qu’il demeure en permanence dans cet état, où il se sente comme vivant un moment heureux et décisif, mais sans qu’il perde ses capacités mentales: plus exactement, il faudra même les stimuler et les aiguiser. Comment dire encore ? Plus précisément, il s’agit d’obtenir un état de stimulation éclairée

Une sorte d’état d’hypnose ?

Oui, mais sans assoupissement.

Et je dois inventer une drogue pour tout cela ? Je crois que vous vous exagérez mes talents scientifiques. J’en suis incapable .

Mais il n’y a rien à inventer ; le docteur Lévine assure que le problème a déjà été résolu.

Il m’a toujours laissé l’impression d’être une espèce de charlatan.

C’est probable, mais je crois que la drogue qu’il a mentionnée, même si elle n’est pas aussi efficace qu’il le prétend, nous aidera quand même à obtenir ce qu’il nous faut. Après tout, nous n’attendons pas un miracle. L’alcool, malgré nous, nous fait dire des bêtises : pourquoi une autre substance ne parviendrait‑elle pas à nous encourager à dire raisonnablement la vérité ? En outre, Lévine m’a parlé de cas précédents, qui semblent vrais.

Pourquoi alors ne le forcez‑vous donc pas à s’occuper de cette affaire une fois de plus? Est‑ce qu’il refuserait d’obéir ?

Oh non ! Bien au contraire : il suffit de vouloir sauver sa vie ou la prolonger en rendant ce service ou un autre pour ne pas vouloir refuser ; mais c’est moi, c’est moi‑même qui ne veux pas utiliser ses services. Il ne doit rien entendre de ce que Rakovski me dira . Ni lui, ni personne…

Par conséquent ni moi non plus…

Vous, docteur, c’est différent. Vous êtes quelqu’un de profondément droit . Mais je ne suis pas Diogène pour courir à la recherche de quelqu’un d’autre, à travers toutes les neiges de l’URSS…

Je vous remercie , mais je pense que mon honnêteté…

Oui, docteur, je sais, je sais; vous dites que nous prenons avantage de votre honnêteté pour nous livrer à toutes les dépravations. Oui docteur, c’est ainsi, mais ce n’est ainsi que de votre point de vue absurde. Et qui est attiré aujourd’hui par les absurdités? Par exemple, par une absurdité comme votre honnêteté ? Vous vous arrangez toujours pour détourner le fil de la conversation vers les sujets les plus intéressants. Mais qu’arrivera-t-il en fait ? Vous devrez seulement m’aider à donner les doses correctes de la drogue de Lévine.

Il semble que dans la posologie, il y ait une ligne invisible qui sépare le sommeil de l’état d’activité intellectuelle, la condition de clarté d’esprit, de la phase de brouillard, le bon sens, de l’état de divagation… ; il s’agit de créer une sorte d’enthousiasme excessif artificiel.

–  Est‑ce tout ?

Encore une chose. Maintenant parlons sérieusement. Etudiez les instructions de Lévine, réfléchissez‑y, et adaptez‑les raisonnablement à l’état et aux forces du prisonnier. Je vous laisse pour cela jusqu’à la tombée de la nuit ; vous pouvez examiner Rakovski autant que vous le voulez. Et c’est tout pour le moment. Vous ne pouvez pas savoir quel terrible besoin j’ai de dormir maintenant, je vais me reposer quelques heures. Sauf événement extraordinaire d’ici ce soir, j’ai donné des instructions pour qu’on ne me réveille pas. Je vous conseille aussi de faire une bonne sieste après dîner, parce qu’après, on ne pourra plus dormir pendant un long moment.

Nous passâmes au vestibule. M’ayant laissé, il monta rapidement les escaliers, mais parvenu au milieu, s’arrêta .

Ah ! docteur, s’exclama‑il, j’avais oublié ! Le camarade Iejov vous envoie ses remerciements. Attendez‑vous à un cadeau, peut‑être une décoration. Il me dit au revoir , et vite disparut dans l’escalier aboutissant au dernier étage .

Les notes de Lévine étaient brèves, mais claires et précises. Je n’eus aucune difficulté à trouver le médicament . Il se présentait en doses d’un milligramme sous forme de petits comprimés. Je fis un essai selon la méthode recommandée : ils se dissolvaient très facilement dans l’eau et mieux encore dans l’alcool. La formule du produit n’était pas indiquée, et je décidai d’en faire plus tard l’analyse, quand j’aurais le temps. C’était sans aucun doute une substance en provenance du spécialiste Lümenstadt, ce savant dont Lévine m’avait parlé lors de notre première rencontre . Je ne m’attendais pas à découvrir à l’analyse quoi que ce soit d’inattendu ou de nouveau. Il s’agissait probablement d’une base quelconque mélangée avec une quantité importante d’opiacée d’une espèce plus active que la thébaïne.

J’en connaissais bien les dix‑neuf principales variétés et quelques autres en sus. Dans les conditions dans lesquelles mes expériences avaient lieu, je me satisfaisais des faits que mes investigations permettaient de recueillir. Bien que mes travaux aient eu une direction tout à fait différente, je me trouvais cependant en pays de connaissance dans le domaine des  substances hallucinatoires. Je me souvenais que Lévine m’avait parlé de la distillation de certains types rares de chanvre indien. Il fallait donc que je m’occupe d’opium ou de haschish pour pénétrer les secrets de cette drogue si appréciée; j’aurais été heureux d’avoir la chance de découvrir une ou plusieurs bases nouvelles qui eussent développé leurs « miraculeuses » propriétés. J’étais prêt à penser que cela devait en principe être possible. Après tout, le travail de recherche dans des conditions illimitées de temps et de moyens, qui était permises en travaillant pour le NKVD, devait offrir des possibilités scientifiques également illimitées, et je me flattais de l’illusion de pouvoir découvrir à l’issue de ces recherches une nouvelle arme dans mon combat scientifique contre la douleur.

 Je ne pus me consacrer bien longtemps à la diversion que donnaient ces rêves agréables. Je dus me concentrer afin de réfléchir à la manière et aux proportions dans lesquelles administrer cette drogue à Rakovski. D’après les instructions de Lévine, un comprimé devait suffire à obtenir le résultat désiré. Mais il indiquait que si le patient présentait une certaine faiblesse cardiaque, un assoupissement pouvait s’ensuivre et même une complète léthargie, avec pour conséquence l’obscurcis­sement mental. Compte tenu de tout cela, il me fallait d’abord examiner Rakovski. Je ne m’attendais pas à trouver son cœur en parfaite condition. Même s’il ne présentait pas d’anomalie pathologique, il aurait certainement un baisse de tension, compte tenu de ses épreuves nerveuses, car son système cardio‑vasculaire n’avait pu demeurer insensible à la longue et terrifiante séance de tortures qu’il avait subie. Je repoussai l’examen du patient à l’après‑déjeuner. Il me fallait d’abord tout considérer, soit que Gabriel veuille donner la drogue à Rakovski à son insu, soit au contraire avec sa pleine connaissance.

Quoi qu’il en soit, ce serait à moi de m’en occuper, en ce sens qu’il me reviendrait de lui donner moi‑même la drogue dont on avait parlé . Il n’y avait aucun besoin de faire appel à un infirmier, puisque la drogue était administrée par voie orale.

Après le déjeuner, je rendis visite à Rakovski . Il était enfermé dans une cellule au rez-de-chaussée, sous la surveillance d’un gardien qui ne le quittait pas des yeux.

La pièce était seulement meublée d’une petite table, d’une couchette étroite sans tête ni pied de lit, et d’une autre petite table grossière. Lorsque j’entrai, Rakovski était assis. Il se leva aussitôt. Il me regarda attentivement, et je lus sur sa figure de l’étonnement et aussi, me sembla-t‑il, de la frayeur. Je pense qu’il dut me reconnaître, m’ayant vu, lorsqu’il s’assit lors de cette nuit mémorable, auprès des généraux.

Je dis au garde de m’apporter une chaise et de nous laisser. Je m’assis et demandai au prisonnier de s’asseoir. Il avait environ cinquante ans. C’était un homme de taille moyenne, avec le front dégarni, un nez large et charnu. Dans sa jeunesse, son visage avait dû être agréable. Son aspect physique n’était pas typiquement sémitique, mais ses origines étaient cependant clairement visibles. Dans le temps, il avait dû être gros, mais il ne l’était plus maintenant et sa  peau pendait de partout, cependant que sa face et son cou ressemblaient à un ballon éclaté dont tout l’air serait parti. Le menu habituel de la Loubianka faisait apparemment un régime trop strict pour l’ancien ambassadeur à Paris. Je ne fis pas alors d’autre observation.

Vous fumez ? lui demandais‑je, en ouvrant un paquet de cigarettes dans le but d’établir avec lui des rapports un peu plus chaleureux.

J’ai cessé de fumer afin de ménager ma santé, répliqua‑t‑il sur un ton plaisant, mais j’accepte, et je vous remercie, je pense avoir désormais surmonté mes maux d’estomac. Il fuma calmement, avec réserve et non sans une certaine élégance .

Je suis médecin, lui dis‑je pour me présenter.

Oui , je le sais, je vous ai vu agir, là bas, dit‑il d’une voix qui tremblait.

Je suis venu vérifier l’état de votre santé. Comment vous portez‑vous? Souffrez‑vous d’une maladie ?

Non, je n’ai rien

‑ En êtes‑vous sûr? Qu’en est‑il de votre cœur?

Grâce aux bienfaits de la diète forcée, je n’ai observé aucun symptôme anormal me concernant .

Mais il y en a qui ne peuvent être observés par le patient lui‑même, mais seulement par un médecin .

– Je suis médecin moi‑même, interrompit ‑il .

Vous êtes médecin ? répétais‑je surpris.

Oui, vous ne le saviez pas ?

Personne ne me l’avait dit. Toutes mes félicitations. Je serai très heureux d’être utile à un collègue, éventuellement même à un condisciple. Où avez vous fait vos études : à Moscou, ou à Petrograd ?

Non, à cette époque je n’étais pas citoyen soviétique. J’ai étudié à Nancy et à Montpellier ; c’est à cette dernière faculté que j’ai passé mon doctorat .

Ainsi, nous avons dû être étudiants à la même époque: j’ai suivi moi‑même des cours à Paris… Etiez‑vous français ?

J’avais l’intention de devenir français. J’étais né bulgare, mais, sans qu’on m’ait demandé la permission, je suis devenu roumain. J’étais de la province de la Dobroudja: au traité de paix, elle fut attribuée à la Roumanie.

Permettez‑moi d’écouter votre thorax, et je portai les écouteurs du stéthoscope à mes oreilles. Il enleva sa veste déchirée et se mit debout. L’auscultation ne révéla rien d’anormal; comme je l’avais pensé, il était faible, mais sans anomalie.

Je suppose qu’il faut donner un peu de nourriture au cœur…

Au cœur seulement, camarade ? demanda‑t‑il ironiquement

Je pense, répliquai‑je, faisant semblant de ne pas remarquer son ironie.

Vous permettez que je m’ausculte moi‑même ?

Avec plaisir, et je lui passais le stéthoscope. Il s’écouta brièvement .

Je m’attendais à ce que mon état fût bien pire. Merci beaucoup . Puis‑je remettre mon veston ?

Bien sûr. Mettons‑nous d’accord pour prendre quelques gouttes de digitaline, n’est ce pas ?

Vous considérez cela comme tout à fait essentiel ? Je pense que mon vieux coeur survivra très bien encore les quelques jours ou mois qui me restent.

Je suis d’un avis différent ; je pense que vous vivrez encore bien plus longtemps.

Ne me contrariez pas collègue … Vivre davantage ! Vivre plus longtemps encore … Il doit y avoir déjà des instructions au sujet de ma fin; le procès ne peut durer plus longtemps… et puis alors, repos !

 Lorsqu’il prononça ces mots, ayant à l’esprit le repos final, il me sembla que sa figure prenait presque une expression de bonheur… Je haussai les épaules . Ce souhait de mourir, de mourir vite, que je lus dans ses yeux, me fit presque défaillir. Par un sentiment de compassion, je ressentis le besoin de le réconforter :

Vous ne m’avez pas compris, camarade. Je voulais dire que dans votre cas, il a pu être décidé que vous continueriez de vivre et d’une vie sans souffrance. Car pourquoi avez‑vous été amené ici ? N’êtes‑vous pas bien traité maintenant ?

Concernant le dernier point, oui bien sûr ; quant au reste, j’ai entendu des bruits, mais… Je lui tendis une autre cigarette et ajoutai :

Gardez  espoir. Pour ma part, et dans la mesure permise par mon chef, je ferai tout ce qui dépend de moi pour m’assurer qu’il ne vous arrive rien de mal. Je vais  tout de suite veiller à  vous alimenter, mais sans excès compte tenu de l’état de votre estomac. Nous commencerons par un régime lacté, avec quelques suppléments substantiels. Je vais donner des instructions tout de suite .

Vous pouvez fumer…. prenez‑en quelques unes …

Et je lui laissai tout le reste du paquet .

J’appelai le garde et lui donnai l’ordre d’allumer les cigarettes du prisonnier chaque fois que celui‑ci le désirerait. Puis je partis, et avant de prendre une paire d’heures de repos, je donnai instruction de faire servir à Rakovski un demi‑litre de lait avec du sucre.

Nous nous préparâmes pour l’entrevue avec Rakovski, prévue pour minuit. Le caractère « amical » de cette réunion devait être marqué dans les moindres détails.

La pièce était bien chauffée, un feu allumé dans l’âtre, l’éclairage tamisé, un petit menu bien choisi avait été prévu avec de bons vins, tout avait été scientifiquement improvisé . « Comme pour une rencontre d’amoureux », avait observé Gabriel. Ma présence était requise. Je devais donner au prisonnier la drogue de telle façon qu’il ne le remarque pas. Dans ce but, les boissons ont été placées comme par hasard près de moi, et je devrai verser le vin. Je devrai aussi observer l’affaiblissement de l’effet de la drogue afin de lui en redonner une nouvelle dose au moment opportun.

C’est ma tâche la plus importante. Gabriel veut, si l’expérience réussit, obtenir dès ce premier entretien, une avancée réelle au cœur de la question. Il a bon espoir de succès . Il s’est bien reposé, et se trouve en bonne forme. Il m’intéresse de savoir comment il va se battre avec Rakovski qui, ce me semble, est un adversaire à sa mesure.

Trois grands fauteuils ont été placés devant le feu : le plus proche de la porte est pour moi ; Rakovski s’assiéra au milieu, et le troisième sera pour Gabriel, qui a manifesté son humeur optimiste jusque dans ses vêtements, en arborant une chemise russe blanche.

Minuit avaient déjà sonné lorsqu’on nous amena le prisonnier . On lui avait donné des vêtements décents, et on l’avait bien rasé. je lui jetai un regard professionnel et le trouvai plus gai. Il demanda d’être excusé de ne pouvoir boire plus qu’un verre à cause de la faiblesse de son estomac. Je n’avais pas mis la drogue dans ce verre et le regrettai. La conversation commença par des banalités …. Gabriel sait que Rakovski parle bien mieux le français que le russe et commence dans cette langue. Ils évoquent le passé. Il est clair que Rakovski est un brillant causeur. Il s’exprime avec précision, élégance et même de façon ornée. Il est apparemment très érudit. Il fait des citations avec facilité, et toujours exactement.

Parfois, il touchait un mot de ses nombreuses évasions, de son exil, sur Lénine, Plekhanov, Luxembourg ; il nous narra même que lorsqu’il était enfant, il avait un jour serré la main du vieil Engels.

Nous bûmes du whisky. Après que Gabriel m’eut donné l’occasion de parler environ une demi‑heure, je demandai comme fortuitement : Voulez‑vous un peu plus d’eau gazeuse ? 

Oui, mettez ce qu’il faut, répondit‑il distraitement .. Je pris sa boisson et laissai tomber le comprimé que j’avais en main depuis le tout début de la conversation. Je servis d’abord du whisky à Gabriel, en lui faisant voir par un petit signe que la tâche avait été accomplie. Puis je tendis son verre à Rakovski, et commençai à boire le mien. Il avala une gorgée avec plaisir. Je suis un petit commissionnaire, me dis‑je en moi‑même. Mais ce ne fut qu’une pensée évanescente, qui disparut devant l’agréable feu dans la cheminée .

Avant que Gabriel n’entre dans le vif du sujet, la conversation s’était prolongée et avait été intéressante. J’eus la chance d’obtenir un enregistrement qui, bien mieux qu’une sténographie, reproduit tout ce qui fut alors discuté entre Gabriel et Rakovski . Le voici.

(à suivre dans le n°27)


1 Aimablement traduit de l’anglais par M. Jean-Louis Lhioreau.

2 Diffusée par la librairie Bloomfield Books, 26 Meadow Lane, Sudbury, Suffolk CO 10 6TD, Angleterre.

2 Ancien médecin du NKVD, dorénavant co‑accusé avec Rakovski dans le procès.                                                                                                                

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