Partager la publication "Le Saint Suaire entre 1204 et 1357"
Marie-Paule Renaud
Résumé : Le Linceul aujourd’hui conservé à Turin fit son apparition en Europe à Lirey, en Champagne, en 1357, dans une collégiale fondée par un chevalier bourguignon, Geoffroy de Charny. Or son épouse, Jeanne de Vergy, descendait du Comtois Othon de La Roche, duc d’Athènes, qui eut sa part de reliques lors du déplorable sac de Constantinople par les croisés et les Vénitiens, en 1204. Ce trou de 150 ans dans l’histoire d’une relique vénérée à Constantinople par plusieurs rois latins au XIIème siècle, peut s’expliquer par la complexité de la situation politique, du fait des liens personnels de vassalité. Othon de La Roche revint mourir au pays et sa seconde épouse se retira en Champagne : elle était parente de l’évêque de Troyes, Garnier de Trainel, qui avait rassemblé les reliques de la Passion lors du partage entre les vainqueurs en 1204. Or nombre de croisés bourguignons, étant Comtois, relevaient de l’empereur germanique et non du roi de France ; par ailleurs, le Pape avait excommunié Othon de La Roche et voulait se concilier les Grecs. Comment rendre alors publique en France la possession d’une telle relique ? En 1597 seulement, l’antipape Clément VII (un ancien moine bénédictin de Saint-Claude, qui relève de l’Empire), connaissant bien la noblesse comtoise, confirmera l’ostension du Saint Suaire.
Le Linceul de Turin a fait l’objet d’études scientifiques, tout au long du XXème siècle, alliant les méthodes classiques de la médecine légale et de la photographie aux techniques les plus récentes de la physique nucléaire. Si les traces de sang, étudiées une à une, sont conformes au déroulement de la Passion décrite dans les Évangiles, la nature de la silhouette jaune pâle du visage et du corps du Christ n’a toujours pas été découverte. Le constat d’un rouissage superficiel des fibres de lin promettait de nouvelles et passionnantes recherches lorsque la datation au carbone 14 déclencha de terribles polémiques.
Parallèlement à ces recherches, de nombreux historiens se sont attachés avec plus ou moins de bonheur à reconstituer l’itinéraire du Linceul, de la Passion en l’an 33 à la première ostension à Turin en 1578.
De la Résurrection jusqu’au transfert solennel du Saint Suaire d’Édesse à Constantinople en 944, il s’écoule neuf siècles, englobant l’ère des persécutions antichrétiennes, la fin de l’Empire romain et les conquêtes musulmanes.
De 944 à la quatrième croisade de 1204, soit pendant trois siècles, l’histoire du Saint Suaire appartient à celle de Constantinople, capitale religieuse de l’empire chrétien d’Orient. Ses églises et ses abbayes abritent les reliques richement ornées de la Passion, de la Vierge Marie, des Apôtres et des saints martyrs, reliques transférées de Jérusalem et de Terre sainte à diverses époques. Le roi Louis VII a vénéré le Saint Suaire en 1147 ; la précieuse relique est montrée au roi de Jérusalem, Amaury, en 1171[1].
Mais de 1204, date à laquelle le Linceul disparaît à Constantinople, jusqu’à sa réapparition à Lirey, près de Troyes, en 1357, il s’écoule un siècle et demi pendant lequel le silence le plus épais recouvre le destin de la relique de la Résurrection.
On sait qu’après le sac de Constantinople, le Saint Suaire se retrouve à Athènes, réclamé en vain par les Grecs, Athènes qui est devenu le fief du chevalier comtois Othon de La Roche.
À l’époque où saint Bernard entrait à Cîteaux, en 1113, de nombreux chevaliers comtois partant aux croisades avaient fondé des abbayes cisterciennes, nécropoles familiales richement dotées en reliques de Terre Sainte : les La Roche-Ray fondent Bellevaux ; les sires de Montfaucon et de Rougemont fondent la Grâce-Dieu ; le comte Renaud III de Bourgogne fonde Cherlieu ; les sires de Salins : Rosières ; les sires de Faucogney : Béthanie ; les sires de Vergy : Theuley ; les sires de Rye : Acey. En tout, une vingtaine de lignées de domini, commandant des châtellenies, et leurs vassaux, des milites dont une partie est inféodée aux grandes abbayes (Lure, Luxeuil et Saint-Claude, qui relèvent de l’Empire). Ces châtellenies, par leurs puissantes forteresses, contrôlent les passages de l’Ognon, du Doubs, de la Saône et de la Loue, sur la route de la Champagne à l’Italie, par les cols de Jougne et du Grand-Saint-Bernard (le col du Saint-Gothard sera ouvert en 1237 seulement). La Comté, marche frontière, fait alors partie du Saint Empire romain germanique fondé par Otton, duc de Saxe, en 962, Otton Ier qui avait été couronné par le pape Jean XII et marié à une princesse de Constantinople.
Besançon est dirigée par un archevêque, prince d’Empire depuis 1043, élu par le clergé de la ville ; il jouit de tous les pouvoirs civils et juridiques, excepté sur les abbayes cisterciennes dont l’indépendance est garantie par une bulle de 1132. Moines et chevaliers sont liés par de complexes liens de parentèle ou de vassalité.
Lorsque la quatrième croisade se prépare en 1203, le duc de Bourgogne, Eudes III, refuse d’y participer. Les Bourguignons mentionnés dans les chroniques furent donc ceux du comté de Bourgogne, c’est-à-dire de la Franche-Comté actuelle, vassaux non du roi de France mais de l’empereur germanique, Henri VI, dont le frère, Philippe de Souabe, avait épousé Irène, sœur d’Alexis Comnène.
Ce dernier demande aux croisés de replacer sur le trône de Constantinople son propre père, le basileus Isaac II Ange, qui a été détrôné par le frère de ce dernier, Alexis Ange. Un accord est conclu, contre espèces sonnantes et trébuchantes, entre Alexis IV, Boniface de Monferrat, Baudoin de Flandres et de Hainaut, Louis de Blois et Hugues de Saint-Pol. Boniface de Montferrat était neveu de deux frères alliés aux Grecs : Rainier de Montferrat (mort en 1183), ancien gouverneur de Thessalonique et époux d’une fille de Manuel Comnène, ainsi que Conrad de Montferrat, époux d’une sœur d’Isaac II Ange.
Mais Isaac replacé sur le trône par les croisés, contre la volonté du pape Innocent III, et le Grec oublieux de ses promesses, puis renversé par Murzuphle, le sac de Constantinople s’ensuivit.
On a beaucoup insisté sur les violences commises. Le schisme grec de 1054 était dans toutes les consciences. Les reliques que les croisés s’empressent de reprendre proviennent de Jérusalem, une Terre Sainte que leurs pères ont reconquise au prix de leur sang. Forts de leur droit, les chevaliers les partagent en deux parts : un quart pour Baudouin, élu par eux-mêmes empereur de Constantinople, et trois quarts pour les Latins et les Vénitiens.
Boniface de Montferrat affirme son indépendance politique en épousant la veuve d’Isaac Ange, fille du roi de Hongrie, tout en se taillant un empire en Macédoine.
Il devient roi de Thessalonique, tandis qu’Othon de La Roche devient duc d’Athènes et Othon de Champlitte, maître de la principauté de Morée ; cinq barons de Dampierre deviennent princes grecs ; Gauthier de Montbéliard épouse la fille du roi de Chypre et Jean de Brienne, fils d’Agnès de Montfaucon-Montbéliard, devient roi de Jérusalem.
Les moines de Bellevaux investissent les abbayes byzantines, celle de Daphni, près d’Athènes, en particulier, où Othon de La Roche fonde sa nécropole. Des évêques latins prennent possession des cathédrales des pays conquis ; on rencontre des dominicains à Thèbes et à Négrepont, des franciscains à Athènes et des Templiers de Besançon à Thèbes. Le concile du Latran en 1215 déclare le Pape chef de tous les patriarches latins d’Orient, concile au cours duquel Innocent III annonce le principe d’une nouvelle croisade fixée au 1er juin 1217 et confiée à Jean de Brienne, roi de Jérusalem.
En 1219 et en 1222, le pape Honorius III qui veut ménager les Grecs, excommunie Othon de La Roche et Geoffroy de Villhardouin.
Guy de La Roche devient mégaskyr d’Athènes lorsque son père Othon meurt en France, en 1234. La seconde épouse d’Othon, Élisabeth de Chappes, décède en Champagne en 1236. Elle était apparentée à l’évêque de Troyes, Garnier de Trainel, qui avait accompagné la quatrième croisade en 1204 et rassemblé, sauvegardé les reliques de la Passion après le sac de la ville[2].
Les saintes reliques de la Passion, engagées auprès des Vénitiens par Baudouin II de Constantinople, à court d’argent, sont achetées par saint Louis en 1239. La Sainte-Chapelle est bénie en 1248, à la veille de la septième croisade où le roi sera fait prisonnier. En 1259, cinq ans après son retour, saint Louis appelle à Paris Guy de La Roche, alors en guerre féodale sur ses terres avec Guillaume de Villehardouin. Guerre intestine fatale : les Francs perdent bientôt la Morée et Athènes, Baudouin II est chassé de Constantinople par les Byzantins, événements bientôt suivis de la chute de Jaffa et d’Antioche, responsables de la huitième croisade et de la mort du roi.
Alors que Guillaume de La Roche gouverne Athènes menacé par ses voisins bulgares, et que les Français et les Aragonais s’entretuent en Sicile, Gauthier de Ray, arrière-petit-fils d’Othon de La Roche et évêque de Négrepont, participe en 1311 au concile de Vienne qui décide de la dissolution de l’ordre du Temple dont le grand maître, Jacques de Molay, et le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, ont été arrêtés six ans auparavant. Les Brienne, derniers descendants des La Roche, s’enfuient du duché d’Athènes qui succombe aux attaques des Aragonais.
Bientôt commence la guerre de Cent Ans marquée par la défaite de Crécy, l’année de la Grande Mort et, en Comté, la guerre féodale entre les barons et le duc-comte de Bourgogne Eudes IV, engagé aux côtés du roi dans la guerre contre les Anglais.
En 1349, un chevalier bourguignon, Geoffroy de Charny, époux de Jeanne de Vergy, descendante d’Othon de La Roche, expose au pape Clément VI qu’il a fondé à Lirey, en l’honneur de la Vierge Marie, et sous le titre de l’Annonciation, une église desservie par cinq chanoines, et demande au Pape que l’église soit érigée en collégiale et que lui et ses successeurs y exercent le jus patronatus. Les travaux de construction commencent en 1353. Des bulles du pape Innocent IV approuvent la fondation et consentent quarante jours d’indulgences à tous ceux qui visiteront l’église aux quatre fêtes principales de la Vierge. L’évêque de Troyes, Henri de Poitiers, bénit la fondation le 28 mai 1356, mais en septembre suivant, Geoffroy de Charny meurt à la bataille de Poitiers avec le connétable Gauthier VI de Brienne, descendant lui aussi des La Roche.
L’année suivante, Jeanne de Vergy organise l’ostension du Saint Suaire à Lirey, alors que le soulèvement fomenté par Étienne Marcel et Charles de Navarre plonge la France dans le chaos.
En 1397, l’antipape Clément VII (Robert de Genève) confirme l’ostension du Saint Suaire à Lirey. Ancien moine bénédictin de l’abbaye de Saint-Claude, il connaît sans doute bien les chevaliers comtois et peut-être aussi l’origine du Saint Suaire.
De plus l’abbaye avait des liens privilégiés avec la Champagne dont plusieurs églises, comme celle de Bar-sur-Aube, lui appartenaient.
Geoffroy II de Charny mourant en 1398, le Saint Linceul revint à sa fille Marguerite, épouse de Jean de Bauffremont. Trois ans après la défaite d’Azincourt où ce dernier trouve la mort, le Saint Suaire est transféré à Saint-Hippolyte, au nord-est de Besançon, possession de Humbert de Villersexel, second époux de Marguerite de Charny. Puis, au prix d’un procès que lui intenteront les chanoines de Lirey, elle cède la précieuse relique à Louis Ier de Savoie en 1452, quelques mois avant la prise de Constantinople par les Turcs.
Conclusion
À cause d’une quasi-homonymie entre le templier Geoffroy de Charnay (exécuté en 1314) et le Bourguignon Geoffroy de Charny (mort au champ d’honneur en 1356), divers historiens anglo-saxons ont engagé l’historiographie dans une impasse. Les Templiers n’ont jamais possédé le Saint Suaire, ni les rois de France, qui ne l’ont jamais exposé à la Sainte-Chapelle.
La filiation par les chevaliers de La Roche est la plus vraisemblable, au vu des indices disponibles, bien qu’un silence de 150 ans reste difficile à expliquer (il le reste aussi, d’ailleurs, dans toutes les autres hypothèses). Les reliques de la Passion ayant été préservées lors du sac de Constantinople, le Linceul a-t-il été volé en connaissance de cause ? Ceci est peu probable. Comme la sainte relique était conservée pliée en huit dans un coffret précieux, Othon de La Roche a pu la joindre à son butin sans connaître sa véritable nature, qui se révéla à lui plus tard, une fois installé à Athènes, d’autant que Daphni, qu’il choisit pour sa nécropole, est ornée d’un magnifique Christ Pantocrator, image fidèle du visage du Linceul. A-t-il songé à rendre publique sa prise au risque de déclencher d’inévitables revendications en restitution ? Mais à qui remettre la précieuse étoffe, dans la logique féodale de l’époque ? À Montferrat ou à Baudoin, dont il n’est pas l’homme lige, à l’empereur germanique, ou encore à un Pape, mais qui aurait alors rendu la relique aux Grecs ?
Pour Othon de La Roche, engagé comme il était dans une guerre de conquête dont la réussite ne se dessinait pas encore, il était plus simple de surseoir à ce problème.
Est-il revenu finir ses jours en Comté, dans les années 1230, avec le Linceul, ou l’avait-t-il laissé à son fils ? Guy de La Roche vient à Paris en 1259, appelé par saint Louis. Il visite probablement la Sainte-Chapelle et garde le silence. N’étant pas vassal du roi de France, il n’était pas obligé de révéler l’existence du Linceul, que celui-ci fût au château de Ray ou à Athènes.
La collégiale de Lirey n’a pas été érigée pour le Linceul. Celui-ci n’y apparaît qu’après la mort de Geoffroy de Charny, c’est-à-dire par l’intermédiaire de sa veuve, descendant, comme le connétable Gauthier VI de Brienne, d’Othon de La Roche. Il est vraisemblable que tant de malheurs, aussi bien en Grèce qu’en France (le massacre des chevaliers en Morée, la guerre anglo-française, le grand schisme papal d’Occident et les luttes féodales en Comté), ont amené Jeanne de Vergy à rompre enfin un lourd secret, à engager un acte de réparation, un acte expiatoire pour les défunts de sa famille.
À Besançon, la procession d’un sudarium aux matines de Pâques, en 1253, est mentionnée par les historiens du XVIe siècle et suivants[3], puis en 1349 lors de l’incendie de la cathédrale Saint-Étienne où il était conservé. Alors que le Linceul de Lirey est exposé dans la sainte chapelle de Chambéry, le saint suaire de Besançon fait l’objet chaque année à Pâques d’une ostension au cours d’un Mystère de la Résurrection, sous l’autorité de l’archevêque, Antoine de Vergy. Le concile de Trente, mis en œuvre en Comté par Philippe II de Habsbourg, a réaffirmé le bien-fondé de la vénération des reliques. L’empereur fit réaliser plusieurs copies sur des toiles qui avaient été étendues sur l’original. Le contact avec le Linceul sacré donnait à la copie rang de relique. Le saint Suaire de Besançon était vénéré comme vraie relique : François de Sales s’inclina devant, alors qu’il connaissait le Linceul de Turin.
D’après les descriptions que nous en connaissons, ce suaire (détruit à la Révolution), était sans doute une copie très ancienne, probablement offerte par Othon de La Roche lorsqu’il revint au pays. À l’époque où, duc d’Athènes, il avait la faculté de demander aux artisans de Thèbes, fameux pour la confection de soieries somptueuses, la possibilité de reproduire sur un lin grandeur nature la silhouette jaune pâle et les taches de sang du Linceul. Détail intéressant qui n’a jamais été relevé : d’après les dessins qui nous sont parvenus, le saint suaire de Besançon est le seul à représenter le Christ nu alors que les copies réalisées d’après Turin le représentent toutes les reins voilés.
[1] André-Marie DUBARLE op., Histoire ancienne du linceul de Turin, Paris, O.E.I.L, en 2 vol. : 1985 et 1999.
[2] Jean GIRARD, La Roche et l’épopée comtoise de Grèce, L’Atelier du grand Tétras, 1998.
[3] Louis GOLLUT, Jean-Jacques CHIFFLET, François Ignace DUNOD de CHARNAGE.