Partager la publication "Dieu a-t-il créé le ciel et la terre ?"
Par Tassot Dominique
Résumé : Lorsqu’on isole le premier verset de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », il en ressort une idée de Création si vague que toutes sortes de visions du monde s’y prêtent, notamment celle d’un univers qui, au fur et à mesure, se complexifierait et se perfectionnerait à partir d’un lointain Big bang initial. Mais l’unité d’inspiration de l’Écriture veut que chaque passage soit interprété à la lumière de tous les autres ; c’est le « sens plénier ». On découvre alors que l’idée biblique de Création fait de tous les êtres qui nous entourent – inertes ou vivants, corporels ou spirituels – autant de « créatures », autant de formes portées à l’existence par une intention spécifique du Créateur. Dieu a certes créé le ciel, mais avec toutes ses « armées » angéliques et tous ses astres. Il a certes créé la terre et la mer, mais avec tout ce qu’elles contiennent, « pour toujours et à jamais, sous une loi qui jamais ne passera » (Ps 148, 6).
La question peut sembler incongrue dans des sociétés marquées par la Bible1, puisque le premier verset de la Genèse l’énonce en toute clarté (à ce point qu’on n’y relève aucune variante notable entre les traductions classiques, fait remarquable et peut-être unique) : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1, 1). Mais si l’on passe aux interprétations qui sont données de ce verset, le consensus disparaît quant à chacun des trois substantifs : commencement, ciel, terre. La vague idée générale qui subsiste chez la plupart des commentateurs et des prédicateurs, la seule compatible avec l’actuelle vision scientifique du monde, se résume à la « chiquenaude initiale » de Descartes : à un moment donné, très reculé dans le temps, Dieu a lancé dans l’existence ce cosmos auto-évolutif dans lequel, un beau jour, un hominidé mutant a pris conscience de lui-même puis, des centaines de milliers d’années plus tard, s’est forgé le concept d’un Être supérieur aux choses qui l’environnaient.
Cette perspective est sans doute actuellement très majoritaire en Occident, puisque les athées et les croyants la partagent, la différence consistant en ceci que, pour les athées, l’idée de Dieu est une fiction, tandis que, pour les croyants, existe bel et bien un Être réel avec lequel, à l’occasion, il est possible de communiquer par la pensée, l’adoration ou la prière.
Mais une différence de cette sorte, si importante fût-elle pour la vie intérieure, demeure inessentielle quant au monde objectif. Comme l’écrivait le chanoine Georges Lemaître, l’inventeur du Big bang2, à propos de l’univers et du début de son évolution : « Dans la conception de la physique moderne et dans la théorie actuelle […], ce début est parfaitement simple, insécable, indifférenciable, atomique au sens grec du mot3. Le monde s’est différencié au fur et à mesure qu’il évoluait. Il ne s’agit pas du déroulement, du décodage d’un enregistrement ; il s’agit d’une chanson dont chaque note est nouvelle et imprévisible. Le monde se fait et il se fait au hasard4 » (souligné par nous).
Ainsi pour Georges Lemaître le « commencement » est-il un point dans la durée, et ce que les Hébreux désignaient par l’expression englobante « les cieux et la terre » n’est autre que l’univers initialement inerte des astrophysiciens.
Il est difficile de s’écarter davantage du concept biblique de création ! D’une part, le « commencement » n’est pas un point mais une durée. Il suffit pour le deviner de noter qu’en hébreu, dans le premier mot de la Bible : Be-réchit (« Au commencement »), la première lettre, B, est une préposition qui signifie « par, avec, dans, à l’intérieur de ». Une confirmation, qui devrait faire autorité, nous est donnée par Jésus-Christ lui-même à propos de la répudiation : « Au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme » (Mc 10, 6 // Gn 1, 27).
Il est donc clair que pour le fondateur du christianisme [qui, par ailleurs, est aussi Celui par qui, en qui et pour qui tout a été fait : Jn 1, 3 ; Col 1, 16, donc bien placé pour commenter la Genèse5], le « commencement » est cette période des Six Jours, souvent nommée Hexaméron6, durant laquelle l’Ouvrier divin réalise son œuvre propre : la Création, entendue ici non comme un acte ponctuel de production ex nihilo, mais comme le résultat concret, l’œuvre accomplie, celle dont il est dit à chaque étape : « Et cela était bon », puis, au terme du Sixième Jour : « Et cela était très bon », c’est-à-dire complet, achevé, parfait (Gn 1, 31).
D’autre part, Dieu, dans la Bible, ne crée pas simplement le ciel et la terre, mais « le ciel et la terre avec tout ce qu’ils contiennent ». Dieu ne crée au Commencement ni un « atome primitif », ni un paquet de particules destinées à s’agglomérer pour former par la suite les corps célestes ou terrestres, mais il crée des créatures [ce devrait être un pléonasme de l’écrire !], c’est-à-dire des êtres inertes ou vivants, corporels ou spirituels (les anges), à l’état achevé, adulte, complet (qui seul d’ailleurs justifie et permet leur existence). Innombrables sont les versets qui développent cette vérité :
« À voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,
La lune et les étoiles, que tu fixas » (Ps 8, 4).
« À YHWH la terre et sa plénitude,
Le monde et tout son peuplement.
C’est lui qui l’a fondée sur les mers,
Et sur les fleuves l’a fixée » (Ps 24, 1-2).
« À toi le ciel, à toi aussi la terre,
Le monde et son contenu, c’est toi qui le fondas ;
Le nord et le midi, c’est toi qui les créas,
Le Tabor et l’Hermon à ton nom crient de joie » (Ps 89, 12-13)
« Tu m’as réjoui, YHWH, par tes œuvres,
Devant l’ouvrage de tes mains, je m’écrie :
“Que tes œuvres sont grandes, YHWH,
Combien profonds tes pensers !” » (Ps 92, 5-6)7
Ce que le psalmiste a ici en vue ne peut être ni le Big bang ni même le tohu et bohu, la terre « vide et vague » du Jour Un, il s’agit bien des admirables êtres achevés qui l’entourent, avec cette idée fondamentale que chacun de ces « étants » correspond à une pensée divine.
« Louez-le, tous ses anges,
Louez-le toutes ses armées8 !
Louez-le, soleil et lune,
Louez-le, tous les astres de lumière,
[…] Lui commanda, eux furent créés ;
Il les posa pour toujours et à jamais,
Sous une loi qui jamais ne passera » (Ps 148, 2-6).
Outre les deux précisions utiles que les anges font bien partie de la création (même s’ils ne sont pas mentionnés explicitement dans le premier chapitre de la Genèse), et que Dieu crée ex nihilo, c’est-à-dire par sa Parole, sans donc dépendre d’un matériau initial qu’il ne ferait qu’agencer ou transformer, est énoncée ici l’idée clef d’une stabilité de la création : stabilité dans l’être (« pour toujours et à jamais »), stabilité de fonctionnement (« sous une loi [pérenne] »).
Or, telle est bien l’idée majeure qui permit la naissance et la fécondité de la science européenne (laquelle deviendra ainsi ce qu’on appelle aujourd’hui la science), idée biblique qui avait manqué à la Grèce comme à la Chine : celle d’un Législateur suprême et universel, donc celle de lois régissant la nature entière comme les lois de la cité gouvernent ses habitants. Le principe selon lequel les mêmes lois opèrent dans tout l’univers, principe indispensable à l’astrophysique, en découle immédiatement.
Conformément à cette stabilité des lois, la vision biblique du monde affirme l’existence d’un ordre dans l’univers : chaque chose s’y trouve à sa place, et ce, non pas au terme d’un long processus tâtonnant, mais d’emblée, dès sa création :
« Lorsqu’au commencement Dieu créa ses œuvres,
sitôt faites, il leur attribua une place.
Il ordonna ses œuvres pour l’éternité,
Depuis leurs origines jusqu’à leurs générations lointaines » (Si 16, 26-27).
La notion de génération nous invite à donner une importance et une place toute particulière aux êtres vivants. Ces créatures exercent en effet un pouvoir étonnant, celui de se reproduire, de donner naissance à d’autres êtres semblables – et ce, non depuis une lointaine réaction biochimique que les savants athées s’efforcent en vain de simuler, mais depuis leur création initiale directe au sein des « armées » divines :
« C’est toi, YHWH, qui es l’Unique !
Tu fis les cieux, les cieux des cieux et toute leur armée,
La terre et tout ce qu’elle porte,
Les mers et tout ce qu’elles renferment.
C’est toi qui leur donnes vie à tous
Et l’armée des cieux devant toi se prosterne » (Ne 9, 6).
Si chaque créature a sa place précise dans un univers ordonné et stable, c’est donc bien que tous les actes créateurs furent portés par une intention divine. Dans cet univers cohérent, tout ce qui est a ainsi sa raison d’être, en particulier la terre :
« C’est lui qui est Dieu, qui a modelé la terre et l’a faite,
C’est lui qui l’a fondée ;
Il ne l’a pas créée vide,
Il l’a modelée pour être habitée » (Is 45, 18).
Que l’univers, et tout spécialement la terre, aient l’homme pour finalité immédiate est une vérité que de grands savants ont retrouvée d’eux-mêmes sans devoir attendre le « principe anthropique9 ». Le fondateur de l’océanographie, Maury, écrivait :
« En observant le fonctionnement et en étudiant les fonctions des différentes parties de la machinerie maintenant le monde en ordre, nous devrions toujours nous rappeler que tout a été fait pour son objectif, qu’il a été conçu selon un projet et organisé pour faire du monde tel que nous le voyons un endroit habitable par l’homme. Aucune autre hypothèse ne permet au chercheur d’acquérir une connaissance utile des propriétés physiques de la mer, de la terre et de l’air. »
« Les habitants de l’océan ne sont pas moins les créatures du climat que ceux de la terre ferme. Car la même main toute-puissante, qui orne le lis et prend soin du moineau, façonne aussi la perle et nourrit la grande baleine. Qu’ils soient de la terre ou de la mer, les habitants sont tous Ses créatures, sujets de Ses lois et agents de Son économie. Nous en déduisons que la mer a ses fonctions et devoirs à remplir ; de même, ses courants et aussi ses habitants. Par conséquent, celui qui entreprend de l’étudier doit cesser de la regarder comme un gaspillage d’eaux. Il doit la regarder comme un rouage de la délicate machinerie préservant les harmonies de la nature ; alors, il commencera à percevoir le déploiement de l’ordre et les preuves d’intention qui en font un magnifique sujet de contemplation. »
Et lord Kelvin (J. J. Thompson), un des grands noms de la thermodynamique, affirmait dans le même sens : « La terre est un habitacle conçu pour l’homme. »
Cette évidence de la finalité, dans la perspective biblique d’une création par l’Intelligence divine10, révulse tout naturellement les athées. Car alors l’homme n’est plus libre d’inventer sa fin, de retailler son destin ou de retoucher le Décalogue ! Mais il est navrant de voir tant de chrétiens, suggestionnés par les programmes scolaires et les médias, troquer la riche, subtile et rationnelle idée de Création pour le mythe des origines selon la science : mythe plat, réducteur et faux. Non, Dieu n’a pas créé un ciel et une terre à l’état brut, il a créé « toutes choses, dans les cieux et sur la terre » (Col 1, 16), il a créé l’univers que nous connaissons, avec tous ses habitants, visibles et invisibles, connus ou inconnus (de nous), univers destiné à être contemplé par l’homme afin que par celui-ci, seule créature à la fois corporelle et spirituelle, remonte vers le Créateur, non quelque vague signe amical, mais la louange qui lui est due et nulle autre, celle que lancent les vingt-quatre Vieillards en se prosternant devant le trône sur lequel siège le Dieu trois fois Saint : « Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance, car c’est vous qui avez créé toutes choses, et c’est à cause de votre volonté qu’elles ont eu l’existence et qu’elles ont été créées » (Ap 4, 11).
1 Nous y incluons donc les pays musulmans, les réminiscences bibliques étant fréquentes (et fondamentales, bien que déformées) dans le Coran.
2 Qu’il nommait « atome primitif ». Mgr Lemaître (1894-1966) fut membre, puis président de l’Académie pontificale des sciences en 1960. On peut visiter son bureau à l’Université catholique de Louvain.
3 Étymologiquement « a-tome » : « in-sécable », α, a- (alpha privatif), ó, tomos, « portion coupée »,du verbe , témnô, « couper ».
4 Cité par Dominique LAMBERT, Un atome d’univers. La vie et l’œuvre de Georges Lemaître, Bruxelles, Éd. Lessius, 2000, p. 316.
5 Loin de nous l’idée d’insérer ici un trait d’humour mal placé ! Il est tragique, en réalité, de voir les exégètes écarter sans scrupules les paroles de Jésus-Christ à l’exception de rares ipsissima verba, ces quelques paroles dont ils ont décidé qu’Il les avait effectivement prononcées. Ses autres paroles seraient, comme la plupart des textes évangéliques, une fabrication des communautés chrétiennes du Ier siècle pour justifier leur foi. Mais alors, comment serait apparu le contenu de cette foi ? Quel génie l’aurait élaboré ?
6 Par simple transcription du grec εή «[période] de six jours », les premiers Pères de l’Église étant familiers de la Septante.
7 Voir aussi Ps 104, 24.
8 Ces « armées » dont la mention revient souvent, associée au ciel ou à la terre, sont précisément les bataillons serrés des créatures divines, soit célestes, soit terrestres, soit visibles, soit invisibles (les anges). Cf. le Credo.
9 Proposé par Brandon CARTER en 1974, ce « principe » (qui est plutôt une induction qu’un véritable principe), affirme que les lois de la physique et les grandeurs exactes des constantes sont sujettes à un nombre étonnamment important d’ajustements fins, sans lesquels l’émergence de structures biologiques complexes n’aurait jamais pu se produire dans l’univers.
10 Agir intelligemment, c’est agir en vue d’une fin.