Partager la publication "Pourquoi le CEP ?"
Par Tassot Dominique
Résumé : Un quart de siècle a passé depuis le lancement de cette revue. Il est donc à propos, en mettant les points sur les « i », d’expliciter les pensées qui aboutirent à ce titre. Le contexte viticole fait, bien sûr, allusion au verset de l’Évangile johannique magnifiant le lien entre la vigne, avec son plant et son tronc nouricier, et les sarments que nous sommes (Jn 15, 5). Mais Jésus dit, quelques versets plus loin : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire ! » Et l’Apôtre abonde en ce sens en qualifiant le Christ de « Tête » et de « Chef » établi sur toutes choses autant que sur nous tous. La laïcisation de la science se présente alors comme un profond dérèglement de la pensée et une impasse improductive pour une société qui attend de cette « science » un salut qu’elle ne peut donner.
Le titre de cette revue, sous un regard rapide, évoque la vigne et l’on pourrait s’attendre à y découvrir des recettes viticoles ou des secrets de vigneron. Mais la couverture vient aussitôt corriger cette première impression. D’une part, une anomalie orthographique apparaît : si ce titre était, comme souvent, le simple acronyme de l’association qui édite la revue, un « S » final devrait s’y trouver, le S du mot science dans le nom « Centre d’études et de prospective sur la science ». D’autre part, figure en exergue une citation de l’épître aux Éphésiens, montrant bien qu’il ne s’agit pas ici spécifiquement de viticulture : « Tout reconsidérer dans le Christ ». S’ouvre alors devant l’esprit le contexte véritable : des considérations sur la science, certes, mais faites selon une vision du monde où la dimension religieuse retrouve toute sa place. Dans notre société laïcisée, ce trait est bel et bien original. Une anecdote va le montrer. Il y a un tiers de siècle, l’auteur de ces lignes se présentait au siège de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle), alors en plein Paris, pour déposer le titre d’une revue. Ces démarches se font aujourd’hui à distance, sans contact personnel. À l’époque, un spécialiste en propriété industrielle examinait la demande pour s’assurer que l’invention ou le titre pouvait être déposé et ainsi protégé contre toute imitation ou plagiat, volontaire ou involontaire. Une jeune femme très aimable me reçut donc et je lui exposai ma demande : enregistrer le titre « science et foi ». Elle dit aussitôt : « Êtes-vous médecin ? » Elle avait compris qu’il s’agissait de « science et foie ».
Je dus la détromper en expliquant qu’il n’y avait pas de « e » final, qu’il s’agissait de « foi » (F-O-I). Réponse : « Ça, c’est original ! Il n’y aura aucun obstacle au dépôt du titre. » Les mots usuels, les mots du dictionnaire, en effet, ne peuvent être appropriés par un déposant qui s’en réserverait l’usage. Il faut donc produire une association rare pour justifier une demande de protection. En l’occurrence, donc, pour cette spécialiste, vouloir relier de quelque manière le domaine scientifique et le domaine religieux sortait vraiment de l’ordinaire (ou plutôt de son ordinaire). Elle manifestait par là son ignorance des fondements de la science européenne : ni Descartes, ni Newton ni Leibniz n’auraient imaginé une telle dissociation !
Le CEP rame donc à contre-courant de la pensée contemporaine, en France plus encore peut-être qu’ailleurs, en récusant le laïcisme explicite, qui régit les médias ou les programmes scolaires et domine les esprits, y compris chez ceux que leur foi personnelle devrait prévenir contre cette vivisection de l’intellect.
Une remarque s’impose ici : le verset 10 du premier chapitre de l’Épître aux Éphésiens est généralement traduit « tout restaurer dans le Christ », par décalque sur le latin de la Vulgate : instaurare. Entre « instaurer » et « restaurer », une nuance se laisse entrevoir. Certains voudront se référer aux temps de chrétienté, considérant que les mille ans qui séparent l’acceptation du christianisme par les empereurs romains et la renaissance du paganisme dans les arts et les pensées, ont sécrété l’instauration progressive d’un mode de vie spécifique (avec ses rapports sociaux, ses normes politiques, ses formes cultuelles, ses innovations techniques1) où chaque personne humaine trouvait sa place (« ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens… »), où l’univers environnant était vu comme la Création : un ensemble de « créatures », autant d’êtres dont l’existence ou la finalité relève de l’Intelligence toute-puissante qui les a voulues in principio. Une science laïcisée aurait alors été perçue comme absurde : comment prétendre comprendre quoi que ce soit en faisant comme si Dieu n’existait pas, en écartant le grand facteur explicatif, la source première d’intelligibilité ? Un Dieu qui, il est vrai, n’est pas le démiurge besogneux des Anciens, pressé de retrouver le calme de son nirvana, mais un père aimant, attentif aux pas maladroits d’enfants trébuchant sans cesse sur une terre dont la belle ordonnance a été dérangée post principium.
C’est sans doute à cette cité cohérente en acte que pensait Pie X en faisant de ce verset (« tout restaurer dans le Christ ») un programme aussi bien politique que religieux. Comment ne pas voir, en effet, les apports majeurs pour l’humanité qui ont surgi durant ce millénaire médiéval : la distinction (pour unir, et non la séparation qui divise) des « deux glaives » permettant un équilibre entre l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel avec, comme conséquences : les trêves annuelles dans la conduite des guerres2, le drapeau blanc, les lieux-refuge pour les coupables, les hospices, les écoles populaires et les Universités3, un droit universel de propriété – y compris pour les serfs –, l’autonomie économique et fiscale de chaque « foyer »4, la cohérence de vie (tant individuelle que collective) permise par une morale absolue régie par le Décalogue, etc.
L’on comprend alors pourquoi Pie X pouvait affirmer placidement, contre les rêveries démocrates-chrétiennes du Sillon : « Non, la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique5. »
Or, minée par le « vers rongeur »6 du paganisme renaissant tout en poursuivant par inertie sur sa lancée, cette chrétienté – qui, ouverte à la diversité, avait vocation à l’universalité – s’est mitigée et abâtardie en « civilisation occidentale », faisant de la technologie l’indice du « développement » et muant, chez les dirigeants, la conscience de leurs charges et de leur responsabilité en un vague sentiment élitiste de supériorité, s’autorisant ainsi des honneurs sans toujours avoir été à la peine.
Au point de destruction du tissu social et de corruption des élites où nous sommes rendus aujourd’hui, ayant perdu de vue jusqu’au concept d’une « nature » des choses ou de l’homme, « tout instaurer » ou « tout restaurer » dans le Christ devient synonyme et constitue à la fois l’horizon et le programme élémentaire des cellules et des organes de nos sociétés, tant pour le spirituel que pour le temporel.
Mais la citation de saint Paul mise en épigraphe sur la couverture du Cep, si elle y fait allusion, est en réalité autre : « tout reconsidérer dans le Christ. » Il existe une raison à cela. Le CEP n’a pas l’ambition de transformer directement la société comme le ferait un acteur politique : il n’en aurait d’ailleurs pas les moyens et le but est tout autre. Il veut constituer un « réservoir pour penser », selon l’expression anglaise7, laissant chacun libre d’en appliquer ou d’en exploiter certaines idées là où il se trouve, selon la mission impartie par la Providence. Entre le classique « restaurer » et nôtre « reconsidérer », il y a ainsi plus qu’une nuance, et certains pourraient croire à une faute de traduction. Or saint Paul, en Ep 1, 10, n’a pas écrit en latin, mais a employé le grec ἀνακέφαλαιωσασθαι anaképhalaïôsasthaï qu’il s’agit de rendre au mieux. Le préfixe ἀνα ana indique une ascension, une tension vers le haut ; la racine κεφαλή képhalê renvoie à la tête, au cerveau, au chef, donc aux pensées. Loin d’être forcé ou tiré par les cheveux8, le sens « reconsidérer » figure dans les dictionnaires pour le verbe ἀνακεφαλαιόω anaképhalaïoô, comme aussi « récapituler, rassembler, prendre en bloc », suivant le classique Bailly. Une fois établie sa légitimité, reste à en développer l’idée.
Il s’agit de considérer toutes choses en référence au Christ, ce Verbe par qui et en qui tout a été fait. Il s’agit d’observer toutes choses à la lumière de Celui « qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il s’agit de com-prendre, de relier ensemble, les choses observées pour en saisir la vérité en les raccordant à Celui qui est la vérité (Jn 14, 6).
C’est une démarche naturelle et simple de l’intelligence (du latin inter « entre » et legere « cueillir, choisir, lire ») ; d’ailleurs le père jésuite Thomas note à ce propos : « Toute connaissance est un don rendu possible par ce qu’Il est. Cela est valable non seulement pour les chrétiens mais aussi pour tout homme car Dieu éclaire ainsi toutes ses créatures.9 »
Cet accent mis sur le chef, la tête, ne doit pas être vu comme une privation, comme excluant ce qui n’est pas proprement cérébral. La tête d’un arbre est le prolongement vertical du tronc, le haut-lieu où aboutit la sève, lieu distinct des branches mais nullement séparé d’elles. Quand Jésus-Christ affirme : « Je suis le cep et vous êtes les sarments », rien ne manifeste mieux l’union substantielle qui devrait relier la pensée divine et nos tentatives pour penser par nous-mêmes. Si le cerveau concentre les synapses neuronales, la pensée n’y est pas localisée même si elle provoque une activité cérébrale mesurable. Les Grecs l’associaient au cœur10 en tant que siège de l’intellect comme des sentiments, et les Chinois insèrent le pictogramme du cœur (sin) dans les divers idéogrammes désignant les opérations de la pensée. Les scribes hébreux faisaient de même11, en employant le mot לב lèv, « cœur ». En témoignent bien des expressions bibliques :
« Mon cœur délivrera des paroles de science » (Jb 33, 3) ; « Cœur intelligent recherche le savoir » (Pr 15, 14) ; « Le cœur du sage rend sa bouche avisée » (Pr 16, 23) ; « L’homme prudent médite en son cœur les paraboles » (Si 3, 29) ; « La racine des pensées, c’est le cœur » (Si 37, 17), etc. De tels versets inspirés, et il en existe beaucoup d’autres semblables, nous manifestent l’étroite liaison entre les sentiments, la volonté et la pensée méditée, ce que notre expression « apprendre par cœur », c’est-à-dire intérioriser et mémoriser, signale également.
Ainsi les cœurs droits font les pensées justes et, inversement, les cœurs fourbes font les pensées tordues. C’est pourquoi le P. Leonardo Castellani, dans son commentaire sur l’Apocalypse, note que les grandes erreurs doctrinales, les hérésies, sont toujours associées à des écarts de conduite morale.
Ce lien entre le « cœur » et le « cerveau », qui répugne à notre mentalité laïciste12, conteste aussi la manière dont fonctionnent les organismes dédiés à l’enseignement et à la recherche. Nous en voulons pour preuve que les pensées nouvelles, les grandes inventions, ne procèdent jamais d’un raisonnement déductif mais d’une mystérieuse intuition, actrice donc d’une inspiration divine. Et « l’Esprit souffle où il veut » (Jn 3, 8). Il ne faut donc pas déplorer la stérilité actuelle des intelligences. Sous un fourmillement d’applications pratiques toujours plus perfectionnées, rares sont les découvertes fondamentales qui renouvelleraient les sciences, les arts ou la pensée. L’illusion de pouvoir connaître en vérité, sans nommer ni invoquer la Cause première créatrice et ordonnatrice des choses, constitue déjà un désordre intellectuel majeur. Les physiciens – et ce ne sont pas les seuls – ont cru se débarrasser de la vérité, de la référence à la vérité et de sa recherche, en inventant la théorie du « modèle » : on lance des hypothèses, on fourbit des équations, puis l’on voit si « ça marche » ! Tel est le terme ultime de nos ambitions intellectuelles, ou plutôt telle est l’impasse où se précipitent en bataillons serrés ces chercheurs dont il est dit qu’ils constituent 95 % de tous les scientifiques ayant œuvré depuis l’origine de l’humanité !
Mais, ici, le nombre ne compte pas plus que les milliers de guerriers dont Gédéon ne retint que trois cents pour vaincre les Madianites (Jg 7, 6).
Contrairement aux apparences le scientisme n’est pas mort, si l’on définit ainsi l’orgueil intellectuel où se complaît le savant prétendant à l’autarcie intellectuelle, jaloux de découvrir par ses seuls efforts ce qu’il a décidé de trouver. Or, « sans Moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5).
Il aura donc fallu attendre notre époque dévoyée pour imaginer qu’une science véritable pût être dissociée de la sagesse. La citation de l’Épître aux Éphésiens nous invite à un recul critique vis-à-vis d’une science fière de s’être élaborée sans référence à la sagesse de Celui qui, à douze ans, étonnait déjà les docteurs juifs, maîtres du savoir, « stupéfaits de son intelligence » (Lc 2, 47).
1 Se rapporter à la liste des inventions techniques majeures réalisées entre le VIe et le XVe siècle, qui ont permis à l’historien Jean Guimpel de parler de « révolution industrielle ». Cf. D. TASSOT, « Faudrait-il en revenir au Moyen Âge ? », Le Cep n°59, mai 2012, p. 4-8.
2 À l’opposé des récentes guerres mondiales, menée jusqu’à la capitulation sans conditions du vaincu, la dernière de ces guerres ne débouchant même pas sur un traité de paix.
3 Dont le nom même indique qu’elles échappaient à la justice royale, étant placées sous la tutelle de l’Église. Il y avait là l’intuition que le travail intellectuel demande une liberté de parole et d’action que les intérêts immédiats et les enjeux de pouvoir doivent respecter. Le présent asservissement des métiers libéraux (pensons aux médecins et aux chercheurs, tenus par des règles administratives ou financières…) en démontre plus que jamais le bien-fondé.
4 On disait alors « feu », réalité concrète dont fut tiré le mot « foyer ». Que chaque famille nucléaire ou élargie puisse ainsi jouir des surplus engendrés par son activité propre, constitue un stimulant économique puissant, qui manque aux sociétés claniques ou socialistes.
5 Lettre sur Le Sillon, 25 août 1910.
6 Il faut reconnaître ici la lucidité de l’abbé GAUME qui, dans son ouvrage Le Ver rongeur des sociétés modernes, ou Le paganisme dans l’éducation (Paris, Gaume frères, 1851), sut montrer comment l’enseignement acritique et même déférent des auteurs païens fit le lit des philosophes des Lumières et de la Révolution dite française.
7 Think tank, disent-ils, mais en cantonnant ces cercles à une réflexion politique utilitaire, ce qui est encore une forme de vivisection intellectuelle.
8 Notons que la racine KPL du mot cheveu, capillus en latin, moyennant l’alternance classique entre les labiales B, F ou P, rattache capillus à kèphalè : la chevelure est ce qui orne la tête.
9 J.-F. THOMAS, Automne, Versailles, Via Romana, 2022, p. 57.
10 Désigné comme le thymus : thymos, et distingué du siège de la circulation sanguine : kardia.
11 Ce lien oublié entre le cœur et le cerveau explique peut-être pourquoi, vers 1880, une Galloise, Teresa Higginson, reçut la mission de faire établir une dévotion spécifique au Chef Sacré de Jésus comme siège de la Divine Sagesse, pour compléter celle, alors déjà bien répandue, au Sacré-Cœur. C’est d’ailleurs en la fête du Sacré-Cœur, en 1879, que la stigmatisée Servante de Dieu sut que la nouvelle dévotion serait « le remède à l’orgueil intellectuel, grand mal de notre temps et cause de l’infidélité » (cf. Message de Notre-Seigneur à Teresa Higginson (1844-1905), 40 300 Cagnotte, Centre Sagesse, p. 6).
12 Le Dr Philippe LORON, neurologue, en son livre La Révélation cérébrale (Sainte-Luce-sur-Loire, Éd. Bookelis, 2022), explique qu’il y a osmose entre le cœur et le cerveau humain. La présence d’un « cœur » au sein du cerveau permet l’interface entre le corps et l’esprit par le biais des émotions, de l’amour.